« Connaître sert beaucoup pour inventer. » (Mme de Staël)

La Princesse de Clèves - Une héroïne silencieuse

INTRODUCTION

La princesse de Clèves (Mme de la Fayette)

La princesse de Clèves, une héroïne silencieuse ?

- Etude suivie -

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   Premier roman d’analyse des cœurs, La Princesse de Clèves, paru en 1678, se veut avant tout le récit d’une lutte intérieure, celle de Mme de Clèves, contre la passion qu’elle éprouve pour le duc de Nemours. Une situation commune aux femmes vertueuses de tous les temps, aimant dans le secret de leur cœur et qui resterait banale si, magnifiée par la fiction romanesque, elle n’en devenait la quintessence et le modèle obligé.

   Mariée, élevée par sa mère dans la dignité et la vertu janséniste mais aussi, selon une étrange modernité, dans la connaissance des dangers de l’attachement sentimental hors-mariage, elle succombe néanmoins à la surprise de l’amour. Cependant en cette fin du 17e siècle, le libertinage galant de Marivaux[1] n’est pas encore né et le sentiment amoureux se doit d’être tragique, à l’image du théâtre cornélien. Dans les limbes aussi, le pathétique de Manon Lescaut dont l’auteur, l’abbé Prévost, reprochera à l’ouvrage de Mme de La Fayette son « réalisme insuffisant ».

   Par ailleurs, l’époque continue à se ressentir de la préciosité, dans le meilleur sens du terme : raffinement et délicatesse président aux destinées amoureuses définies par la Carte de Tendre de Mlle de Scudéry. L’amour se présente comme un long voyage dans une contrée dangereuse où la prudence est de mise. La casuistique amoureuse prend maintes formes langagières et peut se modeler sur ces danses de cour distantes et hiératiques du siècle précédent, où Mme de La Fayette situe son roman. Mais le lecteur averti ne s’y trompe pas : la princesse de Clèves est un personnage de l’époque dite classique où l’auteur, en toute impunité puisque l’ouvrage reste anonyme, se livre à des réflexions sur le bonheur et surtout le malheur d’aimer : les rigueurs de l’amour, tel pourrait être le sous-titre de l’ouvrage.

   Qui dit rigueur, dit noblesse et honneur, retenue, décence et discrétion, conformément à l’idéal féminin du temps, une force de résistance puisée dans la solitude, le silence – qui cache bien des sentiments passionnés et pathétiques – et le secret, en opposition totale aux bavardages mondains des salons précieux que connaît fort bien Mme de La Fayette. La princesse de Clèves fréquente la cour, où elle est admise auprès de la princesse Dauphine[2], tout comme Mme de La Fayette, dame d’honneur d’Henriette d’Angleterre[3]. L’auteur n’ignore donc pas les codes de ces deux univers : débats de casuistique amoureuse d’une part, étiquette curiale d’autre part ; mais, au-delà des règles et des convenances, bat le cœur des femmes[4]. Riche de ces savoirs, l’auteur infuse à son héroïne leur complexité et leurs contradictions, la mettant en scène de diverses manières : échanges de convenance, parole monologique d’un discours intérieur – forme privilégiée du récit romanesque -, et aveux irrépressibles d’autant plus violents qu’ils furent longtemps réprimés. Le silence métaphorique de la campagne de Coulommiers, s’opposant aux « tumultes de la cour », amène celui de l’ultime renoncement et du silence définitif qui équivaut à la mort au monde et à son propre anéantissement.

   Au mutisme réplique néanmoins le langage silencieux des regards, ballets passionnés ou langoureux des deux amants[5], qui remplace éloquemment le discours : puisque l’amour ne peut passer par la voix, il passe par le regard de la princesse qui ponctue souvent ou remplace ses silences, se muant parfois en complicité, comme dans la scène du portrait dérobé.

   Le silence se voit également contredit par les gestes embarrassés de Mme de Clèves que le duc de Nemours se plaît à recenser comme marques de trouble : l’amour ne se dit pas mais il se manifeste à travers le corps, contraint par la phrase non dite à s’exprimer d’une manière anarchique et confuse, d’autant plus remarquable pour une grande dame habituée à évoluer en société. Si l’héroïne cornélienne n’est pas maîtresse de ses sentiments, elle devrait l’être de ses actions ; mais ce n’est pas toujours le cas : dans une cour compassée où le paraître l’emporte sur l’être, la princesse se défait du masque hiératique et figé et se précipite vers Nemours lors de son accident de cheval. Le silence a ses limites et l’amour ne connaît point le « repos », si cher au cœur de l’héroïne. Se greffent sur l’embarras divers silences ambigus : ceux des soupirs et des larmes, des rougissements et des évanouissements qui traduisent physiologiquement la parole impossible et le non-dit.

   Ces multiples démentis au silence se reflètent parfaitement dans la langue utilisée par Mme de La Fayette, avant tout économe et pudique, non dépourvue d’éclats toutefois qui renvoient aux « battements du cœur humain », comme l’écrit Virginia Woolf dans son Journal.  

   Ces éclats sont ceux de l’aveu, des aveux plutôt, à la typologie fort différente, que Mme de Clèves s’autorise enfin, rapprochant l’intrigue romanesque du mouvement de la tragédie classique qui, après un lent crescendo, culmine dans la crise et redescend, selon une pente inéluctable à la nécessité interne, vers le dénouement attendu et fatal. Il est donc nécessaire d’aborder ce texte en respectant l’ordre chronologique qui permet seul de rendre compte, au fil de l’action linéaire, de l’évolution des silences de l’héroïne, de ses interruptions fracassantes et de son involution.

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   Mlle de Chartres joue à merveille son rôle de dame d’honneur de la princesse Dauphine dont elle devient la confidente. Elle reste extérieure à ces dialogues de convenance que Mme de La Fayette utilise avant tout pour insérer dans l’ouvrage des éléments historiques et lui donner un semblant de couleur locale. Toutefois, la jeune fille[6] y prend directement la parole pour la première fois afin de rassurer la dauphine sur son avenir amoureux : « Mademoiselle de Chartres dit à la reine que ces tristes pressentiments étaient si mal fondés qu’elle ne les conserverait pas longtemps, et qu’elle ne devait point douter que son bonheur ne répondît aux apparences. » Style encore indirect certes, mais jusque-là, le lecteur ne connaît l’héroïne qu’à travers un discours narratif. Pourtant, des passages essentiels l’ont déjà mise en scène : son apparition à la cour, le coup de foudre de M. De Clèves, leur rencontre chez le joaillier, son éducation, les ambitions matrimoniales de sa mère, son succès en société. Rien ne semble atteindre la jeune fille, modeste, discrète, humble et soumise. Et si elle prend la parole ici, alors que son avenir est en jeu, c’est pour évoquer celui de la dauphine, le sien lui étant indifférent ; toutefois, on peut considérer également que cette rupture du silence fait partie de sa fonction de confidente en accord avec l’étiquette curiale, une confidente optimiste qui donne de l’espoir à sa maîtresse. Quoi qu’il en soit, dans un discours certes conventionnel, nous entendons enfin l’écho de sa voix

   Quelques lignes plus loin, le prince de Clèves lui fait l’aveu de son amour. Là encore, la prise de parole reste indirecte : « … elle fut véritablement touchée de reconnaissance du procédé du prince de Clèves. Cette reconnaissance donna à ses réponses et à ses paroles un certain air de douceur qui suffisait pour donner de l’espérance à un homme aussi éperdument amoureux que l’était ce prince… ». Mme de La Fayette insiste sur « son cœur très noble et très bien fait » qui la porte à ne pas décourager le prince. Mais le dialogue reste absent, ainsi que ses paroles exactes. Si l’auteur use ici de retenue et de sobriété, comme elle en a l’habitude, c’est sans doute pour respecter les convenances mais aussi parce qu’elle procède à la mise en place de ce qui l’intéresse véritablement, les cris du cœur, qui paraîtront d’autant plus explicites et, pourrait-on dire, scandaleux en regard de cette discrétion initiale.

   Pour l’instant, le cœur indifférent de Mlle de Chartres demeure fermé. Mais nous connaissons les mots qu’elle emploie dans la conversation avec sa mère, rapportées toujours au style indirect : « Mademoiselle de Chartres répondit qu’elle lui remarquait les mêmes bonnes qualités, qu’elle l’épouserait même avec moins de répugnance qu’un autre, mais qu’elle n’avait aucune inclination particulière pour sa personne. » Elle va au mariage comme elle irait au sacrifice ou au couvent, parce qu’il s’inscrit dans les mœurs de l’époque et qu’elle n’éprouve aucun sentiment de révolte envers la condition féminine[7].

