« Connaître sert beaucoup pour inventer. » (Mme de Staël)

Tragédie défendue par Voltaire

Défense de la tragédie du 17e siècle par Voltaire (Le Siècle de Louis XIV, 1751)

   Si Rousseau attaque le théâtre, Voltaire le défend, notamment les tragédies.

   Dans le chapitre 32 du Siècle de Louis XIV[1] (conçu en 1732, publié en 1751 et complété jusqu’en 1756), Voltaire passe en revue tous les écrivains du 17e siècle. Voici des extraits concernant la tragédie. Pour lui, les arts sont l’aboutissement et la consécration d’une civilisation : leur épanouissement, supposant la paix intérieure et la prospérité matérielle, est directement lié à l’œuvre d’un gouvernement éclairé [Voltaire semble oublier les guerres qui émaillèrent le règne de Louis XIV et la misère...]. À leur tour, les beaux-arts, et particulièrement le théâtre, affinent les mœurs et concourent par leur action civilisatrice à la perfection de la société : « Il ne s’éleva guère de grands génies depuis les beaux jours de ces artistes illustres ; et, à peu près vers le temps de la mort de Louis XIV, la nature semble se reposer. Le génie n’a qu’un siècle, après quoi il faut qu’il dégénère. » Mais il découvre peu à peu (immense travail de documentation) les disputes théologiques, le fanatisme religieux, l’influence des jésuites sur le roi, la révocation de l’Édit de Nantes : il écrit cinq chapitres sur « ces dissensions qui font la honte de la raison humaine. »     

Corneille   Corneille

   « ... Il y a grande apparence que sans Pierre Corneille le génie des prosateurs ne se serait pas développé. [...]

   Cet homme est d’autant plus admirable, qu’il n’était environné que de très mauvais modèles, quand il commença à donner des tragédies. Ce qui devait encore lui fermer le bon chemin, c’est que ces mauvais modèles étaient estimés, et, pour comble de découragement, ils étaient favorisés par le cardinal de Richelieu, le protecteur des gens de lettres et non pas du bon goût. [...]

   Corneille eut à combattre son siècle, ses rivaux et le cardinal de Richelieu. Je ne répèterai point ici ce qui a été écrit sur le Cid. Je remarquerai seulement que l’Académie, dans ses judicieuses décisions entre Corneille et Scudéry, eut trop de complaisance pour le cardinal de Richelieu, en condamnant l’amour de Chimène. Aimer le meurtrier de son père et poursuivre la vengeance de ce meurtre était une chose admirable. Vaincre son amour eût été un défaut capital dans l’art tragique, qui consiste principalement dans le combat des cœurs. Mais l’art était inconnu alors à tout le monde, hors à l’auteur. [...]

   Le Cid, après tout, était une imitation très embellie de Guilhem de Castro, et en plusieurs endroits une traduction. Cinna, qui le suivit, était unique[2]. J’ai connu un ancien domestique de la maison de Condé, qui disait que le grand Condé, à l’âge de vingt ans, étant à la première représentation de Cinna, versa des larmes à ces paroles d’Auguste :

« Je suis maître de moi comme de l’univers :

Je le suis, je veux l’être. O siècles ! ô mémoire !

Conservez à jamais ma dernière victoire.

Je triomphe aujourd’hui du plus jute courroux

De qui le souvenir puisse aller jusqu’à vous !

- Soyons amis, Cinna : c’est moi qui t’en convie. »

   C’étaient là des larmes de héros. Le grand Corneille faisant pleurer le grand Condé d’admiration est une époque bien célèbre dans l’histoire de l’esprit humain[3].

   La quantité des pièces indignes de lui qu’il fit, plusieurs années après[4], n’empêcha pas la nation de le regarder comme un grand homme ; ainsi que les fautes considérables d’Homère n’ont jamais empêché qu’il ne fût sublime. C’est le privilège du vrai génie, et surtout du génie qui ouvre une carrière, de faire impunément de grandes fautes[5]. »

   Dans ses Commentaires sur Corneille, Voltaire compare leur auditoire et se plaint du sien : « un certain nombre de jeunes hommes et de jeunes femmes », en somme n’importe qui, aucune instance sociale gageant la puissance du discours. En revanche, selon lui, le dramaturge écrit pour un public de princes, généraux, magistrats et prédicateurs, pour des hommes qui agissent par la parole.

