« Connaître sert beaucoup pour inventer. » (Mme de Staël)

La Loreley - Apollinaire

La Lorelei

La Lorelei (Edward Jakob von Steinle, 1864)

Commentaire de « La Loreley » (Guillaume Apollinaire, Alcools)

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À Bacharach il y avait une sorcière blonde
Qui laissait mourir d'amour tous les hommes à la ronde

Devant son tribunal l'évêque la fit citer
D'avance il l'absolvit à cause de sa beauté

O belle Loreley aux yeux pleins de pierreries
De quel magicien tiens-tu ta sorcellerie

Je suis lasse de vivre et mes yeux sont maudits
Ceux qui m'ont regardée évêque en ont péri

Mes yeux ce sont des flammes et non des pierreries
Jetez jetez aux flammes cette sorcellerie

Je flambe dans ces flammes ô belle Loreley
Qu'un autre te condamne tu m'as ensorcelé

Évêque vous riez Priez plutôt pour moi la Vierge
Faites-moi donc mourir et que Dieu vous protège

Mon amant est parti pour un pays lointain
Faites-moi donc mourir puisque je n'aime rien

Mon cœur me fait si mal il faut bien que je meure
Si je me regardais il faudrait que j'en meure

Mon cœur me fait si mal depuis qu'il n'est plus là
Mon cœur me fit si mal du jour où il s'en alla

L'évêque fit venir trois chevaliers avec leurs lances
Menez jusqu'au couvent cette femme en démence

Va-t’en Lore en folie va Lore aux yeux tremblant
Tu seras une nonne vêtue de noir et blanc

Puis ils s'en allèrent sur la route tous les quatre
La Loreley les implorait et ses yeux brillaient comme des astres

Chevaliers laissez-moi monter sur ce rocher si haut
Pour voir une fois encore mon beau château

Pour me mirer une fois encore dans le fleuve
Puis j'irai au couvent des vierges et des veuves

Là-haut le vent tordait ses cheveux déroulés
Les chevaliers criaient Loreley Loreley

Tout là-bas sur le Rhin s'en vient une nacelle
Et mon amant s'y tient il m'a vue il m'appelle

Mon cœur devient si doux c'est mon amant qui vient
Elle se penche alors et tombe dans le Rhin

Pour avoir vu dans l'eau la belle Loreley
Ses yeux couleur du Rhin ses cheveux de soleil

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   Depuis Homère et L’Odyssée, les sirènes font partie d’un certain inconscient collectif, figures mythologiques, à la fois poissons et femmes, dont le charme vénéneux attire les marins afin de les entraîner dans les profondeurs marines. Poètes et écrivains se sont emparés de cette image symbolique.  Andersen, dans son conte La petite Sirène (1837), en a donné une figure plus humaine ; Clemens Brentano, poète rhénan, utilise la légende dans l‘un de ses poèmes et l’insère également dans l’un de ses romans ; Heine, avec son poème Die Lorelei (1824), en fait une nixe[1] cruelle des bords du Rhin. Quant à Apollinaire, il transcrit le poème à sa manière, La Loreley, héroïne d‘un des neuf poèmes du cycle des « Rhénanes », inclus sans son recueil Alcools[2].

  L’Allemagne n’est pas indifférente à Apollinaire puisqu’il y séjourne quelque temps, de mai 1901 à août 1902, en tant que précepteur de la fille d’une vicomtesse allemande ; entiché de traditions, il s’intéresse au passé légendaire du pays puis tombe amoureux de la gouvernante anglaise de la fillette, la revoit à Londres mais son départ pour l’Amérique met fin à leurs relations. Cet amour malheureux est donc, entre autres, à l’origine du cycle rhénan, dont La Loreley[3] est le poème central.

   On peut donc se demander de quelle manière Apollinaire modernise le mythe légendaire afin de se l’approprier. Notre réflexion s’ordonne autour de trois axes : un conte du temps passé, une héroïne ambigüe et un amour dramatique.     

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   Le poème s’organise comme un récit linéaire de dix-neuf distiques, sans ponctuation ni point final, aux rimes suivies, sensibles davantage à l’ouïe qu’à la vue, comme dans un conte. Le premier vers dresse le lieu, le personnage principal et l’action, en manière d’introduction, semblable en cela au « Il était une fois » des légendes, situation initiale du schéma quinaire[4], qui se poursuit par l’élément perturbateur de la parution de la Loreley devant le tribunal religieux, long dialogue avec l’évêque ; surviennent alors les péripéties du voyage vers le couvent, suivies par l’élément de résolution : la Loreley croit apercevoir son amant sur le fleuve. Rêve ou réalité ? La situation finale, quelque peu énigmatique, nous propose une Loreley qui se noie, telle Narcisse dans son miroir d’eau.

   Nous sommes dans un Moyen Age chimérique avec les personnages d’abord : une sorcière, un tribunal avec un évêque, un couvent empli de nonnes, de vierges et de veuves, des chevaliers armés de lances, un batelier.

