« Connaître sert beaucoup pour inventer. » (Mme de Staël)

Baudelaire et les beautés météorologiques

Les Fleurs du mal

Baudelaire et les « beautés météorologiques »

- Parcours de lecture -  

« Ce livre[1] a la langoureuse et funèbre beauté d’un temps lourd et menaçant, d’une température pesante et surchauffée, chargée de dangereuses senteurs de serres ; on y trouve à la fois l’ombre épaisse d’un nuage et la lumière d’une flamme subtile... »

Swinburne, The Spectator, septembre 1862.

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Introduction

  

   On a pu dire qu’avec Bouvard et Pécuchet[2], la météorologie entre en littérature, comme en témoigne cette phrase de l’incipit de Flaubert : « Comme il faisait une chaleur de 33 degrés, le boulevard Bourdon se trouvait absolument désert. » Baudelaire est son devancier en poésie, qui évoque les « beautés météorologiques[3] » dès les premières lignes des Petits poèmes en prose[4] :

« - Eh ! qu’aimes-tu donc, extraordinaire étranger ?

- J’aime les nuages... les nuages qui passent... là-bas... les merveilleux nuages[5] ! »

   Le terme récent[6] de « météorologie » n’est pas pour effrayer Baudelaire, ardent défenseur de la modernité. Mais sous la technicité se cache un réseau d’éléments poétiques traditionnels comme le vent, la pluie, la neige, les nuages ou la couleur du ciel annonciateur de beau ou mauvais temps.

   Quel temps privilégie donc Baudelaire dans les poèmes des Fleurs du mal [7] ? Et quelle correspondance – ce mot si cher à Baudelaire – établir entre le temps qu’il fait et l’état d’âme du poète ? Bien plus, dans quelle mesure n’investit-il pas le climat d’une symbolique personnelle, dans un surenchérissement et une distension de la réalité matérielle et prosaïque ?

   Une lecture attentive permet de distinguer des éléments climatologiques qui reviennent invariablement : le vent, qu’il soit brise printanière ou tempête en mer, les nuages, les couleurs du ciel et de l’espace, le soleil bienfaisant ou brûlant, les brumes, le froid, la pluie, la neige. Le poète nous offre ainsi saisons et climats observés à Paris ou lors de son voyage interrompu vers les Indes[8]. Toutefois, Baudelaire a soigneusement classé ses poèmes pour la parution des Fleurs du mal, suivant une progression rigoureuse de l’Idéal vers le Spleen – sections « Spleen et Idéal », « Tableaux parisiens », « Le Vin », « Fleurs du mal », « Révolte », « La Mort »[9]– que nous devons respecter, sous peine d’altérer son intention, tout en regroupant ses vers dans une thématique commune.

   Notons toutefois que l’architecture des Fleur du Mal et le plan rétrospectif restent conventionnels : mettre « La Mort » à la fin du volume n’a rien d’original.

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I. Le vent

   Si le titre du poème « Bénédiction » peut paraître une antiphrase ironique en raison de la « mère épouvantée » qui le renie, il n’en reste pas moins que l’enfant « joue avec le vent, cause avec le nuage ». Le poète fait allusion à l’innocence enfantine, proche de la création bienveillante, qui s’amuse à jouer et communiquer. Ce parallèle entre l’enfant et le poète est un thème cher au romantisme, notamment aux romantiques allemands comme Richter et Novalis. Le poète martyr est ici victime de toutes les disgrâces avec une nette amplification verbale qui grandit au rythme de l’apostrophe.  

   Dans « Les Phares », où Baudelaire pratique ce qu’on appelle la « transposition d’art » dont il donne lui-même cette définition : « donner par les mots l'exacte sensation qu'un tableau donnerait », la première strophe évoque Rubens[10] et ses tableaux mythologiques aux chairs opulentes et fraîches, le pur bonheur physique sans dimension spirituelle « mais où la vie afflue et s’agite sans cesse, / Comme l’air dans le ciel... ». Le vent accompagne ici l’allégresse des simples joies charnelles.   

   Le bonheur est également présent dans le poème « Vie antérieure », ode exotique, calme et heureuse, où souffle subtilement une brise artificielle et légère produite par les « esclaves nus [...] « qui me rafraîchissaient le front avec des palmes. »

   Avec « le climat des autans » de « L’Idéal », Baudelaire associe au terme technique climat celui, infiniment plus évocateur et noble, des autans. En théorie, l’autan est un vent du midi ou du sud-ouest ; mais ici, il est relié à l’Angleterre de Shakespeare ou à l’Écosse de Macbeth. Baudelaire ne commet pas d’erreur : en poésie, autan signifie vent violent[11], un vent qui s’accorde à un état d’âme moins paisible, à ce « cœur profond comme un abîme », à « Lady Macbeth, âme puissante au crime ».

   Mais avec « Parfum exotique », le poète retrouve la sérénité du rêve : une brise légère transporte les parfums, parfums tièdes et étranges qui l’enivrent, comme celui « des verts tamariniers /Qui circule dans l’air et m’enfle la narine. » Ce sonnet de type ABBA, ABBA, CCD, EDE, que Banville considère comme le modèle exemplaire, révèle, bien au-delà des rimes riches en |iniers| du dernier tercet, la faculté de magie créatrice de Baudelaire, qui, à l’intérieur d’une forme particulièrement contraignante, parvient à saisir l’insaisissable, révélant ses dons d’évocation et de suggestion. Les sensations les plus subtiles et les plus fugaces prennent corps : quel est-il donc, ce parfum des verts tamariniers ?

   Plus ambigu, le « vent du matin », porteur d’espoir, accompagne le départ du navire – et le réveil de la femme aimée – dans la première strophe du « Serpent qui danse ». Le voyage semble amener le poète vers « un ciel lointain » idéal. Si l’avant-dernière strophe génère l’angoisse, accompagnant « un flot grossi par la fonte / Des glaciers grondants », l’espoir n’en persiste pas moins à la clausule, où l’amour charnel « qui parsème d’étoiles mon cœur » semble accepté.       

   Antithèse et paradoxe commencent à se manifester plus expressément dans le poème suivant, « Une Charogne », véritable memento mori[12] cher à l’époque baroque. Les vers et les mouches font « une étrange musique » comparée à « l’eau courante et au vent ». Certes, Baudelaire aime choquer le bourgeois, mais il faut voir sans doute ici un souvenir de ses lectures de jeunesse, ces poètes baroques de la Renaissance, qui soulignent le caractère transitoire de toute œuvre humaine et qui font voir à la dame se faisant trop prier les ravages du temps.

   « Le Chat » propose apparemment une heureuse diversion dans l’univers baudelairien. Mais il en fait partie : il est entouré d’un « air subtil » et mystérieux, émanant « un dangereux parfum ». Air est à prendre ici au sens propre d’atmosphère mais il n’est pas interdit de jouer sur l’homonymie : air / vent. Baudelaire n’écrit que trois[13] poèmes sur les chats, qu’il affectionne, mais ils ne sont pas à prendre à la légère, ces symboles de l’univers impénétrable auquel il aspire. Notons que ce poème est le seul où les décasyllabes[14] se rencontrent avec des octosyllabes, étrange irrégularité convenant sans doute, dans l’esprit du poète, à l’étrangeté qu’il pressent chez le « beau chat ».

   Dans la pièce « Je te donne ces vers... » apparaît Mme Sabatier, la muse inaccessible, demi-mondaine et femme entretenue, parée de toutes les vertus et symbole de l’Idéal baudelairien. Le vent, mélioratif, se révèle sous la forme d’un « grand aquilon » qui emporte le nom du poète vers le futur, le présent et le ciel étant vides puisque « jusqu’au plus haut du ciel rien, hors moi, ne répond ». Nous assistons ici à la transition de l’amour charnel vers l’amour spirituel, signe d’espérance peut-être, portée par le vent, soulignons-le encore. Mais la vie réelle ne présente aucune satisfaction.  

   Si « les vents grondeurs » soufflent fort dans « Mœsta et errabunda », ils jouent aussi le rôle de « berceuse », renvoyant au paradis perdu de l’enfance où « tout n’est qu’amour et joie » sur une mer tranquille, symbole d’évasion et de consolation.

   Cette fonction de berceuse se manifeste également dans « La Musique » avec « le bon vent, la tempête et ses convulsions [qui] me bercent ». Unique poème où l’alexandrin est associé au vers de cinq syllabes, rythme suggérant le mouvement du bercement. Au contraire, le « calme plat » du poème précédent devient le « grand miroir / De mon désespoir » : la tempête en mer s’accorde à son âme torturée et le calme accompagne son accablement. Ce poème peut se lire de deux manières qui ne s’excluent pas mutuellement : la musique – du vent – est sans doute l’image de son inspiration poétique qui le pousse « la poitrine en avant et les poumons gonflés » ; en outre, rappelons ici l’admiration de Baudelaire pour Wagner[15], le seul d’après lui qui ait su « peindre l’espace et la profondeur, matériels et spirituels ». Chez Baudelaire, la musique éveille la notion d’espace : n’écrit-il pas dans Fusées que « la Musique creuse le Ciel » ? Et, dans Mon cœur mis à nu : « La musique donne l’idée de l’espace. Tous les arts, plus ou moins ; puisqu’ils sont nombre et que le nombre est une traduction de l’espace. »   .

   Attardons-nous ici sur les rapports que Baudelaire entretient avec la musique. Avant sa découverte de Wagner, il fréquente peu les concerts. La soirée au théâtre des Italiens fut un véritable coup de foudre. Il en appelle à des impressions colorées pour expliquer, par analogie, ses impressions sonores. Autrefois, il a transposé les ciels chagrins de Delacroix en « un soupir étouffé de Weber[16] ». Réciproquement, il emprunte aujourd’hui à la peinture les termes pour décrire son émotion musicale : « Je suppose devant mes yeux une vaste étendue d’un rouge sombre. Si ce rouge représente la passion, je la vois arriver graduellement, par toutes les transitions de rouge et de rose, à l’incandescence de la fournaise. Il semblerait difficile, impossible même d’arriver à quelque chose de plus ardent ; et cependant une dernière fusée vient tracer un sillon plus blanc sur le blanc qui lui sert de fond. Ce sera, si vous le voulez, le cri suprême de l’âme montée à son paroxysme. » Ailleurs, il écrit : « Aucun musicien n’excelle comme M. Wagner, à peindre l’espace et la profondeur, matériels et spirituels. » Il voit dans cette musique un vaste phénomène atmosphérique, un cataclysme bienfaisant qui se traduit par un accroissement subit des dimensions. Une telle musique appelle nécessairement des drames à son échelle, seuls les mythes et les légendes peuvent s’y accorder.

   « Le Calumet de paix » qui porte en mention Imité de Longfellow, nous emporte chez les Indiens d’Amérique où le Grand Chef plein de sagesse apporte la paix aux peuples indiens sur le sentier de la guerre, paix apportée dans « l’air doux du matin » [...] / Par les quatre côtés d’où soufflent les haleines / Du vent ». Longfellow a contribué à l’édification du mythe américain par ses thèmes simples en accord avec l’histoire de ce jeune pays. Baudelaire fait du Grand Chef « Gitche Manito, le Maître de la Vie » le Grand Manitou, c’est-à-dire Dieu, bienfaisant et pacifique. Ce poème, dans les Œuvres complètes, figure sous la mention « Poésies traduites de l’anglais et de l’américain, Traductions de Hiawatha ».Il s’agit de la pièce LXXXV des Fleurs du mal, introduite en 1868, et sans aucun rapport avec les Fleurs : Baudelaire y traduit à contrecœur[17] des fragments de « The Song of Hiawatha », épopée indienne, sur la demande du compositeur Stöpel[18] qui la met en musique. Cette pièce, quelque peu naïve[19], fait sans doute tache dans les Fleurs mais on peut en retenir la présence du vent venu des quatre coins d’un espace encore vierge et propice à la rêverie.

   Un vent toujours laudatif dans « La Voix » qui « chantait comme le vent des grèves », douce à l’oreille et prête à emporter le poète dans les rêves « au-delà du possible, au-delà du connu ». Mais cette voix, trop écoutée, hélas suivie, est trompeuse et fatale : elle emporte Baudelaire vers les rives de la folie. Folie ? La voix répond en philosophe : « Garde tes songes ; / Les sages n’en ont pas d’aussi beaux que les fous ! »

   « Bien loin d’ici » propose un paysage exotique, apaisant et harmonieux, où « la brise et l’eau chantent au loin ». Il est souvent bien difficile de dissocier, dans les poèmes, le vent léger et la mer, décor privilégié des rêveries baudelairiennes.