   Enfin apparaît le premier dialogue véritable entre le prince et sa future épouse. Leur nombre relativement restreint témoigne toujours de l’importance de l’enjeu : il s’agit ici de différencier clairement les sentiments des deux protagonistes. Le prince regrette qu’elle n’éprouve pour lui qu’ « estime » et « reconnaissance » ; elle réplique par « injustice » et « bienséance » ; il invoque son manque de « plaisir » et de « trouble » ; elle se défend en alléguant sa rougeur en le voyant, ce à quoi il répond qu’elle n’est pas due à l’amour mais à la timidité. C’est vrai, bien entendu, mais ce langage corporel trahit du moins une forme d’émotion, une esquisse de sentiment : la silencieuse princesse s’exprime sans le vouloir. M. de Clèves, fin connaisseur du cœur humain, lit en elle comme dans un livre ouvert.   

   Suit une notation importante : « Mademoiselle de Chartres ne savait que répondre, et ces distinctions étaient au-dessus de ses connaissances. » Mme de La Fayette souligne encore l’inexpérience de la jeune fille dans le domaine sentimental qui explique son silence, préparant ainsi les longs et multiples monologues intérieurs de Mme de Clèves lorsqu’elle découvrira l’amour en la personne du duc de Nemours.

   Aimée aussi du chevalier de Guise qui lui confie sa douleur de la voir épouser un autre, elle ne peut que rapporter à sa mère sa pitié et sa « peine » en une phrase brève faite pour confirmer la noblesse de son cœur, encore une fois dans un discours narratif, accentué par l’usage du verbe « conter ». Elle se confie volontiers à sa mère, n’ayant nul secret à cacher, ne prenant aucune part aux sentiments des autres. A cette chaste héroïne, d’aucuns peuvent reprocher son indifférence et sa froideur lisse, ignorants de l’éruption prochaine mais encore souterraine du volcan.

   C’est au bal de la cour qu’intervient la rencontre avec Nemours, dont elle a entendu célébrer auparavant la prestance : en manifestant intérieurement sa « curiosité » et son « impatience » de le voir, elle sort enfin de sa réserve habituelle, exprimant une humanité ordinaire. Ils dansent ensemble « sans se connaître ». La parade obligée et contrainte du menuet permet bien de non-dits entre les partenaires. Mais, en un sens, tout est dit. Ils s’adressent ensuite la parole par personne interposée, la dauphine. Voilà le premier mensonge de Mlle de Chartres, « un peu embarrassée », qui ne veut pas reconnaître qu’elle connaît le nom de son danseur, un homme auquel elle s’est intéressée. Premier refus aussi à lui accorder de l’importance. La parole troublée et menteuse n’est ici que le masque du silence.

   Mais elle ne ment toujours pas à sa mère, sa confidente habituelle et avisée, qui décèle dans un « certain air » la survenue d’un événement que la jeune fille naïve ne pressent pas encore.

   A la cour, les circonstances ne manquent pas pour voir ou entendre Nemours : conversations de salon, jeu de paume, jeu de bague. Selon le mode narratif, l’auteur remarque simplement « qu’il fit en peu de temps une grande impression dans son cœur. » Le mot est lancé : cette fois il s’agit bien du cœur.

   Le paisible univers de la princesse commence à se fissurer. La voilà brusquement passionnée par les amours du roi et de la duchesse de Valentinois, questionnant « souvent » sa mère, intriguée par la durée d’un tel amour et l’âge de la bien-aimée, se renseignant ainsi sur ce qu’elle ignore absolument, les pulsions inconsidérés et irrationnelles du cœur. Sur sa lancée audacieuse – mais en a-t-elle conscience ? –, elle veut connaître les dessous des autres intrigues amoureuses de la cour, comme celle du connétable qu’elle « croyait fort bien avec la reine », jugeant sur l’apparence et ne soupçonnant aucune hypocrisie. Car c’est bien l’une des caractéristiques de la princesse, sa sincérité et la souffrance qu’entraînera en elle la nécessité de cacher ses sentiments aux yeux de son époux, une souffrance qui ne cessera – en partie – qu’avec l’aveu. Elle se sait ignorante des jeux de la séduction et veut découvrir ce monde nouveau pour elle. Mme de La Fayette a observé de l’intérieur cet univers de la cour louis-quatorzième où les bienséances cachent la corruption des mœurs, les rivalités cruelles et les réalités sordides, en tous points semblables à celle des Valois où évoluent les protagonistes. Mme de Chartres se fait son porte-parole, au fait des bassesses et ambitions féroces d’un milieu raffiné mais corrompu.  

   Les occasions de voir Nemours se multiplient et avec elles, l’entraînement de son cœur, qu’elle dissimule à sa mère, « sans avoir un dessein formé de le lui cacher ». Ainsi, inconsciemment mais ô combien naturellement, la princesse va entrer dans le monde des amours secrètes et silencieuses, ignorant que Mme de Chartres, en femme expérimentée, sait déjà tout.

   L’amour secret exige l’apparente indifférence : elle assiste à une conversation entre le duc de Condé et la dauphine où « elle ne faisait pas semblant d’entendre » mais qu’elle « écoutait avec attention » puisqu’il s’agit du duc de Nemours qui, selon Condé, « trouve qu’il n’y a point de souffrance pareille à celle de voir sa maîtresse au bal, si ce n’est de savoir qu’elle y est, et de n’y être pas. » C’est à elle qu’il s’adresse en somme, à travers Condé, puisqu’elle doit assister au bal du maréchal de Saint-André, et pas lui. Condé et la dauphine disputent de casuistique amoureuse à la place de la princesse, encore inexpérimentée et qui va méditer sur ces paroles : puisque Nemours en souffrirait, elle n’ira pas au bal.

   Elle donne un prétexte à sa mère, proférant ainsi un autre mensonge, le premier mensonge conscient qu’elle lui fait, entrant ainsi dans le monde de la ruse et de la dissimulation, une comédie qu’elle jugera à la longue indigne d’elle. Le prétexte paraît trop léger, mais elle s’entête – preuve de force de son sentiment - et toutes deux conviennent d’une maladie imaginaire. Première occurrence de la maladie, ici fictive, qui se déploie au long du texte en ces symptômes divers et coutumiers de l’époque, pâleur et évanouissements, et qui s’exprimera finalement dans une « maladie de langueur qui ne laissait guère d’espérance de sa vie. » La princesse préfère donc « passer quelques jours chez elle » qu’aller au bal, annonce de l’enfermement volontaire final : l’espace se raréfiera, nulle distraction ou diversion à l’idée-fixe de l’amour-passion. Tel est le premier pas des surenchères sacrificielles et des exaltations de la volonté auxquelles elle se livrera avec délice ; en effet, la disproportion entre le temps d’un bal, une poignée d’heures, et ces « quelques jours » indique que la jeune femme est prête à tous les sacrifices pour le bonheur de l’être aimé qui, hélas, ne le saura pas puisque « le roi l’envoie au-devant du duc de Ferrare. » Sacrifice silencieux donc, à l’orée de cet univers dessiné par la Carte de Tendre : la dame aimée fait une halte ignorée à Tendre-sur-Reconnaissance… Le duc, de retour, ignore les raisons de son absence au bal. Ils ne se parlent que par personnes interposées et la frustration pourrait s’installer s’ils ne se revoyaient chez la dauphine, s’amusant à révéler la vérité que cherche à démentir Mme de Chartres. Ni l’un ni autre ne s’adressent la parole mais la princesse rougit pour la première fois devant Nemours. Il y voit un signe, mais nulle certitude. Quant à elle, son cœur balance entre joie d’un aveu signé par son absence au bal et blessure de sa fierté naturelle : oscillations ordinaires d’un cœur amoureux qui se refuse à montrer sa flamme, l’un des premiers supplices du silence où Mme de Clèves montrera une exemplarité radicale.  

   Mme de Chartres se livre alors à un discours, commencé au style indirect et poursuivi au style direct, sur la vie galante de Nemours, ses nombreuses aventures sans lendemain et celle qu’il mènerait avec la dauphine. Elle multiplie les « vous » pour impliquer sa fille, insiste sur sa « vertu » et sa « réputation » dont elle connaît l’importance aux yeux de la jeune femme et lui donne des conseils cruels : « je vous conseille d’éviter, autant que vous pourrez, de lui[8] parler », « je suis d’avis [...] que vous alliez un peu moins chez madame la dauphine. » Avertir sa fille, l’effrayer et la rendre jalouse à tort ou à raison, telles sont ses préoccupations de mère habile. Le but est atteint : la princesse en « change de visage », ne dit rien et se réfugie dans la solitude de son cabinet afin de méditer sur son erreur.

