« Connaître sert beaucoup pour inventer. » (Mme de Staël)

Artémis - Une grille de lecture

« Artémis » (Gérard de Nerval)

- Une grille de lecture -

 « Il ne m’a pas suffi de mettre au tombeau mes amours de chair et de cendre pour bien m’assurer que c’est nous, vivants, qui marchons dans un monde de fantômes. »

(Gérard de Nerval, Voyage en Orient, 1851 pour l’édition définitive).

Introduction

   Le sonnet « Artémis »[1] fait partie des Chimères, ensemble très bref de douze poèmes qui pourrait constituer un recueil à part entière car l’autonomie de chaque pièce respecte l’homogénéité de la totalité. Les gloses sur la valeur ésotérique du chiffre douze sont innombrables[2], d’autant qu’il double en quelque sort le nombre de nouvelles, sept, qui composent l’ensemble des Filles du feu (1854), précédées d’une lettre–dédicace à Alexandre Dumas. Cette alliance de textes en prose et en vers, grande innovation dans le monde des lettres, correspond à l’esthétique de Nerval qui s’insurge contre la codification des genres, et trouve arbitraire la distinction entre prose et poésie : pour lui, être poète relève davantage d’une attitude face à la vie.

   Le poème, comme tous ceux de Nerval, a fait couler beaucoup d’encre et se prête à maintes interprétations et analyses. Les sources littéraires et mythologiques, les allusions biographiques[3] suffisent-elles à lui donner un sens cohérent ? La structure grammaticale transparente – à la différence de Mallarmé – ne cache-t-elle pas un sens obscur en raison des mots polysémiques aux interprétations simultanées et diverses ? D’autant que Nerval écrit lui-même dans sa préface à Dumas que ses poèmes « perdraient de leur charme à être expliqués, si la chose était possible, concédez-moi du moins le mérite de l’expression ; - la dernière folie qui me reste sera de me croire poète : c’est à la critique de m’en guérir. » Ainsi, Nerval ne recule pas devant sa folie ; il s’en sert au contraire, tel « l’épanchement du songe dans la vie réelle[4] », pour construire une œuvre solidement architecturée dont le sonnet « Artémis » est un exemple. Partons donc à la recherche du sens, d’un sens plutôt, explorons une piste qui nous permettrait d’entrevoir l’une des représentations nervaliennes de la vie.

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Des nombres et des femmes

   D’emblée, le lecteur est confronté à l’hermétisme des nombres, « la première », « la dernière » et « la Treizième » qui pourrait évoquer le titre initial du poème, « Le Ballet des Heures » : d’après la mythologie gréco-latine chère à Nerval, ces « Heures » dansant autour d’Artémis sous la direction du Dieu Pan, assimilées aux saisons, seraient filles de Zeus et de Thémis et auraient pour mission de veiller sur les champs des hommes. Ainsi, la succession des saisons comme celle des phases de la Lune-Séléné-Artémis-Diane chasseresse, mythe lunaire lié à la réalisation spirituelle, scande le rythme de la vie, marque les étapes d’un cycle de développement : naissance, formation, maturité et déclin, annonçant le mythe de l’éternel retour et du perpétuel recommencement : à l’horloge du cosmos, les heures sont des années.   

   Si le nombre 13 est censé porter malheur selon la superstition populaire, il correspond aussi au passage entre le 12 et le 1, zone de transition, étape importante, voire cruciale, à franchir – notons la majuscule -, avant que le cycle du temps ne reprenne, le temps évoqué par « le seul moment ». Cette notion de frontière ouvre à une méditation sur le passage entre le monde des vivants et celui des morts[5]. Il pourrait donc s’agir d’un temps cyclique où passé et présent se confondent, un temps immuable qui toujours recommence. Nerval croit aux vies antérieures, comme en témoigne son poème « Fantaisie »[6] où il évoque cette « blonde aux yeux noirs » - son idéal de la beauté féminine[7] – « Que dans une autre existence, peut-être, / J’ai déjà vue – et dont je me souviens ! »

   Dans le chapitre III de Sylvie, une pendule, posée sur un socle représentant « la Diane historique accoudée sur son cerf », est arrêtée : le temps aussi.