RacineRacine

   Corneille s’était formé tout seul ; mais Louis XIV, Colbert, Sophocle et Euripide contribuèrent tous à former Racine. Une ode qu’l composa à l’âge de dix-huit ans, pour le mariage du roi, lui attira u présent qu’il n’attendait pas, et le détermina à la poésie. Sa réputation s’est accrue de jour en jour et celle des ouvrages de Corneille a un peu diminué. La raison en est que Racine, dans tous ses ouvrages, depuis son Alexandre, est toujours élégant, toujours correct, toujours vrai, qu’il parle au cœur, et que l’autre manque trop souvent à tous ces devoirs. Racine passa de bien loin et les Grecs et Corneille dans l’intelligence des passions[6], et porta la douce harmonie de la poésie, ainsi que les grâces de la parole, au plus haut point où elles puissent parvenir. Ces hommes enseignèrent à la nation à penser, à sentir et à s’exprimer. Leurs auditeurs, instruits par eux seuls, devinrent enfin des juges sévères pour ceux mêmes qui les avaient éclairés. [...] »

De quelques autres

   La singulière destinée de ce siècle rendit Molière contemporain de Corneille et de Racine. [...]

   C’était un temps digne de l’attention des temps à venir que celui où les héros de Corneille et de Racine, les personnages de Molière, les symphonies de Lulli toutes nouvelles pour la nation, et (puisqu’il ne s’agit ici que des arts), les voix des Bossuet et des Bourdaloue se faisaient entendre à Louis XIV, à Madame[7], si célèbre par son goût, à un Condé, à un Turenne, à un Colbert, et à cette foule d’homme supérieurs qui parurent en tout genre. Ce temps ne se retrouvera plus, où un duc de La Rochefoucauld, l’auteur des Maximes, au sortir de la conversation d’un Pascal et d’un Arnauld, allait au théâtre de Corneille. »

Et enfin, à propos de La Fontaine :

   "La Fontaine, bien moins châtié dans son style, bien moins correct dans son langage, mais unique dans sa naïveté [son naturel] et dans les grâces qui lui sont propres, se mit par les choses les plus simples presque à côté de ces hommes sublimes."

   Notons toutefois que Voltaire était plutôt sévère avec La Fontaine, lui dont l'idéal littéraire était la perfection racinienne, le contraire de l'art de La Fontaine, familier, primesautier et de tradition gauloise. 

(Voltaire, Le Siècle de Louis XIV, 1751)

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Notes

[1] L’intention primitive de Voltaire est de critiquer indirectement le siècle de Louis XV en glorifiant celui de Louis XIV, « le plus éclairé qui fut jamais. »

[2] Voltaire considère Cinna comme le chef-d’œuvre de Corneille.

[3] En dépit de ce qu’il dit ici, Voltaire s’est montré sévère envers Corneille, qu’il trouve souvent mauvais « par le style, par la froideur de l’intrigue, par les amours déplacés et insipides, et par un entassement de raisonnements alambiqués qui sont à l’opposé du tragique. » Mais il admire le sublime cornélien, par exemple le « Qu’il mourût » d’Horace.  

[4] « Pulchérie, Agésilas et Suréna. Fruits languissants de sa vieillesse. Trop indignes de leurs aînés. » (Temple du goût).

[5] Voltaire excuse de même les irrégularités de Shakespeare.  

[6] Corneille « n’a presque jamais parlé d’amour qu’en déclamateur, et Racine en a parlé en homme. » (Lettre à d’Argenson, 1739).

[7] La princesse Palatine.

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Note

   Selon Dantzig, la corvée des artistes français consiste à se plier au goût d’une cour. C’est l’étatisme qui a imposé la tragédie en alexandrins en France. Le roi ne pouvait entendre qu’un vers martelé, pompeux, noble, l’écho de son pas, s’aidant du rite.

Date de dernière mise à jour : 02/08/2023