   Son monologue intérieur ne peut être livré que selon la focalisation omnisciente des débuts de l’histoire littéraire romanesque avec des verbes conventionnels tels que « sentit », « vit », « trouva », une syntaxe sans fioritures et des phrases sèches tout au long du paragraphe. Il est vrai, dit l’auteur que « l’on ne peut exprimer [sa] douleur ». Impossibilité affective, littéraire et culturelle. Mais, comme le « cœur », mentionné quelques pages plus haut, apparaît désormais la « douleur ». Surtout, la princesse se livre ici – silencieusement - au premier aveu d’une longue série : elle ose enfin s’avouer « à elle-même » les sentiments qu’elle éprouve pour Nemours. Jusque-là, elle leur donnait libre cours naturellement, quasiment inconsciente, loin de toute réflexion ou analyse. Cette prise de conscience déclenchée par sa mère se double de remords « honteux » envers M. de Clèves qui mériterait son amour mieux que Nemours : ici pointe la culpabilité, qui jouera un grand rôle dans la suite du roman. S’y ajoute le déshonneur de servir de prétexte aux rencontres entre Nemours et la dauphine : ici pointe la chaste vertu.

   Elle se décide à sortir de son silence et à tout avouer à sa mère dès « le lendemain matin », pressée de se dédouaner et de se réhabiliter à ses propres yeux : faute avouée est à moitié pardonnée. Il n’est pas question dans le texte – sauf dans l’excipit – de religion mais celle-ci est présente, implicitement : les vertus[9] de la princesse sont parfaitement chrétiennes dans une option janséniste rigoureuse. Mais l’aveu est impossible et la parole libératrice n’est pas prononcée : Mme de Chartres est souffrante, première atteinte de la maladie qui l’emportera. Si cette mort entre dans l’économie interne de l’œuvre, on peut également souligner que Mme de La Fayette s’éloigne du schéma de la tragédie classique en éliminant les confidents : la princesse ne pourra désormais se confier qu’à son cœur ; sans la parole d’autrui, toujours nécessaire à la relativisation, elle entrera progressivement dans un délire intérieur, violent, irrationnel et obsessionnel.   

   En contradiction avec le conseil de sa mère et sa décision de la veille, elle se rend chez la dauphine qui s’entretient de Nemours avec ses dames de compagnie ; elle y apprend « combien il est changé » : il n’a plus « un nombre infini de maîtresses ». La dauphine s’adresse directement à la princesse, qui commence par se taire. S’ajoute à sa « honte » une « aigreur » contre la dauphine : elle la juge de mauvaise foi puisqu’elle est bien la première à connaître la raison de ce changement. Sortant de sa réserve, elle ose lui en faire part, preuve d’une audace nouvelle de son discours. Mais la dauphine dissipe le malentendu : « Madame la dauphine parla d’un air qui persuada madame de Clèves, et elle se trouva malgré elle dans un état plus calme et plus doux que celui où elle était auparavant. » L’espoir revient dans son cœur.

   La maladie de Mme de Chartres prend des proportions alarmantes qui requièrent l’attention de Mme de Clèves ; affaiblie par l’inquiétude, elle ne pense pas à se défendre contre Nemours, à la fois « troublée » et émue » à sa vue mais prête à le « haïr » car désormais consciente « que ce charme qu’elle trouvait dans sa vue était le commencement des passions », la pire chose pour la personne vertueuse et digne qu’elle a toujours été. Ils n’échangent nul propos, le regard suffit à accroître les sentiments comme il a suffi lors de leur première rencontre au bal, et comme il a suffi à M. de Clèves dans la joaillerie.  

   A la veille de sa mort, Mme de Chartres appelle sa fille à son chevet et lui donne ses derniers conseils. Que la princesse « fonde en larmes sur les mains de sa mère » est dans l’ordre des choses : l’épreuve, déjà tragique en elle-même, s’aggrave du discours maternel qui décrit en termes dramatiques la situation de sa fille : « péril », « précipice », « grands efforts, grandes violences », « partis trop rudes et trop difficiles […], affreux ». Les métaphores succèdent aux hyperboles. Pour parachever le tout, elle exerce un chantage quasiment post-mortem : « si quelque chose était capable de troubler le bonheur que j’espère en sortant de ce monde, ce serait de vous voir tomber comme les autres femmes. » Une seule réponse possible : les pleurs de la jeune femme, signes du désespoir le plus total et de son impuissance face à une situation qu’elle ne maîtrise plus, signes de l’aveu.   

   Mme de La Fayette reprend sur le mode narratif : en leur campagne de Coulommiers, Mme de Clèves donne à son époux des « marques d’amitié[10] et de tendresse » dont nous ne saurons rien : le siècle est pudique et le lit est absent du répertoire romanesque. Elle se refuse à recevoir Nemours, ne connaissant désormais que trop les dangers du regard. Première fuite.

   Nous voilà enfin confrontés à un dialogue – le deuxième - entre les deux époux. Le prince rentre en retard de Paris et elle le lui reproche. L’attente fut longue : « Je vous attendis tout hier ». Sans doute lui en veut-elle inconsciemment des efforts auxquels elle consent pour lui. En ce qui concerne les mœurs de la cour, elle est encore bien naïve : elle respectait Mme de Tournon qui vient de mourir, pleine de « sagesse et de mérite », croit-elle. M. de Clèves la détrompe et lui apprend que la jeune et jolie veuve se laissait courtiser par deux hommes.

   Qu’avons-nous appris à l’issue de cette première partie[11] sur la manière dont Mme de Clèves passe du silence initial à la prise de parole, encore incertaine ? Mme de La Fayette utilise le plus souvent le style indirect et le mode narratif, ne l’interrompant qu’ici ou là par des dialogues révélateurs ; mais la narration indirecte est parfois tout aussi révélatrice.

   Après les civilités de convenance envers la dauphine, nous assistons au premier dialogue où le prince avoue son amour à la princesse embarrassée. Si elle s’adonne librement aux confidences envers sa mère, la rencontre au bal est une danse silencieuse où le regard, foudroyé, remplace la parole impossible. La princesse et Nemours ne se parlent que par personne interposée : la dauphine, puis Condé. La princesse se livre à un questionnement soudain sur les intrigues amoureuses de la cour et manifeste désormais de la retenue dans les divulgations à sa mère. Elle commet ses premiers mensonges et nous livre son premier monologue intérieur. Elle apostrophe directement la dauphine et lance des regards éloquents à Nemours lors de ses visites, qui démentent ses silences. Elle rougit, pleure d’impuissance et montre de l’irritation lors du deuxième dialogue avec le prince.

   Notons que la princesse et Nemours ne se sont pas encore adressé la parole directement, si ce n’est lors des circonstances en usage à la cour, que Mme de La Fayette n’a pas jugé bon de nous communiquer : pour eux, et à ce stade, la vue et la pensée remplacent aisément le langage.

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   Le dialogue tourne vite en un long monologue du prince, à peine interrompu par la rougeur de la princesse, honteuse : elle y « trouva un certain rapport avec l’état où elle était, qui la surprit, et qui lui donna un trouble dont elle fut longtemps à se remettre. » Mais elle continue à écouter attentivement les amours de Mme de Tournon, surprise qu’elle soit capable « d’amour et de tromperie » dit-elle, en tirant in petto quelque apprentissage sur elle-même.

   Le retour à Paris se fait dans la sérénité : elle s’imagine que la douleur d’avoir perdu sa mère et son discours d’alerte suffisent à « effacer » son amour.

   Mais la dauphine l’entretient longuement de Nemours et d’un amour secret qu’on lui soupçonne, pour lequel il refuse la couronne d’Angleterre. Nous avons accès au discours intérieur de Mme de Clèves qui éprouve « reconnaissance » et « tendresse » ; son visage exprimant les marques de son « trouble » la trahit. Mais l’essentiel est de se taire et le secret reste bien gardé. Elle ouvre la bouche pour proférer un mensonge douloureux à son cœur, admettant que la dauphine est sans doute la femme aimée.

   Enfin, pour la première fois, Nemours trouve l’occasion d’un véritable tête-à-tête avec la princesse, allongée « sur son lit ». Il ne faut pas s’étonner de ce détail : nous sommes au temps des « ruelles » où les précieuses reçoivent dans leur chambre. Mme de La Fayette projette cet usage dans le passé, mais l’anachronisme[12] reste mineur. La princesse rougit et se tait comme Nemours. Silence embarrassé de la timidité amoureuse. Homme du monde, le duc aborde la mort de Mme de Chartres, sujet que la princesse saisit au vol et dont elle parle « assez longtemps » pour cacher son trouble sans doute, mais aussi parce que sa douleur est véritable. Conversation de convenance qui la sauve du silence. Elle en profite pour informer Nemours à mots couverts : un tel bouleversement ne peut qu’entraîner un changement d’humeur, en somme la fin de son amour pour lui.

   Mais Nemours, en proie à son idée fixe, la ramène au sujet brûlant de sa passion pour elle, d’une manière implicite certes mais la princesse « entendait aisément la part qu’elle avait à ces paroles. » Suivent alors des pensées contradictoires - parler ou se taire ? - où elle utilise le verbe « devoir » quatre fois, « sembler » deux fois et « croire » deux fois, le tout en deux phrases ; tout au long du paragraphe, les antithèses traduisent son hésitation : le discours « lui plaisait et l’offensait », il est « galant » et « respectueux » mais aussi « hardi » et « trop intelligible ». Ces réflexions antagonistes la mènent au silence que Nemours aurait pu interpréter comme un aveu déguisé mais, heureux ou malheureux hasard, le prince arrive et Nemours s’en va. 