   Le poème « Paysage » appartient à la section « Tableaux parisiens », créée pour l’édition de 1861, dont elle accentuait la modernité. Par ailleurs, dans ses Poèmes en prose, Baudelaire se présente à Sainte-Beuve comme un poète de la ville « accrochant sa pensée rapsodique à chaque accident de sa flânerie ». Mais nulle contradiction avec la météorologie, bien au contraire. Dans cette pièce, Baudelaire évoque les astrologues et « leurs hymnes solennels emportés par le vent » qui souffle fort. Baudelaire, en effet, aimerait habiter le plus haut possible, loin de la foule, même s’il côtoie volontiers la multitude et si ses revenus ne lui permettent de louer la plupart du temps qu’un rez-de-chaussée ou quelque sombre chambre d’un hôtel borgne.

   Après maintes tergiversations, contrastes et antithèses, on peut lire une progression dans Les Fleurs du mal pour ce qui est du vent et un choix définitif en faveur d’un vent tempétueux, pas forcément dépréciatif, mais à l’image de l’inspiration du poète et qui l’emporte vers un univers obscur. Ainsi en est-il du « sombre ouragan » de la voirie dans « Le Cygne » qui vient rompre le silence de la ville encore endormie. Ainsi en est-il de la tempête des « Sept vieillards », tempête toute intérieure du poète et véritable hallucination, où « vainement ma raison voulait prendre la barre ». Ainsi en est-il des « Petites vieilles », femmes d’un temps ancien devenus des « monstres [...] flagellés par les bises iniques », subissant un sort immérité. Ainsi en est-il, avec une pointe de douce nostalgie toutefois, de « La servante au grand cœur », Mariette, désormais disparue, qui veilla sur ses nuits enfantines, associée à l’automne ravageur et à la mort certaine : « Et quand Octobre souffle, émondeur de vieux arbres, / Son vent mélancolique à l’entour de leurs marbres ». Le poème « Brumes et pluies », confirme que le poète est définitivement passé de l’Idéal au Spleen, louant les « blafardes saisons, reines de nos climats » et la « grande plaine où l’autan froid se joue, / Où par les longues nuits la girouette s’enroue ». Notons la deuxième occurrence de l’autan et de climat, déjà associés dans « L’Idéal » : cette fois, plus question d’idéal. Mentionnons encore une fois la hardiesse poétique de Baudelaire, qui ne craint pas d’employer le terme de climat, terme technique, voire scientifique. Certes, les deux poèmes ont paru dans l’édition de 1857 mais il faut souligner expressément la composition du recueil et le désir de Baudelaire d’y suggérer la progression invincible du spleen, encore accentué par l’utilisation des rimes plates et monotones en AABB pour les quatrains. 

   Le titre même de « Crépuscule du matin » indique l’état d’esprit de Baudelaire. Aube, trop laudatif, n’aurait pas convenu. « Le vent du matin », autrefois allègre, « soufflait sur les lanternes ». Le froid l’accompagne « l’aurore grelottante en robe rose et verte ».

   La place de la section « Le Vin » en 1857 supposait la recherche d’un paradis artificiel, après les cris et blasphèmes de « Révolte », signifiant, avant la « Mort », comme un apaisement. Mais l’édition de 1861 présente une gradation dans la damnation : « Le Vin » suit les « Tableaux » et précède « Fleurs du Mal », « Révolte » et « La Mort ».

   « Le Vin des chiffonniers[20] » impose une nuit d’hiver venteuse où « le vent bat la flamme et tourmente le verre[21] ».

   Le vent est absent du « Vin des amants » mais l’alcool suffit à une espèce de natation ou de lévitation dans l’éther, un ciel allégorique, où la vitesse, en dépit des rimes plates, est suggérée par les octosyllabes.

   Dans la section « Fleurs du mal », quatrième partie du recueil, l’élan qui portait le poète vers l’idéal semble irrémédiablement brisé. Sa tentative d’évasion par le vin se solde par un échec et il retrouve sa misérable condition. Il demande alors aux satisfactions sadiques et masochistes de l’arracher au spleen, cet Ennui mortel. « Un voyage à Cythère[22] », de par son titre, laisse présager l’allégresse, associée à une « mer unie » et aux « brises passagères ». Mais l’Idéal est brisé, le rêve de bonheur détruit : l’île – noire – recèle un pendu. Baudelaire rend ici hommage à Gérard de Nerval qui, visitant en 1843 le bassin oriental de la Méditerranée[23], passe devant les rives de l’île mythique dédiée à Vénus. Rappelons que le chapitre quatre de Sylvie porte le même titre.  

   En ce qui concerne les Pièces condamnées, on peut relever « À celle qui est trop gaie » où le rire, comparé « au vent frais dans un ciel clair » de la première strophe, se transforme en rictus quasiment démoniaque au dernier vers : la Nature, désormais exécrée par le poète fait haïr son incarnation la plus séduisante, les femmes. « Femme damnées » d’ailleurs, qui vivent dans « la tempête » des sens, les « crimes / Flagellés par un vent qui ne vient pas du ciel » et « le vent furibond de la concupiscence ».

   Dans ses Petits poèmes en prose, Baudelaire fait allusion au vent. Ainsi, le texte « Enivrez-vous » propose : « ... Demandez au vent, [à la vague, à l’étoile...], à tout ce qui fuit [...], à tout ce qui roule... ».

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II. Les nuages  

   « Tout ce qui fuit » ? Demandons donc aux nuages poussés par le vent, mobiles et pas essence transitoires, ces « mouvantes architectures que Dieu fait avec les vapeurs[24] », comme si Baudelaire éprouvait un sentiment de lévitation lié à la vue ou à la sensation de l’espace, comme si le ciel entier pénétrait dans le cœur, le soulevait et l’emportait. Barbey d’Aurevilly qui l’aime et le comprend, lui écrit dans une lettre du 7 octobre 1857 : « Les poète sont fils de la Licorne et de la nuée, et tiennent de leurs parents – de la nuée qui passe et de la Licorne qu’on ne trouve point. »

   Le peintre Delacroix[25] des « Phares », propose selon Baudelaire, « un ciel chagrin », pour le moins nuageux. Il y lit une mélancolie douloureuse, le transposant, sur le mode musical, en « un soupir étouffé de Weber ».  

   Baudelaire commente ainsi les tableaux de Delacroix – son peintre préféré – dans Curiosités esthétiques : « Ciel chagrin : les fonds tumultueux et orageux de ses tableaux. ». Il aime chez lui la passion fébrile, les couleurs orageuses, la mélancolie poétique du soleil couchant qui en font peut-être l’artiste d’une certaine décadence, affectionnée par Baudelaire. « La couleur de Delacroix est souvent plaintive », écrit-il dans le Salon de 1846.

   Étudiant ailleurs le ciel d'un paysagiste, Baudelaire écrit : « Tous ces nuages aux formes fantastiques et lumineuses, ces ténèbres chaotiques, ces immensités vertes et roses, suspendues et ajoutées les unes aux autres, ces fournaises béantes, ces firmaments de satin noir ou violet, fripé, roulé ou déchiré, ces horizons en deuil ou ruisselant de métal fondu, toutes ces splendeurs me montèrent au cerveau comme une boisson capiteuse ou comme l'éloquence de l'opium. » Bachelard[26] commente ainsi : « Baudelaire, l'homme des villes, le poète de l'humain, pris soudain par la puissance de la contemplation cosmique, ajoute : « Chose curieuse, il ne m'arriva pas une seule fois, devant ces magies liquides ou aériennes, de me plaindre de l'absence de l'homme. »

   Dans « Madrigal triste », les nuages amènent l’orage, une pluie certes bienfaisante qui « rajeunit les fleurs », mais le nuage se fait désormais angoissant : l’enfant ne joue plus avec le vent comme dans « Bénédiction », il est lourdement chargé de souvenirs, ce « nuage affreux du passé ». Le nuage de « La Béatrice » apporte également la tourmente : « Je vis en plein midi descendre sur ma tête / Un nuage funèbre et gros d’une tempête ». Contraste frappant et soudain avec le soleil au zénith. Qui est cette Béatrice, sinon son idéal féminin, toujours désiré et jamais atteint ? On pense évidemment à la Béatrice de Dante et à la Laure de Pétrarque. La femme aimée reçoit ici ce nom par dérision.

    « Alchimie de la douleur » propose des oppositions qui signent clairement la victoire du spleen : découverte du cadavre d’une femme aimée dans les nuages transformés en suaire et sarcophages construits au bord de la mer. Les correspondances sont inversées : le ciel, au sens propre et métaphorique, renvoie à l’enfer et au moi déchiré. Baudelaire vient de traduire Un mangeur d’opium, de Quincey, qui possède la même faculté d’imager à partir d’éléments aux formes indéfinies et qui élabore la même association des nuages à une tristesse funèbre. « Dans le suaire des nuages » ne peuvent que disparaître « les célestes rivages ».

      Dans « Le Voyage », Baudelaire suggère un « attrait mystérieux /De ceux que le hasard fait avec les nuages ». L’espoir du « matin » ne serait-il donc pas mort ? Mais ce matin, n’est que celui de l’enfance qui espère et s’enivre d’espace et de lumière, des couleurs du ciel et des flots qui bercent le navire. La suite du poème montre que, dans ce voyage de la vie, l’espérance est toujours déçue.  

   Dans l’un de ses Petits poèmes en prose, « Le Port », Baudelaire fait encore allusion à « cette architecture mobile des nuages » qui le séduit parce que, toujours changeante, elle prête au rêve : les poèmes évoquant les nuages seuls ne peuvent donc être que peu nombreux, en raison de leur nature même.   

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III. Le chevalier du brouillard

   Les nuages se chargent parfois de brume, parfois de bruine puis de pluie. Baudelaire aime les ciels brumeux en dépit de ce qu’il énonce dans « Élévation », où « les ennuis et les vastes chagrins [...] / chargent de leur poids l’existence brumeuse » : il ne redoute pas les contradictions, ses poèmes étant des paysages-états d’âme fort variables. Précisons toutefois que la bruine n’est pas la pluie, qu’il abhorre, symbole, avec le froid et la neige, de l’hiver parisien et de la déréliction.  

   « Les humides brouillards » s’accordent à la lassitude de « La Géante » qui s’endort « nonchalamment ». Le poète récuse ici « les soleils malsains » et trop forts de l’été. Il aime certes la chaleur, mais au bord d’une mer exotique.

   Cet attrait de Baudelaire pour les saisons brumeuses se remarque notamment dans « Le Poison », spectacle d’un « ciel nébuleux du soir ». C’est le premier poème inspiré par Marie Daubrun[27], la femme aux yeux verts, changeants et brouillés. Le cycle des poèmes inspirés par Marie est plus difficile à définir que celui de Jeanne - amour charnel - ou de Mme Sabatier - amour spirituel - : s’y mêlent sensualité, jalousie, tendresse et douceur. C’est la seule fois où Baudelaire associe l’alexandrin et l’heptasyllabe : le rythme en devient quelque peu haché, semblable en cela aux relations qu’ils entretiennent et, semble-t-il, au comportement de la jeune femme.

   « Ciel brouillé » lui fait suite, toujours inspiré par Marie Daubrun. À cette beauté nouvelle, Baudelaire associe un climat humide et le ciel « brouillé » de ses yeux : « On dirait ton regard d’une vapeur couvert / [...] Ton œil mystérieux (est-il bleu, gris ou vert ?) / [...] réfléchit l’indolence et la pâleur du ciel ». Bruine, brouillard et brume, pâleur et incertitude : Baudelaire s’interroge devant cette femme encore inconnue, mystérieuse et peut-être dangereuse, en utilisant uniquement des rimes masculines assez dures. Séduisants, dans le dernier tercet qui se termine d’ailleurs par une interrogation, est employé au sens courant mais également au sens étymologique : non pas seulement charmant mais trompeur. Il reviendra sur cette duplicité dans le poème suivant, « L’Invitation au voyage » avec les « traîtres yeux » En attendant l’issue incertaine de leur rencontre, Baudelaire jouit de « ces jours blancs, tièdes et voilés », de « ces beaux horizons / Qu’allument les soleils des brumeuses saisons », du paysage mouillé / Qu’enflamment les rayons tombant d’un ciel brouillé ». L’impressionnisme en est encore à ses balbutiements au moment où Baudelaire écrit ces vers mais on ne peut s’empêcher, à leur lecture, de penser à certains tableaux de Turner.

