« Connaître sert beaucoup pour inventer. » (Mme de Staël)

Manon Lescaut, une tragédie ?

    L'auteur de l'article du Dictionnaire de la Littérature française (op.cit.) écrit :

   « Souffrance douce-amère des larmes : « Toute ma vie est destinée à le (la) pleurer » dit le chevalier des Grieux après le drame de la mort de Manon. Le narrateur éprouve une certaine jouissance à revivre sa malheureuse histoire en la relatant. En la pleurant, Des Grieux ne glorifie-t-il pas Manon ? Un processus d’idéalisation est à l’œuvre. Soucieux de justifier sa passion devant ses pairs et à ses propres yeux, il s’efforce, dans la présentation rétrospective de la femme jadis aimée, de la grandir. Pour Prévost en effet, « l’amour est une passion innocente », légitimé ou non par son objet. En hissant Manon à la hauteur d’une héroïne tragique, des Grieux défend sa mémoire mais construit aussi son plaidoyer. L’ouvrage est alors une œuvre d’autojustification. Comment un jeune noble s’acheminant vers une digne carrière ecclésiastique peut-il devenir tricheur, fripon et même assassin ? Fortune, destinée, fatalité… Le roman multiplie les termes qui renvoient à une instance supérieure la responsabilité de la chute du héros. En ce sens donc, Manon Lescaut est aussi une tragédie.

   Mais ces termes masquent les raisons d’ordre psychosocial qui provoquent le malheur des deux héros : incommunicabilité totale entre le jeune aristocrate et la jeune femme « de naissance commune ». À la lecture du billet par lequel Manon lui explique qu’elle le quitte pour G** M** parce qu’on ne peut « être bien tendre lorsqu’on manque de pain », Des Grieux s’écrie : « Elle appréhende la faim. Dieu d’amour ! quelle grossièreté de sentiments ! et que c’est mal répondre à ma délicatesse ! » C’est qu’il n’a jamais connu la faim…

La Mort de Manon (Manon Lescaut, abbé Prévost)

   Ce n’est qu’en Amérique que l’amour réel qui existe entre eux malgré les infidélités de Manon, pourra s’accomplir. Dans cette terre vierge en principe de tout préjugé social et préservée des considérations mercantiles, ils vont « goûter les varies douceurs de l’amour » et jouir de « trésors bien plus estimables » que l’or. À La Nouvelle Orléans Manon est enfin telle que la rêvait des Grieux, et elle lui appartient tout à fait. Mais les règles sociales réapparaissent en la personne du gouverneur, équivalent de la figure paternelle qui, en France, pesait sur la vie du chevalier. Pour trouver un lieu où concilier amour, morale et honneur, Manon et des Grieux devront aller toujours plus loin dans le désert, jusqu’à la mort.

   Seule la mort de Manon peut mettre un terme à cette quête incessante du chevalier pour un accord – impossible – entre bonheur et vertu. Il dit à son ami Tiberge que la vertu est nécessaire mais « avec des cœurs tels que nous les avons, [les délices de l’amour] sont ici-bas nos plus parfaites félicités. » L’obstacle à la passion ne vient donc pas du dehors : le tragique, dans l’œuvre, est interne. »

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