   Une fois seule, elle revient sur la conversation, et « ne se [flatta] plus de l’espérance de ne le pas aimer ; elle songea seulement à ne lui en donner jamais aucune marque. » Pour cela, ne plus le voir et endurer la souffrance. La mort de sa mère lui donne un prétexte pour moins se montrer, prétexte aussi à sa tristesse. Les mensonges s’accumulent autour de la jeune femme, naguère sincère. Mais tel est son devoir supérieur inscrit dans le Décalogue, du moins le croit-elle.  

   Le destin fatal ramène Nemours chez elle qui profite d’une maladie du prince de Clèves. Elle ne peut faire autrement que de le voir et de l’entendre et son trouble grandit : ne va-t-il pas à la chasse que « pour rêver », sous-entendu d’elle ? N’assiste-t-il pas aux soirées que parce qu’ « elle n’y est pas » ? Mais c’est toujours en silence qu’elle interprète ses paroles.

   Devant ce péril extrême, elle prend une décision héroïque : sortir quand il arrive, quelle que soit la douleur qu’elle en éprouve, ne plus le voir ni lui parler. La tragédie cornélienne s’est installée définitivement, avec une héroïne qui sacrifie son bonheur à son devoir. On peut se demander du reste à quel point le devoir n’est pas une passion, au même titre que l’amour.

   Son époux, ignorant du combat intérieur et silencieux que livre la princesse, lui reproche son attitude d’évitement. Elle invente des prétextes de vertu et de « bienséance », guère convaincants ; le prince se refuse à tout changement de conduite. Prise au piège de ses mensonges, honteuse, elle est « prête de lui dire que le bruit était dans le monde que M. de Nemours était amoureux d’elle ; mais elle [n’a] pas la force de le nommer. » Sortir du silence lui est encore impossible.

   A la cour, la vie suit son train. Nemours s’absente et la princesse s’inquiète en silence de l’issue de ses tractations matrimoniales avec la reine Elisabeth, s’enquérant « seulement de la beauté, de l’esprit, et de l’humeur de la reine. » Devant le portrait de la reine, sa jalousie l’emporte et elle mésestime – assez mesquinement - sa beauté, à tort, déclare la dauphine, qui se lance dans le récit de la cour d’Angleterre. Mme de Clèves, comme les autres dames, se confond en remerciements, mais « ne [peut] s’empêcher de lui faire encore plusieurs questions sur la reine Élisabeth. » Tout connaître de la rivale, voilà qui est bien humain, mais qui ne ressemble plus guère à l’ancienne discrétion de la jeune femme.

   La reine a son portrait, mais Mme de Clèves également, occasion pour Mme de La Fayette d’écrire une scène devenue fort célèbre, communément nommée la scène du portrait dérobé, d’un romanesque échevelé quant aux faits mais retranscrite avec la plus grande neutralité. Nemours se débrouille pour se saisir de la miniature en cachette, geste que surprend la princesse. Ils se regardent, elle l’a vu, que faire ? Là encore, elle est prisonnière de ses contradictions, entre raison, trahison publique et aveu privé. Elle choisit le silence, trop heureuse « de lui accorder une faveur qu’elle lui pouvait faire sans qu’il sût même qu’elle la lui faisait ». Mais elle sous-estime l’intuition de l’être aimé : « M. de Nemours, qui remarquait son embarras, et qui en devinait quasi la cause, s’approcha d’elle et lui dit tout bas : Si vous avez vu ce que j’ai osé faire, ayez la bonté, madame, de me laisser croire que vous l’ignorez, je n’ose vous en demander davantage ; et il se retira après ces paroles, et n’attendit point sa réponse. » De toute manière, qu’aurait-elle pu ajouter sans se méjuger ou se trahir ?

   Le prince plaisante sur le vol du portrait, alléguant un « amant caché ». Le trouble de son épouse, aggravé par le repentir, grandit ; elle médite sur la « violence de son inclination » : elle n’est plus la maîtresse de son discours ni de son visage ; le mariage anglais ne va pas se faire, plus rien ne peut la soustraire à ses sentiments, sauf un impossible éloignement de la cour. Les derniers conseils de sa mère, le comportement de Mme de Tournon la poussent à tout avouer au prince mais ce serait de la « folie ». Elle reste enfermée dans son silence, totalement impuissante et désespérée avec une seule certitude, ne pas « laisser voir à M. de Nemours l’inclination qu’elle [a] pour lui. »

   Le combat est rude et elle le perd : lors d’un tournoi, Nemours est blessé. Le geste suppléant à la parole, elle se précipite vers lui, effrayée, et il devine sa « pitié », autrement dit son amour. Il n’est pas le seul à le remarquer : Guise, toujours amoureux d’elle, le lui reproche.  La princesse, indifférente à ses sentiments, répond par « quelques paroles mal arrangées », uniquement soucieuse de cacher – mal - son inclination pour Nemours.

   Après le tournoi, les familiers se retrouvent chez la reine. La princesse reste indifférente « auprès de la cheminée » lorsque Nemours apparaît, plus beau et plus réjoui que jamais – le geste de la princesse ne suggère-t-il pas un certain aveu ? -. Elle est la seule à ne pas lui demander de ses nouvelles, ce qui ne gêne en rien la nouvelle assurance du duc qui ose implorer « tout bas » autre chose que « des marques de pitié ». Désormais, Nemours sait : quelle « douleur », mais aussi quelle « douceur » dans la défaite !

   Les événements se précipitent et prennent la princesse au piège d’un fâcheux malentendu : la dauphine lui remet une lettre tombée de la poche de Nemours avec pour mission de la lire, une lettre « de cette maîtresse pour qui il a quitté toutes les autres. » L’écriture de Mme de la Fayette se fait alors explicite ; elle n’hésite pas à utiliser les termes les plus forts en accord avec les convenances classiques toutefois, pour nous faire part du désespoir de la princesse : Mme de Clèves est « étonnée, et dans un si grand saisissement, qu’elle fut quelque temps sans pouvoir sortir de sa place. L’impatience et le trouble où elle était ne lui permirent pas de demeurer chez la reine ; elle s’en alla chez elle, quoiqu’il ne fût pas l’heure où elle avait accoutumé de se retirer. Elle tenait cette lettre avec une main tremblante : ses pensées étaient si confuses qu’elle n’en avait aucune distincte ; et elle se trouvait dans une sorte de douleur insupportable, qu’elle ne connaissait point, et qu’elle n’avait jamais sentie. » Stupéfaction, incapacité de bouger, fuite éperdue, modification d’emploi du temps, tremblements, confusion la plus totale, douleur inconnue. Cette lettre d’une soi-disant rivale lui démontre, croit-elle, que Nemours aime ailleurs et la trompe. La honte l’envahit, son amour-propre est atteint. Aimer soit, mais aimer quelqu’un que l’on estime et non que l’on méprise. En cela, elle se rapproche des héroïnes cornéliennes dont l’objet de la passion est toujours noble, admirable et digne d’être aimé, ce qui rend le combat d’autant plus douloureux et éveille l’empathie chez le lecteur ou le spectateur. Mme de Clèves croit que sa douleur vient simplement d’avoir montré ses sentiments au tournoi. Mme de La Fayette, plus subtile et avisée, parle à sa place et allègue une vérité moins sublime, la jalousie : « elle se trompait elle-même. »   La princesse juge cette inconnue « digne d’être aimée », avec « de l’esprit et du mérite » du « courage », de la « force », se dépréciant à ses propres yeux. La ponctuation se fait expressive : les phrases interrogatives et exclamatives se succèdent au long du monologue intérieur qui se conclut par une certitude : désormais, la voilà « entièrement guérie de l’inclination » pour Nemours. Croit-elle… Elle ne respecte pas en effet les ordres de la dauphine et se couche, lisant et relisant la lettre. Elle ne saura pas le fin mot de l’histoire et, pour elle, le malentendu ne se dissipera pas encore. Mme de La Fayette termine cette deuxième partie en abandonnant la princesse à son « affliction ». 

   Entrée dans le cercle infernal de l’amour impossible, la princesse réagit d’une manière conflictuelle qui s’intensifie au fil des pages de cette deuxième partie. Elle continue à se taire en écoutant les amours de Mme de Tournon et à cacher sa joie lorsqu’elle devine les sentiments que Nemours éprouve pour elle. Elle ment à la dauphine. Lors du premier tête-à-tête avec Nemours, elle s’empêtre dans des contradictions qui aboutissent au silence. Dans un monologue intérieur, elle décide, puisqu’elle ne peut s’empêcher de l’aimer, de ne pas le lui montrer. Une visite de Nemours où il parle à mots couverts de son amour la pousse à une conclusion radicale : moins sortir afin de plus le voir ni lui parler. Elle ment à son époux, étonné qu’elle n’assume plus son service à la cour. Devant l’annonce d’un mariage probable de Nemours, elle s’inquiète en silence, mais elle veut tout savoir de la future épouse. Par son silence, elle se rend complice de Nemours lors de la scène du portrait dérobé. Elle se trahit lors du tournoi mais feint l’indifférence à son retour. Le sommet est atteint avec sa jalousie qui éclate à la lecture de la lettre volée ; puisque son amour-propre est atteint, elle se croit guérie de son amour. 