   Cette croyance en la métempsychose est corroborée chez lui par un sentiment perpétuel de dédoublement – des autres et de lui-même - et de la porosité des époques entre elles. Dans Les Illuminés, Nerval cite Joseph de Maistre : « L’homme n’est pas fait pour le Temps, car c’est quelque chose de forcé qui ne demande qu’à finir. D’ailleurs, dans le songe l’on n’a pas idée du temps. »

      Le temps s’incarne alors dans une figure féminine éternelle à l’identité mystérieuse - car « c’est toujours la seule » -, ou plutôt aux identités multiples. Nerval nous oriente certes vers Artémis dans le titre mais son nom n’est plus jamais évoqué dans le poème. Cette absence ou cette présence en creux, est lourde d’une signification qui demande de revenir sur la légende ancienne.

   Artémis[8], sœur jumelle d’Apollon, est la déesse grecque de la chasse, souvent associé à la Lune. Déesse vierge, et donc tout l’opposé d’Aphrodite[9], elle s’abstient de tout commerce sexuel et punit sévèrement ceux qui tentent de la séduire, les transformant en cerf qu’elle fait dévorer par ses chiens. Par contre, elle récompense par l’immortalité ses adorateurs fidèles. Paradoxalement, elle protège les femmes enceintes et s’affirme comme la déesse des enfantements. Elle se révèle donc à la fois protectrice et redoutable.

   L’amour n’est-il pas avant tout œuvre spirituelle plutôt qu’œuvre de chair ? Ne se nourrit-il pas d’interdits ? Phœbus n’aime-t-il pas sa sœur Artémis ? Nerval a fait de Jenny Colon une déesse intouchable, mais quand la divinité descend de son piédestal, il s’enfuit, comme en témoigne ses lettres. Les amours imaginaires ont la faveur de ce néo-platonicien passionné.

   Mais s’il nous semble traverser l’Antiquité grecque avec Artémis et les Heures, quelle est donc cette reine, où et quand règne-t-elle ?         

   Le doute et l’incertitude s’installent en effet avec les questionnements de deux vers suivants : « Es-tu reine... » ? « La première ou dernière ? » Remarquons que Nerval, dans ses textes, entretient une filiation illusoire avec les grandes dynasties d’Allemagne[10] et de France, faisant des allusions répétées à une Reine qui est à la fois reine de France, du monde et du ciel.

   Il s’agit en tout cas d’un être familier que le poète invoque en la tutoyant : « ô toi ! », son double en quelque sorte, puisque Nerval s’assimile à un « roi » incertain avec l’interrogation « es-tu roi ? », son époux mystique, son « amant », annonçant une isotopie amoureuse abondante. L’énigme s’accroît avec « le seul ou le dernier » : s’il est seul, c’est qu’il est aussi le premier, tout comme elle.

   Notons ici les répétitions qui n’effraient pas Nerval, audacieux transgresseur des règles du sonnet : dans ce quatrain, on compte deux occurrences de « première », de « dernière » (redoublée par « dernier ») ainsi que de « seule » / « seul », et cinq du verbe être[11]. Transgression sans doute mais aussi respect de la forme. La préface du Second Faust de Goethe nous renseigne sur l’esthétique nervalienne : « L’art a toujours besoin d’une forme absolue et précise au-delà de laquelle tout est trouble et confusion[12]. » La structure française du sonnet français du 16e siècle est de cinq rimes embrassées et plates selon le schéma ABBA / ABBA / CCD / EED avec alternance des rimes féminines et masculines. Mais elle ne correspond pas à « Artémis » qui suit le schéma ABAB / ABBA / CDC / CDC. Cette irrégularité surprenante correspond tout à fait à l’hallucination organisée du poème écrit à l’encre rouge dans l’asile qui abrite Nerval à la fin de sa vie.

