« Connaître sert beaucoup pour inventer. » (Mme de Staël)

Notes de bas de pages explicatives

 Notes de bas de page explicatives de Béatrice Didier (Livre de Poche, 1987)

* Lettre II (Merteuil à Valmont)

   « Que pouvez-vous faire chez une vieille tante dont tous les biens vous sont substitués ? »

   La substitution est un terme de jurisprudence : « Disposition par laquelle on appelle successivement un ou plusieurs héritiers à succéder, pour que celui qu’on a institué le premier ne puisse pas aliéner les biens sujets à la substitution. » Mme de Rosemonde ne peut disposer librement des biens qu’elle a reçus en héritage qui doivent ensuite aller à Valmont ; elle ne peut donc le déshériter. La visite de Valmont apparaît comme désintéressée et donc, étonne Mme de Merteuil. La substitution est un indice de méridionalité, pratiquée surtout dans les pays de droit écrit. Un indice de lieu (Grenoble) ?

   Le pouvoir érotique comme métaphore du pouvoir politique se retrouve aussi dans les Lettres persanes (despotisme de Louis XIV / despotisme du harem oriental). On peut y voir aussi une référence à la préface. Valmont utilise le vocabulaire des Lumières qui réclament un affranchissement dans les mœurs et le système monarchique. Mais il a trop d’intérêt au maintien de l’ancienne société pour être un « philosophe » et combattre pour un véritable avènement de la liberté. Remarque désinvolte.

   « … Depuis que, nous séparant pour le bonheur du monde, nous prêchons la fois chacun de notre côté… »

   Fréquent usage du vocabulaire religieux et sa systématique subversion par les libertins.

* Lettre VII (Cécile à Sophie)

   « Mais adieu, ma chère amie : j’ai promis que je saurais pour aujourd’hui une ariette dont l’accompagnement est très difficile. »

   Le thème de la leçon de musique (cf. peinture galante) a été exploité par les peintres du 18e siècle, par les romanciers également : Saint-Preux enseigne aussi la musique à Julie (La Nouvelle Héloïse). Au théâtre, le comte Almaviva se fera professeur de musique de Rosine dans Le Barbier de Séville. Une ariette est un air léger et court qui se chante avec paroles et accompagnement. Cécile accompagne la harpe. On note à la fin du siècle un grand engouement pour cet instrument. Trente ans plus tôt, elle aurait probablement joué du clavecin.

* Lettre IX (Volanges à Tourvel)

   « Jamais, depuis sa plus grande jeunesse, il [Valmont] n’a fait un pas ou dit une parole sans avoir un projet. »

   Laclos s’amuse à faire faire le portrait de Valmont par la sotte Mme de Volanges. Elle a bien compris, cependant, la tactique du libertin. Cette importance de la conception intellectuelle et le rôle du projet ont été analysés par André Malraux et Roger Vailland. « Le vicomte de Valmont et la marquise de Merteuil écrit Vaillant, sont des virtuoses d’un jeu de société dont l’amour est le prétexte. […] Le jeu se décompose en quatre figures » : le choix, la séduction, la chute, la rupture. Le tempo, pour reprendre l’analyse de Georges Poulet, doit être fort rapide. Si le rythme du jeu est ralenti, c’est parce qu’intervient un élément non prévu : la passion. Noter le manque de psychologie de Mme de Volanges à l’endroit de Mme de Tourvel, ou son inconsciente perversité : le tableau qu’elle fait de Valmont, loin d’être une mise en garde comme elle le dit, est finalement intrigant, séduisant, et prépare la chute de la Présidente.

* Lettre IX (Volanges à Tourvel)

   « Voilà le mariage de ma fille un peu retardé. Le comte de Gercourt, que nous attendions d’un jour à l’autre, me mande que son Régiment passe en Corse. »

   La Corse a été cédée par Gênes à la France en 1768. La résistance de Paoli aboutit à sa défaite en 1769 à Ponte Novo. Ce détail permettrait de dater l’action des Liaisons à cette guerre de 1768.

* Lettre X (Merteuil à Valmont)

   « Je choisis le déshabillé le plus galant. Celui-ci est délicieux ; il est de mon invention : il ne laisse rien voir, et pourtant fait tout deviner. »

   Cette description du déshabillé définit parfaitement le style même de Laclos.