= = = 

   L’affliction est toujours présente à l’ouverture de la troisième partie mais il s’y mêle de « l’aigreur » envers Nemours, désireux de dissiper la méprise de la lettre : elle refuse de le recevoir et de lui parler, s’enfermant dans un univers obsessionnel et fictif, se heurtant à ses propres pensées qui tournent en rond, refusant du même coup la parole libératrice de Nemours ; il se fait alors mener chez elle par M. de Clèves lui-même afin de lui découvrir la vérité.

   Froideur, sécheresse et « aigreur » de la princesse trahissent sa jalousie qui réjouit Nemours, et lui donne « le plus sensible plaisir ». Elle commence par ne pas le croire mais se tait lorsqu’il lui annonce que la lettre ne lui est pas adressée, prête alors à l’écouter et emplie d’espoir. Elle ne se laisse pas aisément persuader, continuer à manifester « froideur » et « indifférence » jusqu’à la preuve ultime. Les propos de Nemours ont une « apparence de vérité », la lettre ne lui est « peut-être » pas adressée. Cette modalisation circonspecte, qui exprime la violence de sa souffrance et la force de son mépris, remâchés toute la nuit, disparaît « tout d’un coup » et chasse sa froideur « malgré elle ». La passion l’emporte sur la volonté de se montrer insensible. Mais il lui faut vérifier la preuve, lire avidement le billet qui innocente Nemours. La voilà convaincue d’une « vérité agréable », litote et rétention de langage habituelles.

   Elle interrompt son mutisme pour aborder avec Nemours l’embarras que pourrait causer cette lettre à son oncle, le vidame de Chartres. La conversation lui semble aisée pour deux raisons : d’une part, il ne s’agit pas d’elle et de son amour ; d’autre part, elle partage les secrets de Nemours, devenant ainsi sa complice, une manière de se rapprocher de lui.

   Adieu l’obscurité de sa chambre et la souffrance ! Guillerette - si tant est que cet adjectif ne dépare pas trop un texte consacré à La Princesse de Clèves -, heureuse, elle s’habille « avec diligence » et se rend chez la dauphine qui lui réclame la lettre qu’elle vient de donner à Nemours. Forcée de mentir, elle trouve un prétexte : elle a fait lire la lettre à son époux qui l’a lui-même remise à Nemours. La dauphine, au fait des relations de confiance qu’elle entretient avec le prince de Clèves, la croit et lui reproche de faire « confidence à son mari de toutes les choses qu’elle sait ». Il lui faut recopier la lettre en imitant l’écriture puisqu’elle « l’a relue plus d’une fois. »

   Rentrée chez elle, elle met son époux dans la confidence et fait quérir Nemours qui a déjà rendu la lettre au vidame de Chartres. Qu’à cela ne tienne ! Ils vont la refaire ensemble. La princesse n’a aucun scrupule puisque son mari est au courant et qu’elle agit pour le bien de son oncle. Moment heureux où ils sont enfermés tous les deux à écrire une lettre d’amour : Mme de Clèves veut y travailler « sérieusement » mais elle oublie vite l’importance de l’affaire : elle ressent du « plaisir », une « joie pure et sans mélange », une « liberté et un enjouement dans l’esprit ». Elle s’amuse sans remords, et c’est bien la première fois. Nemours plaisante, elle rit sans doute, ce que Mme de La Fayette traduit sobrement par « elle [entra] dans le même esprit de gaieté ». Ils font durer le plaisir et le résultat n’est guère concluant pour ce qui est de l’écriture imitée. Les conséquences seront dramatiques pour le vidame, définitivement « ruiné » auprès de la reine, et pour la dauphine que la reine[13] persécutera jusqu’à la faire « sortir de France ». Un plaisir innocent partagé aux funestes conséquences… Mme de Clèves ne peut pas, ne doit pas rire. Mme de La Fayette nous rappelle ainsi le destin tragique de la princesse.  

   Restée seule après cet épisode heureux, qui n’était qu’un « songe », elle compare son état d’esprit de la veille à celui du lendemain, y trouve une « prodigieuse différence », analyse sa « froideur » et son « aigreur » premières qui firent place à tant de « calme » et de « douceur ». Elle expose le catalogue complet de ses sentiments contradictoires où « elle ne se [reconnaît] plus elle-même » : sa jalousie intempestive, sa honte d’avoir dévoilé ses sentiments et de pas les cacher même en présence de son époux, « le mari du monde qui [méritait] le moins d’être trompé », bref son peu d’« estime[14] » et surtout la violence de ses souffrances de la nuit. Elle ne se maîtrise plus et s’en désole.

   Plus encore, elle anticipe sur l’avenir et envisage d’être trompée : pourquoi Nemours lui resterait-il fidèle ? Pourquoi serait-il capable d’un « attachement fidèle et durable », lui si « léger » ? Mme de La Fayette introduit alors sans transition les interrogations à la première personne, abandonnant le « elle » pour le « je » et sept occurrences du verbe vouloir. La volonté semble reprendre ses droits, mais la tournure interrogative laisse planer quelques doutes sur cette détermination. Le constat est simple : « Je suis vaincue ». Il s’agit bien d’une bataille entre le cœur et la raison, que Pascal n’aurait pas démentie. Mais si le cœur est vaincu, la raison peut l’emporter avec le devoir : « Il faut m’arracher […], il faut partir. » Devoir imaginaire et vertu sublime d’une héroïne cornélienne prise dans les tourments d’un amour racinien…  

   Elle parvient à persuader le prince de Clèves, d’abord réticent à son prétexte mensonger, de la laisser partir à Coulommiers, dans leur maison de campagne. Elle se soustrait ainsi au tumulte mondain qui accompagnera nécessairement le mariage de la princesse, au plaisir de se faire belle et aux joies d’une société choisie. En ce temps, la vie à la campagne est vécue comme une retraite. Une autre fuite.   

   Mais Nemours, avec la complicité innocente du prince de Clèves, s’arrange pour revoir la jeune femme à Coulommiers. Caché derrière un bosquet, il assiste à la conversation entre les deux époux que Mme de La Fayette transcrit au style direct. M. de Clèves s’étonne du refus de son épouse de rentrer à Paris, de son récent « goût pour la solitude […] qui les sépare » et soupçonne une « affliction » qui la rend « triste ». Embarrassée, elle évoque son « repos », qu’il juge peu approprié à son âge. Elle assimile cette notion de repos – qui reviendra dans la suite du roman – à celle de devoir : il s’agit plutôt d’un repos dans le devoir. Mais il la soupçonne à tort de vouloir vivre « séparée » de lui, il la presse, la pousse et l’adjure de lui dire la vérité, ce qui la plonge « dans un profond silence, les yeux baissés ». Prise soudain d’audace, comme tous les grands timides, elle se risque à une explication peu claire qui ne peut que l’inquiéter. Il avance une hypothèse à mots couverts, elle se tait, ce qui le confirme dans ses pires craintes : il connaît trop bien les silences révélateurs de son épouse.

   Là encore, sans coup férir, l’auteur passe du style indirect au style direct et donne longuement la parole à la princesse : c’est le célèbre passage de l’aveu, que la princesse fait « à genoux » et « le visage couvert de larmes ». L’aveu devient une prière. Mais elle continue à utiliser des précautions de langage et des mots ambigus, elle évoque des « périls », son « innocence », la difficulté à « se conduire » sans sa mère, insiste sur sa « dignité » et le respect qu’elle lui doit, et distingue lucidement « sentiments » - contre lesquels elle ne peut rien - et « actions » qui dépendent d’elle, implorant finalement sa pitié. Les mots sont forts. Le prince la conjure par deux fois de lui dire le nom de son amant[15], elle refuse deux fois, preuve, s’il en fallait une, qu’elle songe encore à l’honneur de Nemours et qu’elle l’aime. Par ailleurs, n’oublions pas que le duc assiste à la scène et qu’il doit rester dans l’incertitude : la princesse souffre, soit, mais lui aussi. Le prince lui reproche d’avoir donné son portrait, ce dont elle se défend farouchement avec des phrases exclamatives et impératives. Interruption passionnée de la princesse qui affirme ici une autre vérité : elle a bafoué son honneur mais pas absolument, et elle s’accroche désespérément à ses lambeaux.