  

   Au terme de cette première strophe, nous disposons d’une esquisse ponctuée d’interrogations : le retour cyclique d’une femme qui nous reste à vrai dire inconnue, reine ou non, première ou dernière, c’est-à-dire treizième, la seule et donc la même, chantée par celui qui l’aime et lui ressemble, à l’identité tout aussi mystérieuse, roi ou non, amant unique ou non. Un arrière-plan se dessine, à la fois mythologique avec « Artémis » et les Heures, historique avec « reine » et ésotérique avec « Treizième », bref toute la mythologie nervalienne nourrie de culture antique, légendaire et hermétique.

   Le second quatrain nous ouvrira-t-il des perspectives plus explicites ?

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Au nom de la rose   

   L’attaque du premier vers relève du champ lexical de l’amour (deuxième occurrence) sur un mode impératif cette fois, celui de la certitude, un amour qui dure « du berceau dans la bière », impliquant l’alliance ou la similitude de la naissance et de la mort. Notons le « Je » lyrique. La confusion se fait jour : ce « berceau » évoque la mère absente, morte dans la froide Silésie alors que Nerval est âgé de deux ans, et à laquelle il cherche des substituts toute sa vie. Il assimile « la mort », « la morte » (deux occurrences) – la Mort ? - à la mère, la Mère universelle, écrivant dans Octavie[13] : « La mort ! ce mot ne répand cependant rien de sombre dans ma pensée. [...] J’ai rêvé quelquefois [...] qu’elle me disait : « ... À présent, viens dormir, viens te reposer dans mes bras. Je ne suis pas belle, moi, mais je suis bonne et secourable, et je ne donne pas le plaisir, mais le calme éternel. » La mère panse les plaies de son enfant, qu’on la nomme Cybèle, Isis – la Mère universelle, dont le nom signifie reine - ou Marie. Nerval élabore un mysticisme personnel, à la recherche de son salut individuel. Se confondent aussi en lui toutes les jeunes défuntes qui peuplent ses rêves, les héroïnes de ses nouvelles, déjà présentes dans « El Desdichado », « le ténébreux, le veuf, l’inconsolé. » Il écrit dans Promenades et Souvenirs : « Héloïse est mariée, Fanchette, Sylvie, Adrienne sont à jamais perdues pour moi : le monde est désert. Peuplé de fantômes aux voix plaintives, il murmure des chants d’amour sur les débris de mon néant ! Revenez pourtant, douce images ! J’ai tant aimé, j’ai tant souffert ! » 

   Dans ce quatrain, amour (quatre occurrences) et mort, allégorique ou non, deviennent quasiment synonymes. D’où l’oxymore « Ô délice ! ô tourment ! » : la mort apporte l’apaisement dans les bras de l’aimée qui tient une « rose trémière », déjà contenue par paronomase dans « première » et « treizième » et qui attire l’attention sur l’homophonie avec dernière, première, bière. Le poète multiplie ainsi échos et allitérations, répétitions et variations – mots de la même famille – afin de faire naître une monotonie volontaire qui ressemble fort à une mélopée, parole sacrée dans l’espace du poème, espace clos et protégé où il en appelle à la Femme aimée comme une prière.      

   La rose dite trémière[14] aurait été rapportée de Damas par les Croisés. Il faut remarquer l’artifice des italiques, utilisé également dans « El Desdichado » avec « étoile », « soleil noir », « Mélancolie » et « fleur ». Quant à la rose en soi, elle occupe une grande place dans le poème (quatre occurrences), l’imaginaire nervalien... et dans sa vie : dans la clinique de Passy, il en conserve une dans un coffret, ramenée lors de son voyage en Orient.