   Ajoutons que Baudelaire est enchanté par les verts mouillés de Corot, les verts puissants de Courbet, les « beautés météorologiques » de Boudin, sans doute l’un des précurseurs de cet impressionnisme. Il habite Honfleur, voisin de Mme Aupick sur la falaise. Corot l’appelle le « roi des ciels ». Baudelaire admire ses notes au pastel prises face à la mer et au ciel : « Ces études, si rapidement et si fidèlement croquées d’après ce qu’il y a de plus inconstant, d’après des vagues et de suages, portent toujours, écrits en marge, la date, l’heure et le vent ; ainsi, par exemple : 8 octobre, mdi, vent de nord-ouest. La légende cachée avec la main, vous devineriez la saison, l’heure et le vent. Je n’exagère rien. J’ai vu. »

   Pourtant, Baudelaire s’insurge dans ses Salons[28] contre l’invasion du paysage dans la peinture, du moins ceux qu’on appelait les grandes machines, vastes peintures creuses, académiques, critique Horace Vernet et écrit : « Ils [les paysagistes] prennent le dictionnaire[29] de l’art pour l’art lui-même, ils copient un mot du dictionnaire, croyant copier un poème. Or un poème ne se copie jamais : il veut être composé. Ainsi ils ouvrent une fenêtre, et tout l’espace compris dans le carré de la fenêtre, arbres, ciel et maison, prend pour eux la valeur d’un poème tout fait. Quelques-uns vont plus loin encore. À leurs yeux une étude est un tableau. [On] nous montre un arbre, un arbre antique, énorme, il est vrai, et il nous dit : voilà un paysage. » N’oublions pas qu’en théorie, Baudelaire déteste la nature : il compare les plantes à des « légumes sanctifiés » et, pour lui, « l’état parfait des fruits ne commence qu’au compotier. » On peut également supposer que l’absence de l’homme - son perpétuel souci -   dans les paysages le dérange.

   Les « ciels brouillés », la pluie légère et la brume reviennent dans « L’invitation au voyage », poème encore inspiré par Marie Daubrun mais aussi par la Hollande des canaux, paysages aperçus dans les musées, tableaux de Ruysdael peut-être. Les canaux où mouillent tranquillement les navires remplacent ici les ports que Baudelaire affectionne. Remarquons que ciels est le pluriel de ciel dans le vocabulaire technique des peintres. Le rythme est celui d’une berceuse, avec deux vers de cinq syllabes – pentasyllabes - à rimes masculines suivis d’un vers de sept syllabes – heptasyllabe – à rime féminine au début de chacune des trois strophes : la souplesse des vers impairs, leur brièveté qui font revenir souvent les mêmes sonorités accentuent cet effet de balancement. Le titre provient de L’Invitation à la valse de Carl María von Weber, orchestrée par Berlioz. Il est de tradition française de considérer la Hollande comme une contrée où règne le luxe, un luxe oriental, en raison du commerce avec les Indes orientales. Rappelons la lettre où Descartes vante les charmes d’Amsterdam à Guez de Balzac, lettre citée par Thomas à la fin du 18e siècle dans son Éloge du philosophe. On retrouve la même image dans Voyage de Hollande de Diderot et dans les Observations sur la Hollande de Bernardin de Saint-Pierre et un peu partout au 19e siècle. Ajoutons que Baudelaire rêve si bien de la Hollande qu’il n’y mettra pas les pieds une fois en Belgique, alors que la frontière est toute proche. Ce rêve en action s’incarne dans les verbes « Songe » et « Vois » à l’impératif ; les conditionnels de « décoreraient » et « parlerait » deviennent des indicatifs présent avec « viennent » et « revêtent » : ainsi prévaut l’imaginaire. La correspondance entre la femme est le paysage est ici particulièrement nette : « Au pays qui te ressemble ! ». Notation importante, reprise par Baudelaire dans le poème en prose « Invitation au voyage » qui nous révèle à coup sûr l’identité de ce pays, la Hollande : « Ne pourrais-tu pas te mirer, comme parlent les mystiques, dans ta propre correspondance ? » Une Hollande imaginaire qu’il décrit comme « l’Orient de l’Occident, la Chine de l’Europe ». Quant à l’image des « soleils mouillés », alliance de deux éléments opposés, l’Eau et le Feu, elle n’est pas particulièrement originale : dans un sonnet de Vie, poésie et Pensées de Joseph Delorme, Sainte-Beuve écrit à propos d’un sourire : « C’est un rayon mouillé ; c’est un soleil dans l’eau ».

   On peut établir un parallèle avec « La chambre double » du Spleen de Paris (Petits poèmes en prose) : habitant une triste chambre garnie, Baudelaire souffre du manque de luxe nécessaire à sa conception du bonheur matériel qu’il évoque avec nostalgie dans le poème au rythme lancinant du refrain : « Là, tout n’est qu’ordre et beauté, / Luxe, calme et volupté ». Il y évoque une « chambre qui ressemble à une rêverie, [où] les meubles ont des formes allongées, prostrées, alanguies [... où] les étoffes parlent une langue muette, comme les fleurs, comme les ciels, comme les soleils couchants [...]. La mousseline pleut abondamment devant les fenêtres et devant le lit ; elle s’épanche en cascades neigeuses. Sur ce lit est couchée l’Idole, la souveraine des rêves [...] Horreur ! [...] Oui ! ce taudis, ce séjour de l’éternel ennui est bien le mien. Voici les meubles sots, poudreux, écornés [...], les tristes fenêtres où la pluie a tracé des sillons dans la poussière ; les manuscrits raturés ou incomplets, l’almanach où le crayon a marqué les dates sinistres ![30] » ; une « fétide odeur du tabac, mêlée à je ne sais quelle nauséabonde moisissure [...]. « Dans ce monde étroit, mais si plein de dégoût, un seul objet connu me sourit : la fiole de laudanum. » Baudelaire prend de l’opium sous forme de laudanum, à la mode dans les milieux littéraires et artistiques. Il goûta pour la première fois au haschisch à l’hôtel Pimodan, dans sa jeunesse. 

   « Chant d’automne » appartient également au cycle de Marie Daubrun dont il « aime de [ses] longs yeux la lumière verdâtre », adjectif dépréciatif : la jeune femme est impuissante contre le spleen : l’hiver approche, le poète se sent mal et sombre dans la contradiction, adorant cette fois « le soleil rayonnant » et « regrettant l’été blanc et torride » où le soleil ne serait donc plus malsain.  

   Si dans « La Musique », le poète « met à la voile » avec le vent, voguant vers une « pâle étoile, / Sous un plafond de brume ou dans un vaste éther », Baudelaire associe dans « J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans » la brume au spleen, évoquant un sphinx « assoupi au fond d’un Sahara brumeux ». C’est une brume de chaleur suffocante, que Baudelaire déteste. Ainsi, même la brume peut le trahir ? 

   Trahison de la pluie également dans « Je suis comme le roi d’un pays pluvieux » : il pleut sur son royaume et le spleen l’envahit. Une source possible de ce poème est le tableau de Vélasquez représentant le roi Philippe IV d’Espagne. Mais Louis XIII s’ennuie aussi dans Marion De Lorme (IV, 7), ainsi que Charles II dans Ruy Blas (II, 3). « Riche mais impuissant », dit-il. Riche de son inspiration sans doute, mais impuissant à la mettre en mots.

   La brume trahit encore lorsqu’elle se fait « sales brouillards » de l’hiver dans « À une Malabaraise ».

   Et pourtant, qu’il est « doux, à travers les brumes, de voir naître / L’étoile dans l’azur » ! écrit-il dans « Paysage » qui propose la réconciliation et la paix d’un ciel dégagé : « Je verrai [...] / Les grands ciels qui font rêver d’éternité ».

   Encore une contradiction dans « Le Cygne » assoiffé qui reproche au ciel d’être « cruellement bleu » : « Eau, quand donc pleuvras-tu ? quand tonneras-tu, foudre ? » Même nuance laudative dans « Hymne à la beauté » où il associe « parfums » et « soirs orageux », dichotomie du ciel et de l’enfer. 

   Le brouillard hivernal des « Sept vieillards » se fait « sale et jaune », accompagnant le « ciel pluvieux », la neige et la boue, assorti à la vieillesse laide et pauvre en ses « jaunes haillons ». On peut s’interroger sur cette couleur jaune – celle de l’opium ? – et sur le chiffre sept : les sept jours de la semaine ou les sept péchés capitaux ?  

   « À une passante » souligne la mélancolie d’un monde disparu pour cette inconnue « en grand deuil » dont l’œil est comparé à un « ciel livide où germe l’ouragan » : la tempête proche accompagne « le plaisir qui tue », équilibre des contraires, composantes essentielles des plaisirs baudelairiens. Un regard, un éclair, un seul, le temps de la rencontre éphémère, « puis la nuit », peut-être « l’éternité », allusion à un futur mystique. Il s’agit ici du coup de foudre, d’une illumination subite, d’une esthétique de l’ébauche ou de l’instantané, de l’image en mouvement, semblable aux aquarelles de Constantin Guys que Baudelaire affectionne.

   Le vent souffle et il pleut dans « Brumes et pluies » mais Baudelaire n’en aime pas moins ces saisons intermédiaires et protectrices, où rien n’est encore né, où la vie s’endort et où il peut se croire mort : « O fins d’automne, hivers, printemps trempés de boue, /Endormeuses saisons ! je vous aime et vous loue / D’envelopper ainsi mon cœur et mon cerveau / D’un linceul vaporeux et d’un vague tombeau ». Il finit par vouer un culte superstitieux à son mal divinisé, célébrant l’hiver même. Ce poème fait partie des « Tableaux parisiens » même si la « grande plaine » évoque plutôt l’image de la campagne, et l’on sait que Baudelaire part toujours de la réalité immédiate. À moins que la plaine soit un symbole. Y aurait-il confusion entre l’ennui où vit le poète et l’ennui lui-même ? En effet, dans « La Destruction » (Section des Fleurs du mal), il évoque les « plaines de l’Ennui, profondes et désertes ». Dans « J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans », il représente le pays de l’Ennui comme un « Sahara brumeux », une plaine déserte donc. Enfin, dans le poème en prose « Chacun sa chimère », chaque homme est courbé « sous un grand ciel gris », sur « une grande plaine poudreuse ». 

   « Le crépuscule du matin », propose une étonnante alliance. Mais Aube, porteuse d’espoir, comme nous l’avons souligné, n’aurait pas convenu ici : c’est l’hiver, « le chant du coq au loin déchirait l’air brumeux, / Une mer de brouillard baignait les édifices. »

   Ainsi, les brumes aimées se font trop souvent brouillards accompagnés de pluie, annonçant l’hiver et sa désespérance.

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IV. L’hiver  

   Pour Baudelaire, l’hiver est lié au spleen ou à l’ennui, ces « affreuses mélancolies » dont il parle dans les lettres à sa mère. Ce n’est pas un désœuvrement passager, une fatigue momentanée ou l’ennui romantique mais une vacuité horrible, un sentiment infini, l’ennui absolu, éternel, qui « prend les proportions de l’immortalité ». Dans « Le Gouffre », on peut lire : « Hélas ! tout est abîme ; action, désir, rêve ». Et le « gouffre de l’ennui » plombe « Le Possédé ». Dans la lettre à sa mère du 30 décembre 1857, six mois à peine après la publication des Fleurs du Mal, il écrit : « Un immense découragement, une sensation d’isolement insupportable, une peur perpétuelle d’un malheur vague, une défiance complète de mes forces, une absence complète de désirs, une impossibilité de trouver un amusement quelconque. » Précisons qu’il s’agit d’un ennui citadin et saisonnier, dû à l’hiver humide de Paris et à cette angoisse particulière de la fin de l’année. Dans « Chant d’automne », il part d’une image terre à terre comme le « pavé des cours », allusion à la vie quotidienne et banale, voire triviale, dont il fait l’écho d’un deuil universel. L’image alors s’amplifie et va crescendo, loin de sa matérialité première. Même chose pour « Quand le ciel bas et lourd » (Spleen IV). On sait que l’automne est sa saison préférée : n’écrit-il pas dans « Causerie » en s’adressant à Marie Daubrun : « Vous êtes un beau ciel d’automne, clair et rose ! », renonçant à un quelconque outil de comparaison, fait assez rare pour être signalé. Mais dans l’un de ses Petits poèmes en prose, « Le Confiteor de l’artiste » il écrit : « Que les fins de journées d’automne sont pénétrantes ! Ah ! pénétrantes jusqu’à la douleur ! » Une saison préférée qui devient le climat habituel de ses « douleurs ». 

   L’hiver fait une apparition discrète dans « Les Phares » à propos d’un tableau de Rembrandt[31], peut-être La leçon d’anatomie, Le Philosophe en méditation ou encore La Ronde de nuit, où Baudelaire parle « d’un rayon d’hiver traversé brusquement », bonne définition du clair-obscur qui rendit le peintre célèbre.  