   Avec cette célèbre scène de l’aveu, à la fois libérateur et destructeur, la princesse rompt avec une partie d’elle-même, la plus forte, mais aussi avec tous les codes sociétaux. La casuistique amoureuse s’en empare, on en débat dans les salons mondains et dans les colonnes du Mercure galant, journal littéraire, qui propose à ses lecteurs une enquête : sont-ils pour ou contre l’aveu ? Bussy-Rabutin, le cousin de Mme de Sévigné le juge « extravagant », Fontenelle le défend, l’estimant « héroïque ». Admirable, dérangeant ou scandaleux et encore incomplet, il est en tout cas nécessaire dans l’économie du roman : il s’inscrit dans le caractère même de la princesse, parvenue à un trop grand degré de trouble. Toutefois, elle fait preuve de sincérité et d’un courage qui s’avère ici supérieur à celui du secret, tout comme la parole, qui se pare d’une dignité plus grande que le silence. Les mensonges et la dissimulation mènent à la perfidie. Or, la princesse est tout, sauf perfide. L’héroïne, devenant ainsi objet de sympathie au sens premier du terme, entre dans le registre du pathétique, contraire aux lois canoniques du classicisme, ce qui fait certainement de l’ouvrage de Mme de La Fayette un symbole universel.   

   Du reste, ces scènes d’aveu sont courantes dans la littérature du siècle : songeons à la confession de Pauline à Polyeucte[16], de Phèdre à Thésée[17]. Rousseau saura s’en souvenir dans Julie ou La Nouvelle Héloïse avec l’aveu de Julie à son mari. 

    Le dialogue s’interrompt : le prince est requis à la cour et Mme de Clèves reste seule. Mme de La Fayette reprend donc le style indirect pour faire part des tourments de la princesse « épouvantée » de son aveu et au fond d’un « abîme », s’interrogeant sur les causes d’une révélation qu’elle n’avait pas préméditée. En même temps, elle ne regrette rien puisque cet aveu est son unique défense contre Nemours. On retrouve ici le schéma maternel du début, lorsqu’elle se confiait à sa mère : une faute avouée n’en est plus une, libère et ne sera plus commise. En quête d’une image adulte et protectrice, la jeune femme oublie égoïstement l’amour de son époux, sa souffrance intime et sa « douleur mortelle ». Il n’est question que d’estime, dignité et honneur. Et, après une nuit agitée, elle se félicite de sa sincérité, preuve de fidélité. Là encore, le discours intérieur rend l’héroïne proche du lecteur, établissant connivence intime et secrète. En s’intériorisant, le roman devient paradoxalement universel.

   Obligé d’accompagner le roi en Espagne, le prince exige la venue de son épouse. Elle obéit, saisie comme lui d’une « tristesse extraordinaire », consciente d’avoir fait leur malheur à tous deux. Impuissante, elle « meurt de honte », ne supporte pas « de si cruelles conversations », lui demande de « régler sa conduite » afin qu’elle « ne voit personne » et insiste sur son « indignité ». A nouveau, il veut savoir le nom de l’heureux élu. Elle s’y refuse « en rougissant », sans doute parce qu’elle a entendu le nom chéri. Elle le supplie encore une fois d’accepter qu’elle ne voit personne, ce qu’il refuse, en homme d’expérience : une maladie prétexte ne ferait qu’envenimer les soupçons des uns et des autres. Il lui laisse ce qu’elle redoute le plus, sa liberté, comptant sur sa fidélité, sa vertu et son libre choix, faisant preuve ici d’un modernisme étonnant et d’une singularité peu courante en cette époque de mariages de convenance : il aime vraiment sa femme, l’accablant ainsi davantage.   

   Elle fréquente donc la cour en ignorant Nemours et, s’il est présent, elle « évite ses yeux », désormais au fait du dangereux langage des regards. La jeune femmes est d’une « extrême tristesse » mais continue courageusement à mener sa conduite austère et douloureuse.

   Mais le prince, habitué aux silences et rougeurs de son épouse, découvre enfin le nom qu’elle voulait tant garder secret : come on parle de Guise ou de Saint-André pour compléter la suite de Madame en Espagne, le prince observe que son épouse ne se montre « point émue de ces deux noms ». Astucieux, il lui murmure – après un tour chez le roi – que ce sera Nemours. Mme de Clèves rougit ou pâlit sans doute, manifeste un « tel trouble » enfin qu’elle « ne le [peut] cacher ». Mais elle ouvre la bouche et ment encore pour protéger son secret. Elle ment mal : le prince connaît désormais la vérité. Il avoue son mensonge – que de mensonges ! – et s’en va, empli de désolation et l’abandonnant à son triste sort.

   Pour faire bonne mesure, Nemours arrive et la piège sans le vouloir. Elle lui répond avec violence et le quitte sans un mot, « l’esprit plus agité qu’elle ne l’avait jamais eu. » Chez elle l’attend son époux qui lui tient un discours si émouvant qu’elle éclate en sanglots. Les paroles sont désormais impossibles, ils n’ont « plus la force de se parler », la souffrance trop grande ne peut se traduire que par le silence.

   Il est dit que la dauphine est la messagère des mauvaises – ou bonnes ? – nouvelles. Elle informe la princesse que Nemours est effectivement amoureux et « fort aimé d’une des plus belles personnes de la cour », qui l’a avoué à son mari, et qu’elle tient cette nouvelle de Nemours en personne. Silence et « désespoir » de la princesse qui demeure d’abord tête basse puis estime cette histoire « peu vraisemblable ». Le piège se referme encore une fois avec l’arrivée de Nemours. Une seule échappatoire : se précipiter vers la dauphine sans un regard pour Nemours et la supplier de ne rien dire par égard pour l’amitié entre le vidame et le duc, la trahison d’une confidence risquant de les brouiller. La dauphine se moque de sa prudence et pose la question à Nemours. Seule la « mort » pourrait tirer la princesse de son « embarras » et de son « trouble », litotes habituelles contredites par une issue excessive, la mort. La princesse, enfermée dans sa passion monomaniaque, perd toute mesure. La dauphine, innocente, insiste : « Regardez-le, regardez-le ». Regard impossible, évidemment. La princesse tente de reprendre ses esprits et argumente sur l’invraisemblance d’une telle aventure : aveu trop « extraordinaire » pour qu’un mari le raconte. L’évanouissement la guette, manière de fuir une situation intenable. La dauphine passe alors dans son cabinet de toilette, la princesse veut la suivre, mais Nemours l’arrête et tente de s’excuser. Elle ne l’écoute ni ne le regarde, suit le roi, trébuche dans sa robe – elle, naguère si parfaite dans son rôle de représentation – et s’enfuit chez elle où elle se couche.

   Questionnée par le prince, elle commence un long monologue rempli d’interrogations et d’exclamations violentes, accablée par sa trahison ; son époux se défend d’avoir dévoilé le secret et l’en accuse, ce qu’elle nie vigoureusement. Ainsi, du silence initial de la princesse il ne reste rien : paroles imprudentes, aveu délibéré, ragots de cour ont transformé un charmant secret en sujet de conversation qui viole l’intimité des cœurs. Tous deux, incertains et blessés, « restent longtemps sans parler » puis récidivent dans leurs accusations réciproques, s’éloignant l’un de l’autre. Une banale scène de ménage se transforme en une crise douloureuse de par la qualité des protagonistes dont nous ne pouvons douter ni de la sincérité, ni de la vertu, selon les exigences de la tragédie classique. Là encore, l’auteur démontre la vanité des discours : en amour, vaudrait-il mieux se taire ?  

   Plein de bon sens et connaissant la cour, le prince lui conseille d’y tenir son rôle habituel, de montrer « sévérité et « froideur » à Nemours afin que tout cela ne paraisse qu’une « fable ». Il la quitte sans attendre sa réponse, confiant en ses réflexions silencieuses et sûres qui valent mieux que toute parole irréfléchie. Admettant qu’il a raison, elle se retire toutefois dans son cabinet « le reste du jour » afin d’affronter la soirée à laquelle elle ne peut se soustraire puisqu’elle doit apporter la robe à la dauphine pour son prochain mariage : il lui faut y « paraître avec un visage tranquille et un esprit libre ». Mais pour cela, elle doit méditer sur la conduite de Nemours et tenter d’expliquer son indiscrétion ; elle parvient à le mépriser dans « un torrent de larmes ».  La force de l’image, inhabituelle, en dit long sur sa douleur.

   La soirée se déroule sans encombres, la cour entière étant occupée par la cérémonie des fiançailles et du mariage et ne se préoccupant aucunement ni de la princesse, ni du prince, ni du duc. Ils peuvent cacher « au public leur tristesse et leur trouble », circulant entre les groupes bavards, agités de conversations mondaines et futiles, saluant à droite et à gauche, souriant à l’un, plaisantant avec un autre, selon les convenances hypocrites de l’étiquette, une machine infernale sans doute, mais aussi une aide bienvenue.