   Mais le décor est précis : la mention du lieu – Bacharach, petit bourg au bord du Rhin – suggère la réalité, ainsi que la route, le haut rocher, le château fort, le bateau. De la même manière, le poète évoque la nature avec le vent qui souffle dans les hauteurs, l’eau du fleuve et le soleil.  

   Ainsi sont réunis les quatre éléments qui, selon les Anciens, composent l’univers : la Terre (de la route et du rocher), l’Eau (du fleuve), le Feu (du bûcher et des yeux de la Loreley) et l’Air (du vent dans sa chevelure). Faut-il en conclure qu’au-delà du conte, Apollinaire transmet un message quelque peu ésotérique, évoquant la structure invisible et mystérieuse du monde qui nous entoure, en accord avec le personnage énigmatique de l’héroïne ?

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   La Loreley, en effet, est présentée comme un personnage particulièrement équivoque et contradictoire dès le premier vers avec l’oxymore « sorcière blonde ». L’alliance des deux termes renvoie à deux univers antinomiques, associés l’un au mal et à la mort, l’autre au bien et à la religion,  à la beauté et à l’amour, univers présents tout au long du poème : « mourir » (trois occurrence), « meure » (deux occurrences), « magicien », « sorcellerie (deux occurrences), « maudits », « péri », « flammes » (deux occurrences), « flambe », « condamne », « ensorcelé », « mal », « démence », « folie » ; s’y oppose le monde du bien avec « amour », « beauté », « pierreries » (deux occurrences), « belle », « priez », « Vierge », « Dieu », astres », « beau château », « amant », « mon cœur devient si doux », « cheveux de soleil ».

   Insistons d’abord sur ces « pierreries » que sont les yeux. La Lorelei est-elle un être de chair et de sang ou une statue figée antique où les yeux étaient en effet remplacés par des pierres précieuses ? Notons ici l’importance du regard (et non de la voix, ce qui distingue Apollinaire d’Heine) : « Mes yeux sont maudits », « ceux qui m’ont regardée », « mes yeux ce sont des flammes », « yeux tremblants », « ses yeux brillaient comme des astres » - évocation laudative -, « voir une fois encore », « me mirer », « il m’a vue », « pour avoir vu dans l’eau... ses yeux couleur du Rhin ».

   Notons également l’importance implicite des couleurs aux connotations opposées. La blondeur « de soleil » de la chevelure, le rouge infernal des « flammes », le « noir et blanc » des nonnes - qui résument parfaitement le mal et le bien - dressent un tableau aux couleurs à la fois vives et antinomiques, violentes et dramatiques, faites pour troubler davantage le lecteur, à cheval entre deux mondes, à l’image de l’héroïne.     

   Au fil du poème, l’image de la Loreley s’humanise : elle veut être brûlée vive, souffrant de sa beauté qui fait mourir les hommes et surtout de l’absence de son amant. Elle est donc capable d’amour, un amour humain certes (trois occurrences de « mon cœur me fait si mal »), mais aussi spirituel puisqu’elle fait allusion à la Vierge et à Dieu, sachant aussi supplier l’évêque et les chevaliers.

   Mais on peut s’interroger sur son désir de revoir le rocher, le château et le fleuve : est-ce pour s’admirer dans l’eau ? Est-ce pour attendre encore son amant ? Remarquons ici que ses yeux ne sont plus semblables à des pierreries scintillantes ni à des flammes, mais à leur contraire, l’eau « couleur du Rhin ». À la fin du poème, l’élément aquatique l’emporte largement puisque la Loreley se noie, peut-être le rappel d’une nouvelle Ophélie.

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   Cette noyade est la conclusion d’un amour dramatique car non partagé, un amour mortifère : les hommes meurent d’amour ; la Loreley aspire à la mort puisqu’elle s’en sent responsable et, souffrance fondamentale, son amant l’a abandonné ; le couvent, refuge des « veuves », est le symbole de la mort à la vie. Quant aux raisons de cette noyade, elles restent particulièrement équivoques et incitent à proposer plusieurs hypothèses, mais toutes poignantes et pathétiques.

   Est-elle victime d’elle-même et de son regard maléfique ? Est-elle victime d’une hallucination puisqu’elle croit voir son amant l’appeler ? Rejoint-elle l’un des éléments cosmiques, l’Eau originelle et bienfaisante, se fondant ainsi dans l’univers après avoir frôlé le Feu, senti l’Air tordre sa chevelure et escaladé la Terre du haut rocher ?

   Ainsi, Apollinaire s’est saisi d’une légende ancienne pour confier discrètement son amour malheureux, inversant les rôles, prenant de la distance dans le temps et l’espace et transformant sa douleur personnelle en une poésie élégiaque où la souffrance n’exclut pas la lumière finale des « cheveux de soleil ».


[1] Ondine ou nymphe dans la poésie germanique.

[2] Édité en 1913 (poèmes composés entre 1898 et 1913).

[3] Poème dédié à Jean Sève, ancien camarade d’école et journaliste.

[4] Vladimir Propp, Morphologie des contes, 1928.

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Date de dernière mise à jour : 08/04/2024