   Dans « La Muse vénale », le titre indique que son inspiration se dégrade, le poète ressent la tentation de la bassesse. Les majuscules accentuent l’allégorie : « Auras-tu, quand Janvier lâchera ses Borées[32], /Durant les noirs ennuis des neigeuses soirées... »

   « L’Ennemi » apporte le « ténébreux orage » de sa jeunesse, où « le tonnerre et la pluie ont fait un tel ravage » que reste seul « l’automne des idées » et des « terres inondées / Où l’eau creuse des trous grands comme des tombeaux ». L’ennemi suprême est le temps.

   Le « Châtiment de l’orgueil » va plus loin : le poète, cet « homme monté trop haut », perd tout contact avec la réalité, le ciel et donc l’Idéal reste inatteignables, le soleil disparaît, l’obscurité s’installe, les saisons et le temps s’absente : « L’éclat de ce soleil d’un crêpe se voila ; [...] Le silence et la nuit s’installèrent en lui, [...] Et, quand il s’en allait sans rien voir, à travers Les champs, sans distinguer les étés des hivers... » Le ciel et donc l’Idéal du « Châtiment de l’orgueil » restent inatteignables pour l’ « homme monté trop haut » qui perd le contact avec la réalité, « sans distinguer les étés des hivers ». 

   « De Profundis Clamavi » traduit la désespérance totale du cœur, dans « un univers morne à l’horizon plombé » où « un soleil sans chaleur plane au-dessus six mois, / Et les six autres mois la nuit couvre la terre ». Ainsi, le soleil peut se montrer aussi cruel en été comme dans « L’Albatros » qu’en hiver, devenant ce « soleil de glace ».

   « Remords posthume » souligne la perdition et le néant qu’apporte l’amour physique. La froideur du « caveau pluvieux » rappelle les « tombeaux » de « L’Ennemi » et la typologie baroque du 16e siècle où le tombeau est destiné à rappeler le souvenir de la femme aimée.

   Dans « Le Possédé », le soleil disparaît, « couvert d’un crêpe ». Nous ignorons s’il s’agit de la nuit ou du mauvais temps, sans doute les deux, car Baudelaire les assimile souvent. Toutefois, « l’astre éclipsé qui sort de sa pénombre », la lune ou la femme, indique une renaissance possible.

   Nous savons déjà que dans « Ciel brouillé », le poète s’interroge sur Marie Daubrun, redoutant son mystère. Elle lui plaît, certes, la comparant à « un beau ciel d’automne, clair et rose » dans « Causerie », mais il se demande ici : « Adorerai-je aussi ta neige et vos frimas, / Et saurai-je tirer de l’implacable hiver / Des plaisirs plus aigus que la glace et le fer ? » Incapable de vivre sereinement le présent et un automne charmant, il appréhende un futur toujours angoissant.

   Revenons plus longuement sur les quatre premières strophes de « Chant d’automne ». Baudelaire appréhende « les froides ténèbres » et regrette déjà la « vive clarté de nos étés trop courts ». Le bruit des bûches que l’on rentre en prévision de la mauvaise saison, simple sensation auditive, éveille en lui les sentiments qui vont bientôt l’envahir totalement, glaciales horreurs hivernales qui vont l’ensevelir comme en témoigne le verbe plonger, temps de souffrances physiques et morales, de malaises violents et de crises longuement énumérés : « colère, haine, frissons, horreur, labeur dur et forcé ». Son cœur, « dans son enfer polaire ne sera plus qu’un bloc rouge et glacé. » Les oxymores mettent en valeur l’amplification de sa sensibilité. Il se compare au soleil, comme lui un damné de l’enfer. Notons aussi qu’à la différence du jaune automnal apaisant du dernier vers, le rouge est douloureux, couleur de l’ardeur intérieure et conflit avec les glaces de l’existence. « L’automne » de Lamartine, porte l’espoir d’une rencontre amie mais Baudelaire, lui, sait bien que l’hiver succèdera implacablement à l’automne, et avec lui l’hiver de l’âme : fuite des saisons et fuite du temps, comme en témoigne l’imparfait : « c’était hier l’été ». La belle saison est définitivement révolue. Gabriel Fauré a mis ce poème en musique.

   « Chanson d’après-midi », sans doute inspirée par Jeanne Duval, est le seul poème écrit entièrement en heptasyllabes : description de la femme aimée certes, mais rapidité de la vision, comme si Baudelaire lançait de brefs coups d’œil, à la manière d’un peintre. Nous sommes en hiver, dans la « noire Sibérie », mais le poète sait gré à la « frivole » de l’ « explosion de chaleur » qu’elle lui apporte.

   « Une gravure fantastique », vers sans doute inspirés par un tableau vu dans un musée est une variation abstraite autour d’un cimetière « immense et froid », sous « un soleil blanc et terne » qui signe non seulement l’hiver, mais surtout la fin d’un monde et d’une civilisation, voire de l’Histoire, « ancienne et moderne ».

   « La Cloche fêlée » commence sereinement par un tableau intimiste : « nuits d’hiver » certes, mais douce montée de souvenirs auprès d’un bon feu, au son des « carillons », cloche de l’Angélus du soir, peut-être. Mais la comparaison de son âme à la cloche joue en sa défaveur, accentuée par les deux tercets constitués - liberté que Baudelaire ne s’accorde que rarement - par trois séries de vers à rimes plates en |uis|, |ie| et |orts|, les deux premières rendant le son aigu et alerte de la cloche appelant les fidèles, ces gens simples, à l’église et la dernière série, celui, étouffant et morne, de son « âme fêlée ». Spleen, étouffement et impuissance à créer malgré les « immenses efforts », tableau macabre et morbide avec des éléments fort réalistes. Ainsi, en dépit de la tentative de bonheur du premier quatrain, la souffrance hivernale l’emporte : la chaleur estivale et le rayonnement spirituel se sont enfuis.

   « Pluviôse »[33] dresse un tableau sinistre de l’hiver parisien, pluvieux, noir et froid. Baudelaire n’est pas le seul : Rousseau appelle déjà Paris « cette ville de boue et de fumée ».  N’oublions pas non plus que Baudelaire passe une partie de son enfance à Lyon, cité particulièrement humide et venteuse, emplie de brume opaque en hiver : l’enfance n’est pas toujours pour lui « le vert paradis des amours enfantines ».   La majuscule personnifie ce mois du calendrier républicain, allant de fin janvier à fin février environ, considéré comme le plus pluvieux de l’année. « Irrité » d’on ne sait quelle divine colère, il semble régner en seigneur et maître sur l’univers entier, les morts, les vivants, les fantômes, les animaux, comme son chat aimé « cherchant une litière » et même sur les objets familiers, tels « la bûche enfumée » et « la pendule enrhumée ». Divine en raison de « l’urne », vase antique funéraire. Dans l’esprit de Baudelaire, les époques s’enchevêtrent, le présent douloureux se mêle au passé, qu’il soit antique, révolutionnaire, ou d’Ancien Régime avec ce couple jouant aux cartes « évoquant leurs amours défuntes ».

   Il faut insister sur la manière de procéder de Baudelaire dans la composition poétique : il part d’un bruit du dehors, réellement perçu, et d’un objet réel, mécanique (la pendule) pour s’évader du monde sensible. Les dix premiers vers, descriptifs, sont une évocation proche de la réalité immédiate. Le chat est aimé mais mal nourri car son maître est pauvre, il n’y a pas de tapis sur le « carreau », le bois, humide et de mauvaise qualité, fume, la cheminée tire mal. Dehors, il entend un bourdon dans la brume et il compare les rafales pluvieuses à « la triste voix d’un fantôme frileux » qui n’échappe pas non plus à la saison. Voilà des images du second degré, intermédiaires, transition avec les deux parties du sonnet. Quant aux quatre derniers vers, ce sont des images du troisième degré, des hallucinations : jeu de cartes posé sur un mauvais guéridon, « héritage fatal » d’une ancienne amie de Jeanne peut-être. Ainsi, les meubles ont un destin, portant bonheur ou malheur. Le quatrième vers, « Et la mortalité sur les faubourgs brumeux » propose une note concrète et abstraite : mortalité est un terme prosaïque, en rapport avec le lexique des journaux, rapports administratifs et statistiques ; il confère pourtant au maléfice de la pluie ampleur, généralité et, rapproché des « faubourgs brumeux », évoque la grande ville moderne avec ses hôpitaux et asiles où la maladie et la misère sont recensées et numérotées, tout comme la mort : les « pâles habitants du voisin cimetière » sont inscrits sur des registres en longues colonnes.

   La pièce suivante « J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans »[34] établit une correspondance entre l’hiver et la neige avec temps qui passe : « Rien n’égale en longueur les boiteuses journées, / Quand sous les lourds flocons des neigeuses années... ». Le poète se voit mort vivant, un vivant pétrifié. Là encore, Baudelaire mêle les époques et remonte jusqu’à l’Égypte ancienne avec une « pyramide » et un « sphinx » qu’il place au Sahara... Désert normalement ensoleillé, ici brumeux, sauf au coucher du soleil. Erreur involontaire ? Et, autre incongruité, ce n’est pas le Sphinx qui chantait aux rayons du soleil mais la statue de Memnon au bord du Nil qui émettait des sons harmonieux au soleil levant. Étrange cohabitation de la neige et du désert dans ce « gros meuble à tiroirs », symbole de son âme encombrée et de son esprit chargé d’un fatras érudit. Flaubert écrit à Baudelaire que cette pièce « l’a navré, tant c’est juste de couleur ! Ah ! vous comprenez l’embêtement de l’existence, vous ! Vous pouvez vous vanter de cela, sans orgueil. » Habituellement, les images exotiques sont pour Baudelaire source d’évasion vers l’Idéal. Mais pas le désert, souvent associé en ce temps-là au spleen : Théophile Gautier écrit dans « L’Obélisque de Louxor » (Émaux et Camées) : « Nul ennui n’est comparable, / Spleen lumineux de l’Orient ! ». Mallarmé fait de même dans « L’Azur » qui le hante.

   « Quand le ciel bas et lourd »[35] dresse le tableau de l’hiver, du ciel qui « verse un jour noir plus triste que les nuits » et de la pluie « étalant ses immenses traînées ». Accablé sous un « couvercle », enfermé dans « un cachot humide », le poète est saisi d’angoisse, une forme plus aiguë et pathologique du spleen, au caractère dramatique et morbide. Il déforme la réalité pour l’accorder à son malaise intérieur et à la défaite de l’Idéal. 

   « Le Goût du néant » relève de la même morbidité. Nous sommes au printemps cependant mais il « a perdu son odeur ». Baudelaire rêve de « neige immense » et « d’avalanche », ayant égaré ses repères temporels : espoir, amour, tout est englouti par le Temps. D’où l’utilisation de seulement deux rimes en |utte| et |eur| qui traduisent la défaite de l’esprit.

   « L’Irrémédiable » semble inspiré par les traductions que Baudelaire a faites d’Edgar Poe, notamment Les Aventures d’Arthur Gordon Pym ou encore Le manuscrit trouvé dans une bouteille d’Histoires extraordinaires. Azur, navire, mer, pôle nord, chute, gouffre, glace, piège, étoiles pâles, tout y est. Le poète sombre, tout comme le jeune Pym.

   « Paysage » offre une halte bienvenue dans la chute. Le poète retrouve le pouvoir de recréer les saisons et le temps et de se protéger contre les « neiges monotones » de l’hiver, inventant un Printemps majuscule au cœur de l’hiver et enfantant volontairement ses paradis dans la cité hostile. Signalons cette « volonté » : cette fois, il ne s’agit pas de boire lâchement du vin ou de prendre de l’opium pour oublier, mais bien d’un acte volontaire, travail difficile à « tirer de son cœur ». Baudelaire s’est battu contre l’inspiration romantique, vague et facile de la Muse, il sait que tout poème nécessite un labeur d’orfèvre, sur lequel on revient sans cesse, comme en témoignent ses corrections et différentes versions. Il se bat ici contre le spleen, contre la Muse absente : il travaille, ô combien ! Pour lui, l’inspiration n’est pas épanchement, effusion ou amplification lyriques des Romantiques mais invention, correspondances imprévues et révélation. La volonté est donc supérieure à l’émotion dans la création poétique. On pense ici à Mallarmé et à Valéry dans Variété I (« Au sujet d’Adonis ») : « La véritable condition d’un véritable poète est ce qu’il y a de plus distinct de l’état de rêve. »

   Précisons qu’après la crue verbale du romantisme, Baudelaire est le premier à avoir pris conscience de la nécessité de rompre avec le style oratoire, l’éloquence narrative et le poème épique, de resserrer l’expression poétique en des formes brèves. D’où sa prédilection pour les poèmes courts qui correspond chez lui à sa conception générale d’un poème, comme Edgar Poe : il faut subordonner la durée du poème à l’unité d’impression, à la totalité de l’effet cherché.  Expansion et surabondance ne sont que dispersion alors que la concentration apporte densité et intensité. En retirant à la poésie ses puissants moyens et ses gros effets, comment procéder ?  Par la magie du langage, une forme achevée, un mot mis à sa place nécessaire, seule combinaison possible. Le poète devient thaumaturge.