   Son histoire individuelle croise non seulement l’Histoire mais aussi le mythe : on sait que la rose, d’abord l’attribut de maintes divinités païennes, comme Isis ou Aphrodite, est associée au christianisme et devient le symbole de la Vierge. Emblème également de l’amour pur et désincarné, comme en témoigne la culture occidentale[15] avec Le Roman de la Rose, de Guillaume de Lorris, Jean de Meung et surtout Dante qui, dans La Divine Comédie, en fait une immense fleur symbolique que Béatrice montre à son amant fidèle parvenu au dernier cercle du Paradis, femme-guide à travers les épreuves dans un contexte rédempteur. La rose devient alors rosace, celle des cathédrales, une rosace éternelle dont toutes les âmes sont des pétales, représentant à la fois l’éternité et l’instant : éphémère par sa floraison, elle symbolise la renaissance. Renaissance en Dieu ici ou bien métempsychose comme plus haut ? Nerval pratique un syncrétisme total.   

   Toujours est-il que l’on devine aisément les connotations religieuses du terme, présentes d’ailleurs dans les deux tercets (quatre occurrences au total).

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Sainteté

   La « sainte napolitaine » n’est autre que Sainte-Rosalie, commémorée à Palerme, assimilée à Saint-Gudule célébrée à Bruxelles[16] : Nerval séjourne en Italie et en Belgique à plusieurs reprises. Le personnage de Rosalie, sainte ou sorcière, provient des Élixirs du Diable d’Hoffmann qui exerce une influence patente sur Nerval, en même temps que Novalis et le jeune Goethe[17]. Le romantisme allemand développe la doctrine de l’analogie universelle, tout comme les poètes néo-platoniciens de la Renaissance en Italie, le mystique allemand Jakob Böhme, Swedenborg le visionnaire ou encore les occultistes du 18e français, notamment Cazotte.

    Il s’adresse à elles par une apostrophe et une périphrase sous forme litanique, utilise le « tu » comme au début du poème, variante du « je » lyrique du deuxième quatrain, qui n’est pas sans rappeler le romantisme de ses jeunes années. Nerval place son moi au centre de ses préoccupations et s’attache à construire un mythe personnel, comme il le souligne dans le préambule de Promenades et souvenirs

   On retrouve la couleur rose unie au violet, symbole de l’initiation dans l’ésotérisme : le syncrétisme est flagrant.

   Il aime en elles leur lumière, couleur de flamme, « les mains pleines de feu » de Sainte-Rosalie et « la rose au cœur violet » de Sainte-Gudule, alliant Naples et Bruxelles pour mieux dépasser leur singularité et atteindre l’unité mystique d’un seul amour innommé, innommable et indicible : nous voilà égarés dans le labyrinthe initiatique que Nerval assigne à sa propre vie.   

   Mais Rosalie, Gudule et Jenny Colon, son grand amour, ne font qu’un. La cantatrice Jenny Colon, morte en 1842, reste ensevelie dans son cœur : « As-tu trouvé ta croix dans le désert des cieux ? » Par cette interrogation pathétique, il semble s’intéresser au sort posthume de son âme et se rebelle contre Dieu qui ne propose qu’un « désert ». Mais il ne s’agit plus désormais de la véritable Jenny Colon, si tant est qu’elle le fut jamais : elle a rejoint dans un au-delà qui reste à définir les silhouettes mythologiques, religieuses et maternelles. Précisons que le jeune Nerval a souffert du mal du siècle, comme toute sa génération, évoqué par Musset après Chateaubriand. Leur conception idéale et poétique de l’amour est le moyen de transcender la perte irrémédiable car la femme réelle est toujours décevante. Il ne faut donc pas exagérer l’importance de Jenny Colon dans sa vie : d’une manière générale, le comportement de Nerval ne peut qu’entraîner déconvenues et infortunes de toutes sortes : n’a-t-il pas choisi de choisi de vivre le rêve éveillé, contraire à la réalité ? En 1843, de Malte, il écrit une lettre à Jules Janin : « En somme l’Orient n’approche pas de ce rêve éveillé que j’en avais fait. » La femme n’est pas la seule source de souffrance.    