   Le bal du mariage se déroule tout aussi bien pour la princesse, « d’une beauté incomparable » en dépit de sa tristesse secrète. Elle ne parle pas à Nemours mais le regarde : « il lui fit voir tant de tristesse, et une crainte si respectueuse de l’approcher, qu’elle ne le trouva plus si coupable, quoiqu’il ne lui eût rien dit pour se justifier. » Conversation silencieuse et dangereuse de deux regards.

   Lors du tournoi[18] où Nemours excelle, elle ressent « une émotion extraordinaire » et « a de la peine à cacher sa joie. » Le roi est blessé, la cour s’assemble dans son antichambre les jours suivants et la princesse, sûre d’y trouver Nemours et incapable de lui cacher ses sentiments, feint la maladie et demeure chez elle, s’abandonnant – avec bonheur ? - à l’unique pensée de son amour. Son époux lui tient une conversation indifférente sur la santé du roi mais elle lui trouve « quelque chose d’un peu plus froid et de moins libre » qu’avant. Elle-même n’a pas la « force » nécessaire pour aborder le sujet essentiel. Le roi se meurt, la cour s’en émeut mais la princesse ne participe à rien, demeurant enfermée dans sa chambre, insensible aux problèmes de succession : tel est l’implicite de la fin de cette troisième partie. 

   Dans ces pages, nous assistons à une certaine libération des sentiments et de la parole : la princesse exprime franchement sa jalousie, puis sa joie complice partagée avec Nemours. Le conflit persiste toutefois : elle croit le résoudre en s’éloignant à la campagne mais, contradiction flagrante, voilà la terrible scène de l’aveu. Après l’épouvante vient la tristesse et, pour la désespérer davantage, la supposée trahison du prince à laquelle elle réagit par une violente colère.

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La princesse reste ainsi mise à l’écart au début de la quatrième et dernière partie. Nous apprenons seulement qu’elle ne désire pas suivre la cour au sacre du nouveau roi à Reims, préférant se retirer à la campagne afin de « prendre l’air et songer à sa santé », prétexte commode par lequel l’auteur informe discrètement le lecteur de l’affliction de la jeune femme.

   Mais la scène suivante nous livre explicitement les secrets des cœurs : Nemours, désespéré, se rend chez elle. Agitée et troublée, « elle [prend] la résolution d’éviter la chose du monde qu’elle [souhaite] peut-être le plus » : le recevoir. Dès qu’il est parti, elle regrette sa décision, selon les revirements coutumiers d’un cœur amoureux.  

   Une méprise vient aggraver la situation : son époux apprend que des dames de la cour, ayant rendu visite à sa femme, y ont laissé Nemours, ce qui est vrai, mais elle ne l’a pas vue, ce qu’il ignore. Il lui demande donc des comptes sur son emploi du temps, elle lui répond volontiers, sans citer Nemours. S’ensuit alors une série de questions rhétoriques du prince, précises, lucides et passionnées à la fois. Assez finement, elle s’étonne qu’on puisse lui reprocher « de ne l’avoir pas vu ». Il s’emporte et se déclare « le plus malheureux de tous les hommes. » Elle lui répond « tristement », comme emplie de lassitude devant son « injustice », déjà loin, semble-t-il, de ces querelles, abandonnant le combat.

   Il la quitte mais lui envoie une lettre pleine « d’affliction, d’honnêteté et de douceur », entrant comme son épouse dans le jeu sans fin des contradictions, le jeu identique et éternel de l’amour : Mme de Clèves n’est pas une exception. Elle lui répond sur un mode apaisant, l’assurant de sa fidélité, le rassurant sur sa conduite passée et à venir. Lorsqu’ils sont à nouveau réunis, l’alternance des sentiments s’intensifie, entre son « amitié » pour lui et « l’idée de M. de Nemours ». Son époux parti, Nemours aussi, elle est confrontée pour la première fois à l’absence « cruelle » de l’être aimé, dépourvue de toute crainte ou espoir de le rencontrer.

  Cette vacuité d’une existence vaine est interrompue par son séjour à Coulommiers où elle fait porter des copies de tableaux représentant les exploits du roi, notamment la bataille de Metz, où figure Nemours qui lui a « peut-être donné envie » d’avoir ce tableau. Peut-être ? Quel but poursuit donc ici Mme de La Fayette ? Il n’est plus possible d’égarer le lecteur sur les sentiments de la princesse. Veut-elle nous faire comprendre ainsi, bien au contraire, que la décision est prise de ne plus revoir Nemours ? Que cette retraite à la campagne est définitive ? Et que donc, voir Nemours sur un tableau est la seule consolation qu’elle s’accorde ? On pressent déjà comme une distance entre la princesse et ses sentiments, qui prépare le refus final.

   Menant une vie de recluse, loin des domestiques, elle accueille avec joie son amie, Mme de Martigues, qui ignore tout de sa passion partagée : ainsi pourra-t-elle mieux oublier. Elles conversent agréablement le soir dans le jardin. Elle reprend ensuite sa vie solitaire, s’adonnant librement à son idée fixe : Nemours. Il la surprend « à regarder [son] portrait avec une attention et une rêverie que la passion seule peut donner ». Il hésite à se montrer et à lui parler, renonce, mais un geste maladroit le fait découvrir. Elle choisit la fuite et, trop émue, se déclare malade à ses domestiques, restées dans le pavillon. Elle y passe la nuit, craignant sa proximité. Peur et lâcheté la submergent. Cette fois, au refus de la parole s’ajoute celui de la vue directe. L’interdit envahit son esprit, toute transgression serait un crime. Nemours revient le lendemain mais elle ne descend pas au jardin, peu sûre de sa force de résistance mais ne voulant pas modifier sa conduite impitoyable – pour elle et pour lui –.  

   Nemours ne s’avoue pas battu et requiert sa sœur, Mme de Mercoeur : il l’accompagnera chez la princesse pour une visite de politesse. La conversation porte sur des « choses indifférentes » mais la princesse montre de la « colère » et de la « froideur », une froideur qui s’évanouit bien vite. Le visage possède aussi son langage.

   Il évoque la beauté du pavillon. Mme de Mercœur s’étonne car il semble bien le connaître. La princesse lui répond qu’il « n’y est jamais entré », Nemours la détrompe en s’adressant directement à elle et « en la regardant ». La princesse « rougit » et répond « en baissant les yeux sans regarder M. de Nemours » : elle n’a aucun souvenir de sa visite. Nemours lui réplique qu’il y passa « les plus doux et les plus cruels moments de sa vie. » Elle se tait. Mme de Mercoeur va bientôt partir, la princesse craint de se retrouver seule avec Nemours et décide de la suivre dans son carrosse jusqu’à l’orée des bois, ce qui laisse Nemours fort déconfit.  Elle a donc appris l’art du refus implicite. 

   Hélas, Nemours a été suivi durant ces deux jours sur l’ordre de M. de Clèves, auquel on fait un rapport des faits bruts : il est entré deux nuits de suite dans le jardin et il a rendu visite à la princesse avec Mme de Mercœur. Le prince, accablé, tombe gravement malade et l’on vient chercher son épouse. Il l’accueille avec « quelque chose de si froid et de si glacé pour elle qu’elle en [fut] extrêmement surprise et affligée » et il accepte à peine ses soins. Au lieu de l’interroger, la princesse pense à « un effet de la maladie ». Et la terrible méprise s’installe définitivement, alors qu’une prise de parole aurait sans doute tout arrangé. Mais la princesse ignore la ruse de son époux. On peut lire ici un sous-entendu de l’auteur à propos des silences bienvenus ou malvenus qui visent ici le prince en premier lieu.

   Arrivé à la dernière extrémité, il accepte d’ouvrir son cœur à la princesse, qui se contente de « se mettre à genoux devant son lit, le visage tout couvert de larmes ». La méprise est cruelle. Aussi se défend-elle vigoureusement : « Moi, des crimes ! » Elle nie tout en bloc, et à juste titre, en répétant quatre fois « jamais ». Il ne la croit pas et « ses larmes ou sa douleur lui [ôtent] la parole. » Il convient de noter le « ou », que l’on peut mettre en parallèle avec le « peut-être » évoqué plus haut. Encore une fois, l’auteur prend du recul avec son personnage et semble moins s’impliquer. Faut-il y voir une lassitude ? La princesse continue courageusement sur le mode impératif : « Regardez-moi », « Ecoutez-moi ». En fin de compte, elle a saisi l’importance du regard et de la voix. Mais la parole s’est fait trop attendre : « Vous m’avez éclairci trop tard. »

   Après sa mort, l’auteur, en un court paragraphe, résume la réaction désespérée de la princesse qui se juge finalement « la cause de sa mort » et éprouve de l’« horreur pour elle-même ». Elle s’enferme alors chez elle, décidée à ignorer le monde extérieur, surtout Nemours, ayant « défendu qu’on lui rendît compte de ceux qui l’iraient chercher », obsédée par son discours intérieur tournant autour de l’idée fixe de sa culpabilité, oubliant Nemours, ne pensant plus qu’au prince : « Mais toutes ces douleurs se confondaient dans celle de la perte de son mari, et elle croyait n’en avoir point d’autre. » Après des mois « d’affliction violente », elle sombre dans la « langueur[19] » et trouve peu d’intérêt aux bavardages divertissants de Mme de Martigues. Seule la mention du nom de Nemours provoque une réaction : elle rougit et change de sujet. La princesse se trompait donc en croyant « n’avoir point d’autre » source de douleur que la mort de son époux.