   Retenons toutefois que Baudelaire accepte les principales réformes romantiques : rimes riches, mobilité facultative de la césure, rejet, enjambement, emploi des termes propres ou techniques.   

     Et pourtant, Baudelaire déteste « piocher », comme il dit, argot de la jeunesse du temps, et le Travail majuscule, dans « Le Cygne », surtout en ces matins d’hiver « clairs et froids ». La belle esclave malabaraise ne l’a point écouté : victime du mirage parisien, la voici « piétinant dans la boue, et cherchant / [...] les cocotiers absents de la superbe Afrique / Derrière la muraille immense du brouillard. » Plusieurs motifs entrelacés s’accordent ici à la destruction de Paris[36] et à la promenade du poète, qui fait une synthèse étonnante entre Andromaque, la « négresse », les marins « oubliés dans une île » et le cygne, réunis par un thème similaire, celui de l’exil : exil de Baudelaire dans une ville méconnaissable, qui aspire à une patrie perdue. Douloureux exil de la vie. Tout comme ces « Sept vieillards » qui affrontent la pluie et le brouillard, nous l’avons vu, mais également les « frimas » qui rendent l’œil méchant.

   Paris devient finalement le lieu de la « Danse macabre », symbole de la mort universelle dans le monde entier, en dépit du soleil : « Des quais froids de la Seine aux bords brûlants du Gange / [...] En tout climat, sous tout soleil, la mort t’admire [...] risible Humanité. » On pense ici à l’essai sur Wagner de 1861 : « Le mythe est un arbre qui croît partout, en tout climat, sous tout soleil. »

   « La servante au grand cœur » évoque le souvenir ému de la vieille Mariette où, par « une nuit bleue et froid de décembre » de son enfance, elle veillait sur lui, « tapie en un coin de sa chambre ». La voici désormais parmi les « squelettes gelés travaillés par le ver, [qui] sentent s’égoutter les neige de l’hiver. »

   « La Mort des pauvres » est celle du malheur, de la misère et du dénuement total, sans nul horizon, « à travers la tempête et la neige et le givre » mais la mort offre un espoir paradoxal, celui d’un « portique ouvert sur les Cieux inconnus ».  

      Baudelaire n’est pas le seul, chez les jeunes poètes, à ne pas aimer l’hiver, comme en témoigne Mallarmé. Le 1er février 1865, Mallarmé, âgé de vingt-trois ans, publie dans L’Artiste, sous le titre Symphonie littéraire, trois morceaux en forme de poèmes en prose, à la louange de Gautier, Banville et Baudelaire : « Baudelaire... L’hiver, quand ma torpeur me lasse, je me plonge avec délices dans mes chères pages des Fleurs du Mal. » Mallarmé avait écrit Les Fenêtres et L’Azur où l’influence de Baudelaire est nette. Il ne la reniera jamais : trente ans plus tard[37] paraît dans La Plume, le Sonnet à Baudelaire.

 

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V. Le rêve exotique      

   Voilà un tableau bien uniforme des sombres paysages baudelairiens qui semblent négliger tout un pan de sa poésie, celle de la rêverie exotique, contrepoint enchanteur, sinon enchanté, en tout cas hors du monde réel, comme en témoigne l’étymologie grecque de « exô ».  

   Le voyage « aux Indes » de Baudelaire ne dura que neuf mois mais le marqua profondément et il fit provision d’image pour l’avenir. Il semble qu’il ait composé uniquement deux poèmes au cours de son équipée interrompue, « L’Albatros »[38] et « À une dame créole », une dame de la bonne société de l’île Maurice. Mais les images et les sensations ressurgirent plus tard, ancrées au fond de lui comme un pays idéal où règne la langueur tropicale, éveillant en lui une profonde nostalgie qu’il retrouve dans ses paradis artificiels (alcool, haschisch, opium, sexe). Ajoutons aussi que l’orientalisme est à la mode : l’Orient est perçu par les artistes comme le berceau d’une civilisation disparue. Mais quelles fleurs poussent donc sous ces climats, sinon des fleurs maladives, malades, vénéneuses ? Les fleurs du mal, peut-être. En effet, le climat est éprouvant et l’excès de douceur agit sur ses nerfs : l’enivrement de la suavité se changera perfidement en une mélancolie mortelle, une atonie de l’esprit.

   Dans un article sur l’Exposition Universelle de 1855, il parle de l’intérêt que peut éveiller chez un homme la révélation d’une contrée lointaine, créant « un monde nouveau d’idées, monde qui fera partie intégrante de lui-même et qui l’accompagnera sous forme de souvenirs, jusqu’à la mort. Ces formes de bâtiments [...], ces végétaux inquiétants, ces femmes et ces hommes dont les muscles ne vibrent pas suivant l’allure classique de son pays, dont la démarche n’est pas cadencée selon le rythme accoutumé, dont le regard n’est pas projeté avec le même magnétisme, ces odeurs qui ne sont plus celles du boudoir maternel, ces fleurs mystérieuses [...], ces fruits dont le goût trompe et déplace les sens et révèle au palais des idées qui appartiennent à l’odorat, tout ce monde d’harmonies nouvelles entrera lentement en lui [...] ; quelques milliers d’idées et des sensations enrichiront son dictionnaire de mortel. »

1/ Les vertus du soleil 

   Baudelaire n’identifie-il pas volontairement ce pays lointain avec l’âge d’or dans « J’aime le souvenir de ces époques nues », où « Phœbus se plaisait à dorer les statues[39] », lorsque la belle jeunesse antique s’en allait « répandant sur tout, insouciante / Comme l’azur du ciel, les oiseaux et les fleurs, / Ses parfums, ses chansons et ses douces chaleurs » ? Confusion du temps et de l’espace dans un rêve éveillé.

   Après un début dépréciatif, Baudelaire dresse un hymne au soleil, dans le poème homonyme. Il est écrit dans la jeunesse de Baudelaire et figure, dans l’édition de 1857, à la place de « L’Albatros ». Baudelaire énumère ses bienfaits : il fertilise les champs, guérit les humains, met de bonne humeur, éveille les idées, embellit les villes et illumine les hôpitaux.

   En manque d’inspiration dans « La Muse malade » et dans un contexte toujours païen en dépit du « sang chrétien », le poète aspire au règne du « père des chansons, Phœbus », le soleil censé régner encore dans ces contrées lointaines et « du grand Pan, le seigneur des moissons ». Dans « La Muse vénale », il s’interroge également sur son inspiration qui lui fait défaut : « Récolteras-tu l’or des voûtes azurées ? » 

     « La Vie antérieure » développe tout un paysage exotique, souvenir de son voyage, rêve d’une vie antérieure – dans un Éden sans péché – sous l’influence de l’opium ou croyance réelle en la réincarnation ? On pense aux lointains bleutés de Breughel mais surtout aux toiles de Claude Gellée, dit le Lorrain[40] car Baudelaire y adjoint la mer, souvent omniprésente, ouverte sur l’infini, ces « houles, [en] roulant les images des cieux... ». Il faut s’attarder sur l’adjectif « mystique » qui signifie sans doute ici mystérieux : une expression plus claire ne saurait transmettre l’impression ressentie. On peut y lire également une participation mystique, « identification du sujet et de l’objet, qui est dans le pouvoir de la poésie », comme le souligne Georges Bataille[41]. Ne mésestimons pas le pouvoir du haschisch, dont parle Baudelaire dans le « Poème du haschisch », le définissant comme un « accroissement monstrueux du temps et de l’espace, deux idées toujours connexes [...] Il [l’esprit] regarde avec un certain délice mélancolique à travers les années profondes, et s’enfonce audacieusement dans d’infinies perspectives. » Plus concrètement – car Baudelaire est l’homme des sensations –, il s’agit de « portiques » et de temples, de soleil couchant, de « voluptés calmes, / Au milieu de l’azur, des vagues, des splendeurs. »

   Azur encore dans « La Beauté », hymne au Beau idéal, qui « trône dans l’azur comme un sphinx incompris », statue impavide contre un ciel clair, peut-être une référence à la conception parnassienne de la beauté impassible ? Face à l’incompréhension des hommes, la Beauté semble attendre avec ses « larges yeux aux clartés éternelles. » La beauté idéale, sans doute. Mais il écrit quelque part, cet homme paradoxal, que « la bêtise est souvent l’ornement de la beauté ; c’est elle qui donne aux yeux cette limpidité morne des étangs noirâtres et ce cadre huileux des mers tropicales. »

   Le « Parfum exotique » est inspiré par Jeanne Duval qui lui procure l’évasion « des paysages heureux ». Toutefois, le soleil qui les baigne se révèle « monotone[42] » au dernier vers du premier quatrain, légère éraflure au bonheur total. Mais Baudelaire consacre trois strophes encore aux délices de ces « charmants climats » : comme lui, regardons, savourons, respirons, écoutons ces félicités sans pareilles de l’ « île paresseuse », île réelle du souvenir et île fantasmée de l’Éden aux « fruits savoureux » et au port rassurant, « rempli de voiles et de mâts », un « séjour charmant », écrit-il dans « Le Port », l’un de ses poèmes en prose.

   « La Chevelure » évoque le même paysage que celui de « Vie antérieure » avec son « ciel pur » et le poète s’adresse ainsi aux cheveux de la bien-aimée[43], si noirs qu’ils en paraissent bleus[44], comme un « pavillon de ténèbres tendues » : « Vous me rendez l’azur du ciel immense et rond », c’est-à-dire « Vous me redonnez (me restituez) l’azur du ciel[45] ». Le poète nous emmène vers « la langoureuse Asie et la brûlante Afrique », sous « l’ardeur des climats » et « d’un ciel pur [...] où frémit l’éternelle chaleur ». Baudelaire se révèle apte à saisir des rapports secrets entre les perceptions enregistrées par des organes différents, comme le vue et l’odorat et multiplie ainsi ses rêves. Les substitutions, les correspondances jouent dans tout l’empire des sens. Le parfum se métamorphose ici en paysage, ailleurs il peut devenir musique. Il développe cet aspect dans l’un de ses Petits Poèmes en prose, « Hémisphère dans une chevelure » : « Si tu pouvais voir tout ce que je vois ! tout ce que je sens ! tout ce que j’entends dans tes cheveux ! Mon âme voyage sur le parfum comme l’âme des autres hommes sur la musique. »

   « À une dame créole », poème composé, on s’en souvient, au cours de son voyage, est dédié à une belle inconnue rencontrée lors d’une halte à l’île Maurice, où Baudelaire daigna mettre les pieds[46], ce « pays parfumé que le soleil caresse », sous les « palmiers » et des « arbres tout empourprés ». Cette île, conquise par les Anglais en 1810, nous avait longtemps appartenu sous le nom d’Île de France, le seul encore usité par les planteurs et dont presque toutes les familles étaient d’origine française : les manières d’autrefois se perpétuaient dans nos colonies. Baudelaire retrouva chez ces créoles alanguies les grâces démodées de l’éducation paternelle.  Il a vingt ans à peine et écrit un madrigal conventionnel et poli, lorgnant du coin de l’œil la femme de couleur dont l’image ne le quittera plus, comme dans « À une Malabaraise » ou « Bien loin d’ici ». Il y a Jeanne Duval, bien sûr, mais combien d’autres !  Dans Olympia de Manet (1862), la servante debout auprès du lit, un bouquet à la main, est une Noire, Laure, amenée par Baudelaire à l’atelier du peintre.      

   Le beau temps, le ciel bleu et le bonheur, un « paradis parfumé » et « un clair azur » dominent dans « Mœsta et errabunda », allusion, nous l’avons dit, à la mer qui console l’enfance perdue.

   « À une Malabaraise » s’inscrit en parallèle mais en contradiction avec « la dame créole ».

Il semble que Baudelaire ait été bien servi par cette belle esclave de l’île Maurice. Il évoque également le climat exotique, les platanes et les cocotiers, les beaux matins, les soirs rouges, les « pays chauds et bleus ». Mais il la met en garde contre la tentation de Paris, opposant à « ses mousselines frêles » le froid de l’Europe, « la neige et les grêles ». On sait que Baudelaire déteste George Sand mais il la rejoint ici lorsqu’elle écrit dans Indiana : « Voyez-le [Paris] s’étendre là-bas, noir de boue et de pluie, bruyant, infect et rapide comme un torrent de fange ! ». Ce poème est l’appel lointain d’un désir passager, embelli par le souvenir où la vénusté noire est liée à l’innocence.  