   Cette croix renvoie également à la « Treizième heure », lieu de passage entre le jour et la nuit : elle désigne le centre, la croisée des chemins la conjonction des contraires non plus dans le temps mais dans l’espace et se révèle donc symbole de salut en dépassant l’opposition entre la religion polythéiste et la religion monothéiste. Dieu est certes absent mais la sainte, quelle que soit son image, ne peut-elle faire office de médiation avec les humains ?

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La Descente aux Enfers        

   La révolte est flagrante dans le dernier tercet. C’est une image de morte qui est adorée, la « sainte de l’abîme », qu’il préfère aux « fantômes blancs de votre ciel qui brûle ![18] »

   Attardons-nous d’abord sur la couleur blanche[19]. Le blanc est l’absence ou la somme des couleurs, le départ ou la fin de la vie diurne et du monde manifesté, l’aboutissement de la vie, donc la mort, un moment transitoire à la charnière du visible et de l’invisible. Il s’agit d’une valeur limite, une couleur de passage rituelle dans les Mystères antiques, reprise dans l’iconographie chrétienne. Dans la pensée symbolique, la mort précède la vie et toute naissance est une renaissance. Primitivement, le blanc est la couleur de la mort et du deuil – c’est encore le cas en Orient – et le reste longtemps en Europe à la cour des rois de France. Le blanc livide néfaste s’oppose au rouge de la vie. C’est la couleur du linceul, des spectres et apparitions, des revenants et des « fantômes » : rappelons l’absence de couleur du nain Aubéron, l’Alberich des Nibelungen, le roi des Elfes. 

   Mais c’est aussi la couleur de la pureté, de la virginité, que l’on peut considérer à l’origine neutre et passive car rien n’est encore accompli : blancheur du lait (image maternelle), du lys, du lotus oriental. Le blanc devient ainsi le symbole du devenir et de l’éveil, des promesses et des virtualités. On songe à la couleur de la Lune, dont la rondeur féconde et la plénitude, (encore une image maternelle), est prometteuse de l’aurore et de la lumière solaire, diurne et positive. Artémis disparaîtra et L’Esprit s’éveillera.

   Mais il semble ici que le poème se fragmente, se morcelle, se disjoint, et opère un tournant majeur : le poète rejette désormais cette blancheur virginale, image magnifiée d’une femme sanctifiée, et lui préfère « la sainte de l’abîme », sombre oxymore qui permet de dépasser les contradictions. L’abîme, autrement dit la tombe, le gouffre ou le tombeau, vie post-mortem... ou vie prénatale selon son hypothèse ? Le poète préfère la « Sainte » de l’Enfer, allusion à la Diane ou Artémis Hécate, autre facette de Diane Séléné, la Morte, devenue déesse de l’au-delà, comme Nerval le rappelle dans son commentaire du dénouement de l’Hippolyte d’Euripide : la déesse des morts préside aux apparitions des fantômes, sortilèges, terreurs nocturnes et spectres. Son pouvoir s’exerce la nuit.

   Selon les Anciens, l’entrée des Enfers se trouve à Naples, où vécut Sainte-Rosalie : ainsi se tresse le fil ininterrompu de ses amours malheureuses. Car, il faut bien le souligner, la femme aimée est absente, Orphée s’étant parjuré. Les amours nervaliens sont créés de toutes pièces mais la Descente aux Enfers est une initiation nécessaire, une purification, comme pour Orphée à la recherche d’Eurydice afin que l’homme Nerval transcende sa condition humaine, et que le poète en lui parvienne à transfigurer la lucidité et la logique, propres à ce moment d’égarement, en création poétique. Baudelaire, l’un des rares à prendre Nerval au sérieux, parle de « l’imagination créatrice », la « reine des facultés » à propos de Poe. Ne pourrait-on appliquer la formule de « transfiguration mystique de la réalité » à propos de Nerval ? Et ne serait-ce pas la même chose ?