   « Je lis un chapitre du Sopha, une Lettre d’Héloïse et deux Contes de La Fontaine. »

  Le Sopha, roman libertin de Crébillon fils (1740). Les Contes de La Fontaine appartiennent au même registre du libertinage. Quant à Héloïse, Laurent Versini pense qu’il ne s’agit pas de celle de Rousseau (fréquemment citée par Laclos), mais « d’une de ces lettres d’Héloïse [à Abélard] que le siècle réédite et imite inlassablement. »

* Lettre XI (Tourvel à Volanges)

   « Loin d’y [au Château] former des projets, il [Valmont] n’y a pas même porté des prétentions. »

   Mme de Tourvel reprend les termes de la lettre de Mme de Volanges (cf. supra). Remarquer l’emploi subtil du vocabulaire et la distinction entre projets et prétention. Le roman libertin se fait l’héritier du roman précieux du 17e siècle et comme lui, manifeste et développe une grande perfection du vocabulaire psychologique.

* Lettre XIV (Cécile à Sophie)

   « C’est qu’elle [Merteuil] m’aime tant ! et lui [Danceny] !… oh ! ça m’a fait bien plaisir ! »

   Bon exemple du style de Cécile, de son caractère enfantin et mal articulé que Laclos caricature.

* Lettre XV (Valmont à Merteuil)

   « Adieu, ma belle amie. »

   Le manuscrit permet de voir que Laclos a opéré ici un remaniement dans l’ordre des lettres : « Placez ici les lettres 20, 21, 22 et 23, puis revenez à la lettre 19, puis à la lettre 16. » L’ordre du manuscrit n’était pas celui du texte imprimé et ce changement a amené également des changements dans les dates de ces lettres. « L’écrivain obtient ainsi un groupe de six lettres du 20 août, qui lui permet de saisir quatre personnages, dont deux dans leurs rapports avec deux correspondants différents, en un même instant : instant important, celui où les deux intrigues se nouent et où les deux correspondances amoureuse parallèles débutent. » (Laurent Versini).

* Lettre XX (Merteuil à Valmont

   « Je raffole de cet enfant [Cécile]. »

   Ce n’est pas le seul endroit du roman où sont suggérées des tendances homosexuelles chez Mme de Merteuil. Le saphisme est assez fréquent dans le roman libertin. Ici, il est allusif. Mme de Merteuil se détachera de Cécile lorsqu’elle aura senti en elle un certain manque de caractère et d’intelligence.

* Lettre XXI (Valmont à Merteuil)

   « Il me rendit compte qu’on devait saisir aujourd’hui, dans la matinée, les meubles d’une famille entière qui ne pouvait payer la taille. »

   Impôt payé par les personnes qui ne sont ni nobles, ni ecclésiastiques et qui ne bénéficient pas d’une exemption. On distinguait la taille personnelle et la taille réelle (sur les biens). La taille était souvent arbitraire. 56 livres est à peu près l’équivalent de 5 000 F de nos jours (de l’année 1987). Toute cette scène fait songer à un tableau de Greuze, peut-être au Fermier incendié (Salon de 1761), ou encore à L’Aumône de P.A. Wille (Salon de 1777).

* Lettre XXIII (Valmont à Merteuil)

   « Entouré de gens sans mœurs, j’ai imité leurs vices. »

   Valmont est expert dans le langage dévot, plus encore que Tartuffe ; il développe ici avec grand talent le thème cher aux moralistes et aux prédicateurs de influence des mauvaises fréquentations.

   « Cette charmante figure embellie encore par l’attrait puissant des larmes. »

   Le siècle aime s’attendrir et l‘on pleure beaucoup au 18e siècle. Il y a toute une poétique des larmes. Mais le roman érotique en tire des effets dont le sadisme n’est pas absent.

* Lettre XXIX (Cécile à Sophie)

   « Elle [Merteuil] a demandé aussi à Maman de me mener après-demain à l’Opéra. »

   L’Opéra au 18e siècle est un grand lieu de sociabilité. On y va souvent plus pour se rencontrer que pour écouter de la musique et les loges sont de véritables salons. Ce sera encore le cas à l’époque romantique.

* Lettre XXXII (Volanges à Tourvel)

   « Quand il [Valmont] ne serait, comme vous le dites, qu’un exemple du danger des liaisons, en serait-il moins lui-même une liaison dangereuse ? »

   Encore un thème cher aux moralistes chrétiens.

* Lettre XXXIII (Merteuil à Valmont)

   « Ce que je vous reproche n’est pas de n’avoir point profité du moment. »

   Le thème du moment, de l’occasion, est capital dans les romans libertins, en particulier chez Crébillon.

   « Mais la véritable école est de vous êtres laissé aller à écrire. »

   Vous avez fait une faute d’écolier. L’expression était très utilisée dans le langage du trictrac ; elle est encore à verser au dossier du vocabulaire du jeu dans les Liaisons.

* Lettre XXXIV (Valmont à Merteuil)

   « Un Avocat vous dirait que le principe ne s’applique pas à la question. »

   Le recours au vocabulaire juridique est également important dans ce roman où les questions d’héritage et de procès jouent un rôle, où l’héroïne appartient à la noblesse parlementaire.