   Dans « Le Jet d’eau », mis en musique par Debussy, il est question des « vastes cieux enchantés / Bien loin d’ici », ceux du rêve exotique, paysage apaisant et harmonieux. Paysage que l’on retrouve dans « Bien loin d’ici » où « La brise et l’eau chantent au loin ».  

   « Le Coucher de soleil romantique » célèbre, dans ses quatrains une explosion de joie. Baudelaire se souvient : « J’ai tout vu, fleur, source, sillon, / Se pâmer sous son œil comme un cœur qui palpite ».

   Dans « Paysage », Baudelaire recrée volontairement la belle saison au cœur de l’hiver, invente un soleil et des ciels plus clairs, « des horizons bleuâtres, /Des jardins, des jets d’eau pleurant dans les albâtres, / Des baisers, des oiseaux chantant soir et matin. » Tel est le pouvoir de l’artiste, qui recrée une saison à sa mesure, capable « de tirer un soleil de mon cœur ». Il propose la réconciliation et la paix d’un ciel dégagé : « Je verrai [...] / Les grands ciels qui font rêver d’éternité ».

   « La Lune offensée » suggère une divinité et un culte ancien. En général bienveillante et apaisante, elle brille pour lui « du haut des pays bleus », ces contrées indéfinies qui, au fil des poèmes, se font de plus en plus abstraites.

   Dans « Le Cygne », le ciel reprend son ambivalence et se fait « ironique et cruellement bleu » au cygne assoiffé, symbole des exilés, mais aussi au poète en manque d’inspiration.

     « Le Vin des amants » souligne l’ivresse bienheureuse qui emporte vers « un ciel féerique et divin », un « espace splendide », « le paradis de mes rêves ». « L’Âme du vin » propose une image valorisante « soleil cuisant [...] sur la colline en flammes » des vignobles. 

   De même, « La Mort des amants » se déroule sous d’autres cieux « plus beaux », aux couleurs étranges. L’éclair d’un seul regard suffit pour la fusion totale des esprits et des cœurs dans la mort. Le rythme est celui d’une berceuse, avec les décasyllabes : organisés autour de l’axe que constitue la césure régulièrement répétée (5+5), ils établissent un réseau de réciprocités des images et des sons. Axe temporel également composé de trois futurs, temps fictifs de l’imagination, « nous aurons », « un soir », et « plus tard », qui ouvrent sur l’infini d’un « soir fait de rose et de bleu mystique » : le terme mystique est à prendre ici au sens de spirituel. Le sonnet[47] fut mis en musique par Debussy.

   Dans « Lesbos », la scène est certes dramatique puisque les jeunes femmes guettent le retour du cadavre de Sapho[48] mais le poète ne voit pas encore dans le saphisme – à la différence de « Femmes damnées » – l’appel du gouffre ; il s’agit au contraire d’un monde de beauté et de tendresse pure. Le « radieux sourire » s’accorde à « d’autres cieux », et à « l’azur ».

2/ Le soleil menaçant

      Si Baudelaire aime le soleil des cieux tropicaux et des mers lointaines, il l’investit aussi d’une connotation négative, exotique ou non.

   Dans le poème « Avec ses vêtements ondoyants et nacrés », Baudelaire imagine le « sable morne et l’azur des déserts », la solitude et l’impassibilité, « la froide majesté de la femme stérile ». Le soleil devient « un astre inutile ».

   « Une charogne » propose l’antithèse d’une douce matinée ensoleillée propice à une paisible promenade où le soleil cuit le cadavre sous un ciel impassible : « Le soleil rayonnait sur cette pourriture / Comme afin de la cuire à point [...] /Et le ciel regardait la carcasse superbe. »

   Dans « L’aube spirituelle », après la débauche, le soleil malvenu, « immortel », se lève hélas, ce « soleil qui a noirci la flamme des bougies ». Chez Baudelaire, les cieux s’inversent en gouffre, autre effet de la réversibilité : l’aube rend l’azur encore plus inaccessible.

   Nous évoquerons plus loin « Harmonie du soir » mais il faut noter ici l’avant- dernier vers qui, brutalement, traverse la beauté paisible du poème d’une note lugubre, voire macabre : « Le soleil s’est noyé dans son sang qui se fige. » 

   Dans « Le Couvercle », L’Idéal a définitivement perdu, que ce soit dans un climat chaud ou froid, « sous un climat de flamme ou sous un soleil blanc » et le Ciel – allégorique – disparaît : « En haut, le Ciel ! ce mur de caveau qui l’étouffe, / ...Le Ciel ! couvercle noir de la grande marmite ».

   Dans « La Voix », Baudelaire dit aimer l’harmonie du vent au bord de la mer, ce que nous savons déjà, mais aussi le désert, ce que nous ignorions, puisqu’il en lasse ailleurs une image désolée : « J’aime si tendrement le désert et la mer ». 

   Tendrement ? Il ne le semble pas dans « L’Héautontimorouménos[49] », où le désert, symbole d’une inspiration absente aspire à la pluie : « Pour abreuver mon Sahara, /Jaillir les eaux de la souffrance ».

   Au début de « Soleil », Baudelaire se lamente car il « frappe à traits redoublés / Sur la ville et les champs, sur les toits et les blés ». Mais très vite, le poème se transformera en un hymne au soleil bienfaisant et à une certaine idéologie naturiste.  Dans l’édition de 1857, ce poème, écrit dans sa jeunesse, figurait à la place de « L’Albatros ».

       « À celle qui est trop gaie », Madame Sabatier, riante, blonde, voluptueuse et solaire, propose de la vie une image trop heureuse qui semble se moquer de ses souffrances : « J’ai senti comme une ironie / Le soleil déchirer mon sein ».

   Et un seule issue aux « Femmes damnées » : « À travers les déserts courez comme les loups ».

   « Les fenêtres » des Petits Poèmes en prose offrent une remarque intéressante : « Ce qu’on peut voir au soleil est toujours moins intéressant que ce qui se passe derrière une vitre. » Que veut donc signifier par là Baudelaire ? Non pas une contestation du soleil en soi mais la certitude que le spectacle de la vie intime offre davantage d’intérêt, surtout lorsque la nuit s’approche et que les lampes éclairent les foyers.

3/ Le soleil du crépuscule

   Mais le soleil a une double signification : celui qui baigne les contrées exotiques et celui du crépuscule, à Paris comme sous les tropiques.

   Dans « Les Phares », Baudelaire évoque Michel-Ange[50], peut-être Moïse ou les Esclave, dont il compare les personnages à des « fantômes puissants, qui dans les crépuscules / Déchirent leur suaire en étirant leurs doigts ». Baudelaire, en bon critique d’art, connaît l’importance des mains chez Michel-Ange. Cela dit, ce crépuscule n’a rien de réjouissant.

   À l’inverse, « L’Invitation au voyage » se termine par des « soleils couchants » à la chaude lumière, couleur d’hyacinthe, substance précieuse, d’un bleu tirant sur le violet, utilisée dans la liturgie biblique. Comme pour « or », Baudelaire peut faire allusion à sa substance et à sa couleur : « Les soleils couchants / Revêtent les champs, / Les canaux, la ville entière, / D’hyacinthe et d’or ; / Le monde s’endort dans une chaude lumière ».

   De fait, la tombée du jour est le moment préféré de Baudelaire. , comme on le perçoit dans « Harmonie du soir, « Le Balcon », « Recueillement », ou même ce simple vers de « Chant d’automne », où il demande à Marie Daubrun d’être « la douceur éphémère / [...] d’un soleil couchant ».

   Relisons « Harmonie du soir où « le ciel est triste et beau comme un grand reposoir[51] ». Baudelaire se livre à la douce mélancolie du souvenir apaisant dans un pantoum[52] libre avec une reprise de certains vers. Ces répétitions, accompagnées des termes encensoir et reposoir, produisent l’effet d’une incantation religieuse et l’on sait que pour Baudelaire, la poésie est une « sorcellerie évocatoire », accentuée ici par l’utilisation de deux rimes seules en |oir| et en |ige|. On peut s’interroger sur la proximité de beau et triste : alliance qui renvoie à sa conception du beau : « C’est quelque chose d’ardent et de triste », écrit-il dans Fusées. Toutefois, l’atmosphère religieuse du couchant appartient à un fonds romantique assez commun dont ont usé Lamartine, Hugo ou Vigny : à la cinquième strophe de La Maison du Berger(Vigny), on trouve la rime mais au pluriel : soirs, encensoirs, reposoirs. Baudelaire ne traite pas exactement ce thème, il exprime, comme dans « Le Balcon », en ajoutant le violon, la rare sérénité qui l’imprègne au couchant : il cesse d’être déchiré et aborde la réconciliation avec soi, marqué par la construction du poème sur deux rimes, la vibration des |v| au dynamisme unifiant, ainsi que la progression qu’opère la disposition des vers, le deuxième de chaque strophe devenant le premier de la suivante et le dernier, le troisième. Ce poème a inspiré Debussy. Baudelaire veut reconquérir par la poésie le bien dont s’est emparée la musique, exigence des symbolistes. La musicalité explicite de la valse et du violon se fait intérieure. Toutefois, le terme harmonie du titre n’est pas à prendre au sens musical. Il s’agit avant tout de l’unité mystique du monde, de l’univers que régissent correspondances et synesthésies.

   « Le balcon » offre un ciel immense, un nouveau monde sous de nouveaux cieux et donc l’espoir et le bonheur des « soleils rajeunis ».  Comme d’autres poèmes de Baudelaire, celui-ci fut mis en musique par Debussy. La musicalité est obtenue par la répétition du premier vers de chaque strophe à la fin de cette même strophe[53]. Baudelaire écrit quelque part : « Il y a des moments de l’existence où le temps et l’étendue sont plus profonds, et le sentiment de l’existence intensément augmenté. » C’est le cas pour ce crépuscule et « les soirs au balcon, voilés de vapeurs roses » où le poète s’exclame : « Que l’espace est profond ! » Le balcon ouvre en effet sur le monde extérieur et le crépuscule. Mais, en associant au début du vers « que le cœur est puissant ! », il suggère que l’espace et l’affectivité sont intimement liés dans la même expansion.

   Il faudrait citer « Recueillement » tout entier, ce poème où Baudelaire trouve apaisement et consolation dans le soir qui, descendant sur la ville, lui permet de cohabiter avec sa douleur qu’il tutoie, l’apostrophant familièrement telle une compagne enfin apprivoisée, et de se réconcilier avec ses souvenirs « sur les balcons du ciel », métaphore évoquant un décor de théâtre. La connotation religieuse du titre laisse supposer, au-delà du tableau d’un crépuscule parisien, une ouverture sur l’âme du poète en quête de Dieu et d’une mort annoncée par « défuntes années, « moribond », « s’endormir » et « linceul ». On peut retenir, ces deux vers du premier quatrain, « Tu réclamais le Soir ; il descend ; le voici : / Une atmosphère obscure enveloppe la ville » et le dernier tercet : « Le Soleil moribond s’endormir sous une arche, / Et, comme un long linceul traînant à l’Orient, / Entends, ma chère, entends la douce Nuit qui marche. » Notons les majuscules allégoriques qui transforment les termes quotidiens en personnages réels animant le tableau et accompagnant Baudelaire au long du soir qui descend, comme cette « douce Nuit qui marche ». Remarquons enfin que le soleil se couche à l’Orient : le crépuscule ne serait-il pas l’aube de la renaissance ? Il évoque encore ce crépuscule dans le poème en prose « Le Crépuscule du soir » : « Le jour tombe. [...] Ô nuit ! ô rafraîchissantes ténèbres ! [...] Crépuscule, comme vous êtes doux et tendre ! »

       Dans « Le Crépuscule du soir » et « Le Crépuscule du matin », c’est l’intervalle, la nuit surtout qui retient Baudelaire. Dans le premier poème, le fin de la journée est évoquée dans les six vers de la deuxième strophe par une exclamation, un cri de la conscience, souvenir des heures claires enfuies et reproche d’avoir mal employé son temps : les « rafraîchissantes ténèbres » l’apaiseront, dit-il ailleurs. Dans le deuxième poème, le jour qui s’annonce, espace de temps consacré au travail, n’a droit qu’à une seule strophe de quatre vers rapides à la fin ; il s’agit d’ailleurs du travail manuel des ouvriers, non du sien. Hormis ces vers et les deux liminaires, les vers de ces poèmes appartiennent à la nuit : des activités effrayantes se préparent à la tombée du jour ou bien c’est la fatigue de la nuit finissante. Le « Crépuscule du soir » s’ouvre sur un monde ténébreux et infernal, « Le Crépuscule du matin » en est la triste issue pour les victimes de la nuit.