   En effet, si elle ne l’entend plus elle le voit par hasard, s’assoit sur le banc qu’il vient de quitter et se remémore son amour. Discours silencieux qu’elle conclut par un constat : « plus de devoir, plus de vertu » ne tiennent ; ils sont libres de s’aimer. Vraiment ? Aussitôt, des pensées contraires jaillissent dans son esprit : le prince ne lui avait-il pas témoigné la crainte qu’elle ne l’épouse à sa mort ? Après « deux heures » de réflexion silencieuse, la « raison » et la « vertu » l’emportent : il faut fuir Nemours, contre l’avis de son « cœur ». La contradiction se manifeste dès le lendemain matin : elle se met à la fenêtre d’où, lui a-t-on dit, il peut l’apercevoir de la maison d’en face ; ils se voient, elle se cache aussitôt.     

   Nemours s’arrange pour obtenir un rendez-vous clandestin chez le vidame de Chartres. A sa vue, la princesse « rougit ». Silence troublé des deux amants, rompu par Nemours, plus courageux. La princesse se protège en alléguant son « état » et sa « réputation » et veut s’en aller. Nemours la retient et répète « Ecoutez-moi, écoutez-moi ».

   Et la princesse cède « pour la première fois », regardant Nemours « avec des yeux pleins de douceur et de charmes », appuyant son regard de paroles tendres, espérant pour lui un « bonheur » qu’elle ne peut lui donner. Elle s’assied, preuve qu’elle est décidée à aborder la situation « avec sincérité », déclare qu’elle lui a pardonné les malentendus « il y a longtemps » et avoue enfin son amour pour lui. Aveu d’importance ! Stendhal remarque dans De l’Amour : « Le bonheur du duc de Nemours quand Mme de Clèves lui dit qu’elle l’aime est, je crois, au-dessus du bonheur de Napoléon à Marengo. » Il « expire » en effet « de joie et de transport ».

   Mais cet aveu est également désaveu[20] : il « n’aura point de suite, et je suivrai les règles austères que mon devoir m’impose », précise-t-elle. Un devoir qu’elle s’invente, un « fantôme de devoir », ajoute Nemours, comme un maléfice. Elle accepte de s’expliquer longuement et librement « pour la seule fois de sa vie » constatant tranquillement : « les passions peuvent me conduire, mais elles ne sauraient m’aveugler ». Selon elle, Nemours n’aura pas la constance de l’aimer éternellement car c’est précisément l’obstacle qui a fait grandir sa passion ; il est galant[21] ; leur passion ne durera pas toujours ; elle sera jalouse et éprouvera une « douleur mortelle » et ne pourra pas le quereller puisque si « on fait des reproches à un amant » on ne peut en faire à un époux. Notons encore ici une allusion au statut du mariage à cette époque  où il est entendu que les époux ne s’aiment pas. Et, bien entendu, elle ne peut oublier que Nemours est cause de la mort de M. de Clèves. Elle est consciente de la difficulté du combat, se « défie de ses forces » mais elle « est soutenue par l’intérêt de son repos » qui est celui de « son devoir ». Elle se privera de sa vue qui serait un « crime », sûre de ses résolutions morales.  

   Toutefois, elle ne reste pas insensible au désespoir de Nemours qu’elle regarde « avec des yeux un peu grossis par les larmes ». Par les tournures interrogatives, elle exprime ses regrets de ne pas l’avoir rencontré plus tôt, elle accuse « la destinée », le fatum des tragédies antiques et l’obstacle invincible. Nemours la reprend : le seul obstacle, c’est elle, et la loi qu’elle s’impose, loin de toute « vertu » ou « raison ». Elle admet que le « sacrifice » n’existe que dans son « imagination » et lui laisse un espoir : la mort du prince est trop récente. Mais cette conversation « lui fait honte » et elle la termine sur un « Adieu » qui semble définitif.

   La nuit se passe pour elle en un long monologue intérieur où elle ressasse son état en phases contradictoires : la joie et la honte d’avoir osé avouer son amour, la « douleur » de trouver son devoir si difficile, la force de la vertu et de la raison. La « bienséance » lui accorde quelque temps pour adopter une résolution définitive mais elle décide fermement de ne pas voir – pas encore – le duc.

   A son oncle le vidame, elle oppose un refus catégorique, désirant « demeurer dans l’état où elle se trouvait ». Il lui envoie deux lettres où il plaide la cause de Nemours qui ajoute quelques lignes de sa main. Elle réagit violemment, interdisant tout commerce épistolaire. Plus de communication verbale ni écrite. On voit comment l’auteur annonce le silence définitif.

   Jugeant que la distance l’aiderait à respecter la « bienséance », elle s’absente dans ses terres lointaines « vers les Pyrénées », autrement dit au bout du monde, en ces temps où parcourir dix lieues[22] nécessitait au moins une journée de voyage. A la distance s’ajoute le temps qui passe où elle s’oblige à se souvenir de son époux pour mieux oublier Nemours. Elle tombe alors « dans une maladie violente », peut-être mortelle. Le corps ne peut soutenir une telle violence faite à l’esprit qui sacrifie un amour réel à un devoir fictif. Elle se remet toutefois et, se découvrant toujours éprise de Nemours, mène un rude combat dont elle croit sortir victorieuse en entrant dans un couvent : retraite définitive, enfermement et reniement du monde.

   Les médiations de la reine et du vidame restent vaines. Nemours en personne veut lui rendre visite. Elle lui fait dire qu’il y aurait du « péril » à le revoir, son « devoir » et son « repos » s’opposant à son « penchant » pour lui ; pire, elle ne songe plus qu’à l’importance de la vie de l’au-delà et elle lui souhaite les mêmes préoccupations. Pire encore, elle ne veut pas savoir ce qu’il en pense. Notons que la transmission de la parole se fait par personne interposée, comme au début du roman, mais le refus en est la cause et non plus la timidité : la princesse ne se permet aucune transgression. Pour un amant passionné, c’est une absurde et terrible fin de non-recevoir, une dénégation glacée. Pour la princesse, c’est le triomphe d’un amour non-advenu qui meurt dans le plus rigoureux silence. Remarquons que tout dialogue est interrompu depuis l’entrevue chez le vidame, augurant du silence final et de la retraite définitive qui clôturent l’ouvrage. Une retraite annoncée par les nombreux séjours à la maison de campagne de Coulommiers, toujours interrompus. Mais cette fois, nul sursaut du cœur ne viendra interrompre une existence désormais vouée aux « occupations plus saintes que celles des couvents les plus austères » et qui sera « assez courte ». Mme de La Fayette propose un récit dépouillé pour ce dénouement laconique où le renoncement, le silence et l’absence étouffent la vie réelle en même temps que l’amour. Cependant, l’auteur prend soin de s’absenter en quelque sorte de ces dernières lignes, ne prenant pas parti et restant dans l’ambiguïté : l’épilogue est-il une défaite ou une victoire ? En entrant définitivement dans le silence, la princesse de Clèves devient véritablement La Princesse de Clèves, roman entré dans l’immortalité littéraire.


[1] Marivaux, La Surprise de l’amour, créé à la Comédie-Italienne le 3 mai 1722.

[2] Il s’agit de Marie Stuart, reine d’Ecosse, qui devient reine de France au cours du roman. 

[3] Première épouse du duc d’Orléans, frère de Louis XIV.

[4] Mme de La Fayette a des relations intimes avec La Rochefoucauld, l’auteur des Maximes.

[5] Au sens du 17e siècle : amoureux.

[6] Elle a seize ans.

[7] Qui relève encore de l’anachronisme.

[8] A Nemours.

[9] Au sens du 17e siècle : qualités.

[10] Au sens du 17e siècle : amour.

[11] Le texte est divisé en trois parties.

[12] On peut supposer du reste que cet usage naquit sous le règne des Valois.

[13] Catherine de Médicis.

[14] Dans le sens de mérite.

[15] Toujours au sens du 17e siècle. 

[16] Corneille, Polyeucte, Acte II, scène 11.

[17] Racine, Phèdre, Acte V, scène 7.

[18] Célèbre tournoi où le roi Henri III reçut une lance dans l’œil et mourut peu après de sa blessure.

[19] Nous dirions aujourd’hui « dépression ».

[20] Cf. l’aveu de Pauline, Polyeucte, II, 2.

[21] Sujet aux galanteries, c’est-à-dire aux aventures amoureuses.

[22] Une lieue était l’équivalent de quatre kilomètres.

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Date de dernière mise à jour : 09/04/2024