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Conclusion

   Au terme du poème, rien n’est certain. Nous sommes-nous perdus dans les chimères du poète ? Hans Peter Lund dit en substance que le poème « Artémis » n’est pas un texte « clos » et que nul commentateur n’a pu l’élucider complètement[20]. Il est vrai également qu’on ne peut esquiver le déséquilibre mental à partir de la première crise de 1839 et surtout celle de 1841, en tout cas la part qu’y prend un mysticisme exalté.

   Les motifs et mythes entrelacés, tant personnels que littéraires, la multiplication des références trahissent l’angoisse face au monde. Nerval ne choisit pas, il est comme en attente, empli d’un désir impossible à combler. La maîtrise formelle accroît l’impression d’un désordre, voire d’une fracture, et la musique des vers ne compense pas le sens irréductible des mots. Cette troublante attention au langage traduit une grande interrogation face au réel, qui le hante sa vie entière. Et nous interrogeons de même le poème, qui propose plusieurs clés et ne semble accepter la multiplicité des lectures que pour mieux les rejeter. Paradoxalement, la surabondance de références ouvre la voie à une forme de scepticisme ou de désarroi : le lecteur ne peut trancher. La poésie, ce véhicule du sacré, ne serait-elle qu’un temple vide surchargé de symboles ? Nerval écrit dans Voyage en Orient : « Quant à moi, je suis suffisamment sceptique pour ne repousser aucune superstition. » Faut-il le croire ?

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Références :

- Dictionnaire des symboles, Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, Robert Laffont, 1982, édition revue et corrigé.

- Gérard de Nerval, Œuvres complètes, Gallimard, La Pléiade,

- Gérard de Nerval, la marche à l’Etoile, Corinne Bayle, Éditions Champ Vallon, 2001

- Gérard de Nerval, Expérience vécue et création ésotérique, Jean Richer, Trédaniel, première édition 1987.

- « La statue mythologique Diane chez Nerval et Heine », Hans Peter Lund, Revue Romane, Bind 22, 1987. https://tidsskrift.dk/index.php/revue_romane/article/view/11873/22586

   


[1][1] Écrit sans doute en décembre 1853.

[2] Mais ce n’est pas le lieu de s’y attarder.

[3] « Je suis du nombre des écrivains dont la vie tient intimement aux ouvrages qui les ont fait connaître », écrit-il dans Promenades et Souvenirs

[4] Aurélia.

[5] L’Arcane XIII du Tarot décrit, davantage que la mort réelle, la mort initiatique, et indique l’achèvement d’un cycle avant un renouvellement.

[6] Première publication en 1832.

[7] À l’image de Jenny Colon.

[8] Diane en latin.

[9] Vénus en latin.

[10] Il y fait quelques séjours.

[11] Sept occurrences du verbe être dans l’ensemble du poème.

[12] Introduction au Faust de Goethe, 1827, suivi du Second Faust, 1840.

[13] Les Filles du Feu.

[14] Altération de « rose d’outremer ».

[15] Sans anachronisme, citons ici Le Roman de la Rose d’Umberto Eco, auteur également d’une fort intéressante étude sur Sylvie, où la rose est également présente. 

[16] La cathédrale Sainte-Gudule de Bruxelles est célèbre pour sa rosace.

[17] Nerval traduit le Premier Faust en 1827.  

[18] Il y a également une pluie de roses à la fin du Second Faust, également traduit par Nerval en 1840. 

[19] Dictionnaire des symboles, Chevalier et Gheerbrant, Robert Laffont, 2e édition 1982.

[20] « La statue mythologique Diane chez Nerval et Heine », Revue Romane, Bind 22, 1987. https://tidsskrift.dk/index.php/revue_romane/article/view/11873/22586

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Date de dernière mise à jour : 09/04/2024