   Cependant « Confession » évoque une nuit paisible et heureuse au bras de la femme aimée.    Un ami de Mme Sabatier rapporte : « Elle citait, non sans un sourire attendri, une promenade faite avec Baudelaire aux Tuileries, sur la terrasse du bord de l’eau, promenade inoubliable, disait-elle, et qui avait donné au poète le sujet de son poème Confession ». (A. Billy, La Présidente et ses amis). Mais c’est qu’il associe Mme Sabatier à un « matin étincelant », porteur d’espoir. Baudelaire associe toujours nuit et jour, souvent contraires, ici unis par la grâce de la femme « claire et joyeuse ainsi qu’une fanfare ».     

   À la fin du recueil, dans la section « La Mort », Baudelaire insère « La fin de la journée », note funèbre dans ce concert laudatif : les hommes attendent la « lumière blafarde » qui annonce la « nuit voluptueuse » et sacrilège, « effaçant tout, même la honte » où le « Poète pourra se dire : « Enfin ! ». Fin du jour certes, mais aussi, plus généralement, fin de la « Vie, impudente et criarde », traduite par les octosyllabes brusques, violents et coupants.

   Le soleil présente donc deux pôles antinomiques. Le premier, positif, peut se lire dans cette lettre à Baudelaire de 1857, où Sainte-Beuve écrit : « Si je me promenais avec vous au bord de la mer, le long d’une falaise, sans prétendre à faire le mentor, je tâcherais de vous donner un croc-en-jambe, mon cher ami, et de vous jeter brusquement à l’eau, pour que vous, qui savez nager, vous alliez désormais sous le soleil et en plein courant. »

   Le second est énoncé dans cette lettre de Victor Hugo à Baudelaire : « Que faites-vous quand vous écrivez ces vers saisissants : Les Sept Vieillards et Les Petites Vieilles, que vous me dédiez, et dont je vous remercie. Que faites-vous ? Vous marchez. Vous allez en avant. Vous dotez le ciel de l’Art d’on ne sait quel rayon[54] macabre. Vous créez un frisson nouveau. »

   Quel est-il ce frisson nouveau, si ce n’est un certain trouble. Car Baudelaire, en allant au fond du désir, de l’ivresse, de la désillusion et de l’ennui, paraît impudique à ses contemporains hypocrites. Mais il est aimé par la jeunesse, l’âge le plus troublé de la vie. Il a intégré les émotions des chairs, passées jusque-là sous silence : dans La Princesse de Clèves, Mme de La Fayette ne montre que les défenses opposées au désir, sans que le désir soit avoué. Dans Manon Lescaut, l’abbé Prévost ne nous montre que les désordres extérieurs entraînés par la passion mais jamais l’intimité sexuelle des héros. Et le principal, à savoir l’inceste, est tu par Racine dans Phèdre.   

   Que Victor Hugo fasse ici allusion au ciel n’est pas innocent. Mais, en-deçà du ciel de l’art, existent pour Baudelaire le ciel réel, le ciel allégorique et le ciel chrétien. Quelquefois bleu et porteur d’espoir, il s’assombrit au fil des poèmes, porteur « d’on ne sait quel rayon macabre » pour disparaître totalement en même temps que son cortège de nuages et de vent, d’orages et de tempêtes ; s’éteignent le soleil, la lune et les étoiles.

   

= = = 

V. Le ciel ou le Ciel ?   

   Baudelaire investit le ciel réel de puissantes allégories. Il l’énonce lui-même ainsi dans Fusées (in Journaux intimes) : « Ciel tragique. Épithète d’un ordre abstrait appliqué à un être matériel. » On peut donc parler ici du ciel (réel) et du Ciel (plus abstrait) baudelairien. Ne dit-il pas quelque part : « La terre et ses spectacles comme un aperçu, une correspondance du ciel » ?

   « L’Albatros » est composé semble-t-il lors de son équipée en mer[55]. Ces oiseaux, les « rois de l’azur », symbolisent incontestablement le poète, ce « prince des nuées », qui aspire à un ciel idéal. Baudelaire, encore jeune, conscient de sa différence, reste marqué par cet incident de traversée et insiste sur le sol, terre d’exil : le ciel s’inscrit en creux.  

   Dans « Élévation », le spectacle des alouettes qui « vers les cieux le matin prennent un libre essor », éveille l’imagination du poète qui quitte son misérable état terrestre et s’élance vers un ciel rêvé, au-delà du monde matériel et des miasmes délétères,  « au-dessus des étangs, au-dessus des vallées, / Des montagnes, des bois, des nuages, des mers, / Par-delà le soleil, par-delà les éthers, / Par-delà les confins des sphères étoilées ». Sans doute faut-il voir dans cet élan spirituel le souvenir de Platon qui, dans le Phédon, décrit l’ascension de l’âme vers le pur séjour supraterrestre qui, dit Baudelaire, « va [se] purifier dans l’air supérieur » et « le feu clair qui emplit les espaces limpides. En se délivrant du poids de la chair, l’esprit retrouve sa pureté, celle de l’enfant de « Bénédiction ». Notons par ailleurs que le mouvement ascensionnel caractérise le romantisme. Dans son essai L’Air et le songes[56], Bachelard déclare : « Il faut donc retrouver le sur-moi poétique positif, celui qui appelle l’âme à son destin poétique, à son destin aérien, celui des poètes véritables, des Rilke, des Poe, des Baudelaire, des Shelley et des Nietzsche. »

   « J’aime le souvenir de ces époques nues », évoque l’Age d’or de l’humanité – et peut-être sa propre enfance –. Baudelaire regrette ici la santé[57], l’harmonie, le bonheur physique goûté franchement avec de belles créatures humaines sous un « ciel amoureux leur caressant l’échine », ciel mythique d’un monde légendaire. 

   Le ciel de « Bohémiens en voyage », (poème inspiré par une gravure de Jacques Callot[58] portant le même titre) d’abord incertain, se dégage. Mais ces êtres libres, enviés par Baudelaire, sont fils de la Terre, Cybèle[59], et le ciel reste indéchiffrable pour eux : leur regard est plus attentif à la route qu’au ciel, comme le signifie le « regard appesanti » et les « chimères absentes ». Mythes confus d’une religion primitive oubliée dont ils auraient le « morne regret », mais en ayant gardé un pouvoir « prophétique » ouvrant pour eux « l’empire familier des ténèbres futures » ? Les bohémiens, derniers représentants de l’Âge d’or, vivent en accord avec la Nature qui les protège comme le montre l’évocation des merveilles terrestres : « Cybèle, qui les aime, augmente ses verdures / Fait couler le rocher et fleurir le désert... »

   Le dizain « Je t’adore à l’égal de la voûte nocturne » exprime le paradoxe familier du poète : l’amour charnel éloigne du ciel. Les images cosmiques de la première partie où l’homme contemple le ciel nocturne et compare la femme aimée aux espaces sidéraux, sont dégradées et tournées en dérision : elle semble « accumuler les lieues / Qui séparent mes bras des immensités bleues ».

   Dans « Un fantôme », Jeanne malade symbolise la nuit de l’âme, du jour et de la saison.  Baudelaire, perdu et malheureux, peut utiliser librement la forme du sonnet qui se fait ici irrégulier. Le poème se compose de quatre parties. La première, titrée Les Ténèbres est construite sur sept rimes. La deuxième, Le Parfum comporte cinq rimes avec interversion des rimes embrassées dans les quatrains. La troisième, Le Cadre, reste un sonnet régulier. La dernière, Le Portrait, est construit sur sept rimes mais les quatrains présentent des rimes croisées, alors que dans Les Ténèbres, elles sont embrassées. Manière baudelairienne de traduire sa douleur. Il évoque un lieu[60] « où jamais n’entre un rayon rose et gai » et se compare à « un peintre qu’un Dieu moqueur / Condamne à peindre, hélas ! sur les ténèbres ». Le ciel est absent : nous sommes ici dans l’enfer de Baudelaire.  

    Dans « L’Irréparable » règnent la culpabilité et le remords, la conscience du mal et le rachat impossible. La fée appartient à un univers menteur, celui d’un impossible miracle, l’alliance du ciel et de la nuit. Le titre donné en 1855 au poème est révélateur : « À la Belle aux cheveux d’or ». La fée était incarnée par Marie Daubrun dans une féérie de quatre actes et huit tableaux, tirée du conte de Mme d’Aulnoye, joué au théâtre de la Porte-Saint-Martin d’août 1847 à février 1848. Dans le rôle de la princesse Rosalinde, Marie portait une couronne et un vêtement richement doré, d’où le questionnement du poète : « Peut-on illuminer ce ciel bourbeux et noir ? » Est-il possible à une « une fée [d’] allumer dans un ciel infernal / Une miraculeuse aurore » ?

   Même remarque pour « Horreur sympathique » au ciel et aux rivages tourmentés dont les lueurs ne sont que reflet infernal. On note ici une référence au tableau de Delacroix Ovide en exil chez les Scythes et sans doute encore le souvenir des oeuvres de Boudin vues à Honfleur : « ciel bizarre et livide, / Tourmenté comme ton destin », « Cieux déchirés comme des grèves », « vastes nuages en deuil ». Baudelaire évoque certes quelques images concrètes, métaphores avant tout, qui renvoient au ciel chrétien avec « âme vide », « libertin », « avide t», « chassé du paradis », « mon orgueil », « l’Enfer ».

   Nous avons dit plus haut l’essentiel du « Calumet de paix », mais non pas les deux occurrences de « l’espace baigné de lumière », « l’air doux du matin » s’opposant au « dur plafond des cieux » et la montée vers le ciel à la « porte entrouverte / À travers la vapeur splendide du nuage ». L’œuvre de paix est accomplie et le ciel ouvre ses portes.

   « Les Plaintes d’un Icare » sont celles de la fatigue, de la déception et de l’échec, d’un autre monde encore, flamboyant mais inaccessible. Baudelaire reprend le mythe : Icare a perdu ses ailes et tombe, protégeant de sa main ses yeux consumés par l’ardeur du soleil. Icare, c’est-à-dire le poète, est lui aussi un étreigneur de nues / nuées : le jeu de mots sur l’homonymie n’est pas dépourvu de sens. Icare diffère des amants ordinaires car il ne trouve pas le bonheur, le repos et la satiété dans les bras de sa bien-aimée, mais se consume à mesurer la beauté de l’univers.  

   « Les Aveugles » sont construits sur une antithèse qui se clôt par une question rhétorique, volontairement fausse et choquante : « Que cherchent-ils au Ciel, tous ces aveugles ? » Baudelaire le sait bien : dans ce monde noir au ciel invisible, l’œil intérieur cherche à apercevoir l’éternelle lumière qui luit dans l’autre monde, mis en valeur par la majuscule de Ciel. Le « noir illimité, / Ce frère du silence éternel », rappelle Pascal et « le silence éternel de ces espaces infinis [qui] m’effraie. »

   « Je n’ai pas oublié, voisine de la ville... » est un poème intimiste qui rend hommage à son enfance heureuse et ingénue auprès de sa mère avant son remariage avec Aupick. Tous deux passent l’été dans une maisonnette à Neuilly, alors à la campagne. Le « ciel curieux » semble observer un spectacle étonnant, celui d’une jeune femme et de son fils, semblable à un couple d’amants cachant leur bonheur, peut-être sanctifié par le « cierge » à la connotation religieuse.  Ce dizain, le seul poème avec « La servante au grand cœur » évoquant sa vie familiale, préfigure les Intimités de François Coppée. Notons qu’il s’agit d’une seule phrase de dix vers, long écho inextinguible du paradis perdu et sécurisant de l’enfance auprès de la présence tutélaire de sa mère.      

   « Rêve parisien » offre au lecteur un monde minéral, une architecture de rêve, un soleil absent « même au bas du ciel », nuance dépréciative. Le poète dirige sa rêverie dans une suite d’octosyllabes à rimes croisées avec prédominance des vocables en |i| au son cristallin. Cette forme contraignante traduit la cristallisation, la minéralisation du monde onirique. La luminosité provient des objets eux-mêmes, brillant « d’un feu personnel » et non pas du ciel. On songe à l’Aurélia de Nerval : « Dans les rêves, on ne voit jamais le soleil, bien qu’on ait la perception d’une clarté beaucoup plus vive. Les objets et les corps sont lumineux par eux-mêmes. » 

   Dans « Le Vin de l’assassin », après le crime, « l’air est pur, le ciel admirable [...] / comme au beau temps de notre ivresse » : Baudelaire joue sur la polysémie de temps, à la fois période et climat.

   « L’Amour et le crâne » n’offre qu’un ciel lointain, le « fond de l’éther », sans aucune réalité physique, l’apparence seule, soulignée par la comparaison « comme pour ». Tout espoir est vain dans cette quatrième section, placée après celle du Vin qui permettait quelque perspective.

   Puis vient la section « Révolte » qui correspond chronologiquement à la jeunesse littéraire du poète ; il y égrène les principaux thèmes d’un romantisme conventionnel et antireligieux, d’abord avec « Le Reniement de Saint Pierre » : le ciel est vide, Dieu absent ou moqueur et Saint-Pierre devient un révolté, quelle audace ! Baudelaire commet, volontairement ou non, une fausse interprétation des Écritures : l’apôtre n’a jamais renié la divinité du Christ ; sa lâche dénégation ne porte que sur un point particulier : on lui demande trois fois s’il fait partie de cette bande, il prend peur et répond non. Puis le coq chante et il pleure.

   Relevons ici ce qui suivra toujours Baudelaire, la contradiction constante entre le rêve et l’action, l’imaginaire et le réel, l’Idéal et la réalité, le Bien et le Mal, la haine d’« un monde où l’action n’est pas la sœur du rêve. » Cette division perpétuelle de l’être, ce duel incessant entre les deux natures est pour lui la conséquence lointaine du péché originel et donne un sens chrétien de l’œuvre. Baudelaire a trouvé son identité dans la division. Certes, le Bien et le Mal se disputent toujours le cœur de l’homme mais chez Baudelaire, le combat est permanent, constant et touche tous les domaines de son existence et en toutes occasions : « Un livre obscène nous précipite vers les océans mystiques du bleu », écrit-il dans le Salon de 1846. Dans une lettre à son beau-père du 8 décembre 1848, Baudelaire écrit à propos de Jeanne Duval : « Vous n’avez pas compris cette singulière liaison, où je n’ai rien à gagner, et où l’expiation et le désir de rémunérer un dénouement jouent un grand rôle. » : autopunition, flagellation et péché, tels sont les maîtres-mots du poète. La souffrance purifie ses troubles charnels – résultant des conflits de l’âme avec la chair –, ainsi que l’expression poétique : la Jeanne des Fleurs du Mal, magnifiée par les symboles, dépouillée de sa trivialité, n’a rien à voir avec la réalité. Les expressions le mal, la conscience du Mal, la certitude de faire le mal ont un sens particulier pour Baudelaire, avec une acception religieuse, théologique qui découle du péché originel. Sa sexualité, il l’appelle luxure, débauche. Au mal, il met souvent des majuscules, divinisant en quelque sorte son vice. Comme pour Nerval qui parle de « l’épanchement du rêve dans la vie réelle », ses rêveries aggravées par son imagination se confondent avec la réalité. Le remords qu’il éprouve est identique à un véritable crime.   Ainsi, on a souvent accusé à tort Baudelaire de satanisme : il faut croire en dieu pour adorer le diable. Il s’agit surtout d’une crise du sentiment religieux et d’une croyance en quête d’elle-même.

   Ensuite avec « Abel et Caïn », Baudelaire propose un ciel chrétien encore, mais allant à l’encontre de la Genèse : Baudelaire fait de Caïn un nomade et d’Abel un sédentaire : « « Race de Caïn, au ciel monte / Et sur la terre jette Dieu ! » Baudelaire adopte contre le Ciel l’attitude de Satan lui-même et propose des vers à la gloire du Maudit, du premier des humains, Caïn, qui ait eu le courage de se ranger ouvertement par un meurtre sous l’étendard de Satan, insurgé contre le Créateur.     

   Dans « Femmes damnées », à la différence de « Lesbos », la pureté a disparu dans « un ciel déjà lointain », dans « les horizons bleus dépassés le matin ». Ne reste plus qu’à fuir, à plonger « au plus profond du gouffre où tous les crimes [...] / Bouillonnent pêle-mêle avec un bruit d’orage ». L’amour lesbien correspond à l’érotisme de Baudelaire, qui voulait intituler son ouvrage Les Lesbiennes[61].  Ces femmes sont en opposition morale et théologique à la nature et à la fécondation, Lesbos est une île contre-nature et stérile. La morale est sauve puisque ces femmes iront en enfer, non sans un ultime élan vers l’infini comme le suggère le dernier vers : « Elles tournent leurs yeux vers l’horizon des mers ».

   « Les Métamorphoses du vampire » sont la conséquence logique du néant : « Je remplace pour qui me voit nue et sans voiles, / La lune, le soleil, le ciel et les étoiles. » Le ciel et ses éléments disparaissent : plus de jour ni de nuit. Baudelaire atteint ici le no man’s land allégorique de la désespérance.

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Conclusion : le voyage de la vie

   « Le Voyage », long poème en huit parties, clôt la section de « La Mort » et Les Fleurs du mal. Dès février 1850, Barbey d’Aurevilly écrivit à Baudelaire : « Vos vers sont magnétiques, les trois pièces [Il évoque « Le Voyage, « L’Albatros » et une autre qu’il ne cite pas] – de votre inspiration la plus enragée, ô ivrogne d’ennui, d’opium et de blasphèmes ! De plus, « Le Voyage » est d’un élan lyrique, d’une ouverture d’ailes d’ « Albatros » que je ne vous connaissais pas, crapule de génie ! Je vous savais, en poésie, une sacrée vipère, dégorgeant le venin sur les gorges des gouges et des garces, dans votre ennui de vieux braguard désespéré. Mais voilà que des ailes ont poussé à la vipère, et qu’elle monte, de nuée en nuée, monstre superbe, pour darder son poison jusque dans les yeux du soleil. »  

   Mais le poème ne parut qu’en 1859, donc après la première édition, figurait à la fin des éditions de 1861 et de 1868[62], donnait un sens rétroactif à l’ensemble des Fleurs, en reprenait tous les thèmes, tel un microcosme, et avait donc une valeur de conclusion générale, raison pour laquelle nous l’évoquons ici en guise  d’épilogue : images de l’enfance, mer, navire, musique, soleil couchant, réminiscences, femme dangereuse, curiosité puis ennui, bourreau, martyr, évasion, Infini, temps, gouffre, ciel, enfer et mort.      

   Le voyage de la vie n’apporte que des espérances toujours déçues, l’homme qui part court à l’échec car notre nature reste toujours la même, hantée par l’infini.

   L’enivrement des débuts, des matins nouveaux, et de l’enfance, fait d’espace, de lumière, de couleurs, de ciel azuré et de bercement, fait place à la lucidité du jour, à la glace qui mord et au soleil qui cuit, aux marins exilés amoureux de chimères, aux femmes pécheresses, au plaisir trompeur, aux paradis artificiels, au temps qui passe. La mort, un autre voyage, s’offre alors comme l’ultime recours.  

   On pense au poème en prose « Anywhere out of the world » où le poète propose à son âme de voyager pour dissiper son spleen. Elle finit par lui crier : « N’importe où ! n’importe où ! pourvu que ce soit hors du monde. » Plus de monde ? Adieu donc aux « beautés météorologiques », aux climats joyeux ou malsains, au vent du matin et à la mer tempétueuse, aux nuages changeants et aux douces pluies, aux soleils couchants et aux hivers rigoureux. Adieu donc aux cieux terrestres. Baudelaire a-t-il plongé dans l’Inconnu ? Y-a-t-il trouvé du nouveau ?

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Sources :

- Baudelaire, Œuvres complètes, Gallimard, La Pléiade, édition 1975 pour le tome I, (texte établi, présenté et annoté par Claude Pichois), édition 1976 pour le tome II.

- Baudelaire, Histoire d’une âme, François Porché, Flammarion, 1944.    


[1] Les Fleurs du mal.

[2] Flaubert, Bouvard et Pécuchet, posthume, 1881.

[3] Baudelaire, Curiosités esthétiques, 1868, posthume. 

[4] Baudelaire, 1869, posthume.

[5] « L’Étranger ».

[6] Le Verrier établit un réseau cohérent d’observations de données atmosphériques en 1854, opérationnel dès 1856.

[7] Baudelaire, Les Fleurs du mal, première édition 1857. Deuxième édition 1861. Troisième édition 1868. 

[8] Il touche à l’île Maurice, y fréquente deux ou trois personnes, repart pour l’île Bourbon (La

Réunion actuelle), ne consent pas à descendre à terre et refuse d’aller plus loin.

[9] Dans l’édition de 1861 à laquelle nous nous référons.

[10] Rubens, 1577-1640. 

[11] Littré.

[12] Caractère transitoire de toute œuvre humaine.

[13] Ou quatre ?

[14] A coupe 4 / 6 en général.

[15] Richard Wagner et Tannhäuser, 1861.

[16] Voir infra.

[17] Il a besoin d’argent.

[18] Ou Stoepel, Allemand naturalisé américain.

[19] Les petits écoliers américains commencent alors à apprend par cœur des poèmes de Longfellow.

[20] Sous la monarchie de Juillet, le chiffonnier est un personnage familier et pittoresque du

Paris nocturne

[21] Celui des réverbères.

[22] On pense inévitablement au célèbre tableau de Watteau.

[23] Voyage en Orient.

[24] « La soupe et les nuages », Petits Poèmes en prose.

[25] 1798-1863.

[26] Op. cit.

[27] Comédienne, amante de Banville. Marie Daubrun est le pseudonyme de Marie Brunaud. Elle joue notamment à l’Odéon l’Elmire de Tartuffe puis la comtesse Almaviva dans La Mère coupable de Beaumarchais.

[28] Surtout dans le Salon de 1859. 

[29] « La nature n’est qu’un dictionnaire. » (Delacroix)

[30] Visites de l’huissier ou de ses débiteurs.

[31] 1606-1669.

[32] Vent du Nord.

[33] Spleen, Pièce LXXVII ou LXXV selon les éditions. Baudelaire a cherché la meilleure composition pour ses Fleurs. D’autre part, tous ses poèmes ne figurent pas dans la première édition de 1857. 

[34] Spleen, Pièce LXXVIII ou LXXVI selon les éditions.

[35] Spleen, Pièce LXXX ou LXXVIII selon les éditions.   

[36] Le baron Haussmann, nommé Préfet de la Seine par Napoléon III, a décidé de moderniser la capitale en détruisant les îlots insalubres et les rues encore moyenâgeuses afin de créer de larges et belles artères où aucune barricade ne pourrait empêcher la charge de la cavalerie impériale.    

[37] 15 janvier 1895.

[38] Voir infra.

[39] Autre version du vers : « Dont le soleil se plaît à dorer les statues. »

[40] 1600-1682. Il peint de vastes architectures classiques baignées par la mer sous la lumière du soleil couchant. 

[41]George Bataille, La Littérature et le mal, 1957.

[42] Cf. supra : « soleil malsain ».

[43] Ici Jeanne Duval.

[44] Nous dirions « aile de corbeau ».

[45] Et non pas « Vous me faites voir immense et rond l’azur du ciel. »

[46] Il y resta trois semaines en septembre 1841.

[47] Ou plutôt le quatorzain : non pas des alexandrins mais des décasyllabes. Mais nous avons opté pour le terme générique de sonnet. 

[48] Légende selon laquelle la poétesse Sapho (ou Sappho) se serait jetée dans la mer depuis l'île de Leucade.

[49] Étymologie grecque.

[50] 1475-1564.

[51] Autel orné de fleurs et de draperies où l’on s’arrête au cours d’une procession.

[52] Poème d’origine malaise, révélé par Hugo dans Les Orientales et utilisé par Leconte de

Lisle dans les Poèmes tragiques. Le premier vers doit se répéter à la fin du poème et deux thèmes sont traités parallèlement.

[53] Strophe dite « encadrée. Cf. également les pantoums. 

[54] C’est nous qui soulignons.

[55] Certaines sources indiquent qu’il fut écrit à Honfleur, en février 1859.

[56] L’Air et les songes, essai sur l’imagination du mouvement (Bachelard, José Corti, 1943).     

[57] Il est déjà atteint d’une maladie vénérienne.

[58] 1592-1635.

[59] Déesse grecque de la Nature et du renouveau.

[60] Il s’agit d’un hôpital où Jeanne est soignée.

[61] C’est à Hippolyte Babou, obscur journaliste rencontré un soir au café Lemblin que nous devons le titre des Fleurs du Mal. Baudelaire proposa d’abord Les Lesbiennes, puis Les Limbes

[62] Troisième édition des Fleurs dite édition posthume, précédée d’une notice de Gautier qui appelle Baudelaire « un poète singulier » et qualifie les Fleurs « d’une bizarrerie si profonde ».

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Date de dernière mise à jour : 09/04/2024