   « On va d’ici tous les matins, chercher les Lettres à la Poste. »

   La vie est tout entière rythmée par l’activité épistolaire, surtout chez Mme de Rosemonde, dans cette campagne sans distraction, lieu idéal du roman pas lettres.

* Lettre XXXVI (Valmont à Tourvel)

   « Dévoré par un amour sans espoir, j’implore votre pitié et ne trouve que votre haine : sans autre bonheur que celui de vous voir, mes yeux vous cherchent malgré moi, et je tremble de rencontrer vos regards. »

   Le style de Valmont est celui de la tragédie classique. La phrase possède une beauté d’alexandrins, sans que les membres de phrases correspondent exactement au nombre de syllabes des vers, ce qui serait une faute de style que Laclos se garde de faire commettre à son héros.

* Lettre XLIV (Valmont à Merteuil)

   « Tout fut accordé, comme vous pouvez croire ; alors je me retirai, et permis à l’heureux couple [la femme de chambre de Mme de Tourvel et le valet de Valmont] de réparer le temps perdu ! »

   L’étude du manuscrit prouve qu’ici Laclos a supprimé une scène assez libre. On y verra le désir de l’écrivain de ne pas tomber dans le style du roman grivois.

* Lettre XLVII (Valmont à Merteuil)

   « La seule difficulté que j’éprouvai fut de décider Émilie [danseuse d’Opéra, amie de Valmont], que la richesse du Bourguemestre (sic) rendait un peu scrupuleuse. »

   À tous les niveaux de la société, et, bien entendu, chez Émilie, la question d’argent est présente. Cette scène s’inscrit sur un registre burlesque assez rare dans le roman. On y verra peut-être une référence au réalisme de la peinture hollandaise, qu’évoque le « Bourguemestre ».

* Lettre XLVIII (Valmont à Tourvel)

   Lettre fameuse écrite sur le dos d’Émilie : « C’est après une nuit orageuse… »

   Cette lettre est un chef-d’œuvre dans l’emploi des phrases à double sens ; La Présidente devrait prendre pour des signes de la passion qu’elle inspire le trouble d’une nuit fort active avec Émilie

* Lettre LI (Merteuil à Valmont)

   « Tourmentée par le désir de s’occuper de son Amant, et par la crainte de se damner en sen occupant… » [il s’agit de Cécile]

   Le jansénisme est sensible, non seulement dans le milieu de la Présidente, mais aussi dans celui des Volanges.

* Lettre LIII

   « Je le [Danceny] mène demain à Versailles. »

   Probablement pour une présentation à la Cour. Valmont joue parfaitement son rôle de mentor envers le jeune homme.

* Lettre LVII (Valmont à Merteuil)

   « Je ne veux pas en faire un billet de la Châtre. »

   Ce passage fait allusion à une histoire de Ninon de Lenclos. « Un de ses amants, le marquis de La Châtre, ayant obtenu d’elle, avant son départ en campagne, un engagement par écrit de fidélité, elle s’exclamait : « Oh ! le bon billet qu’a La Châtre ! » chaque fois qu’elle y manquait. » (Cité par Laurent Versini). À la phrase suivante (« je conviens que l’échéance n’est pas encore arrivée »), le mot « échéance » est à mettre sur le compte de ce vocabulaire juridique et financier si présent dans Les Liaisons.

* Lettre LIX (Valmont à Merteuil)

   « Apprenez-moi, si vous savez, ce que signifie ce radotage de Danceny. »

   Le personnage de Danceny est, dès le départ, lié à la musique. Rousseau définit ainsi le récitatif obligé : « C’est ce qui, entremêlé de ritournelles et de traits de symphonie, oblige pour ainsi dire le récitant et l’orchestre l’un envers l’autre, en sorte qu’ils doivent être attentifs et s’attendre mutuellement. » (Dictionnaire de musique). L’opéra du 18e siècle connaît de nombreuses formes de récitatifs (recitativo secco, sans accompagnement musical, récitatif accompagné, arioso, etc.) suivant la plus ou moins grande place de la musique par rapport à la parole. Dans l’ariette au contraire, la musique est dominante, c’est un morceau de musique.

* Lettre LXIII (Merteuil à Valmont)

   « Vraiment, oui, je vous expliquerai le billet de Danceny. L’événement qui le lui a fait écrire est mon ouvrage, et c’est, je crois, mon chef-d’œuvre. »

   Remarquer la jubilation de Me de Merteuil dans ce rôle de démiurge qu’elle joue pendant le roman, du moins jusqu’à ce que le pouvoir lui échappe.

   « Je crois lui avoir donné une assez bonne leçon sur le danger de garder des Lettres. »

   Thème qui revient à plusieurs reprises dans ce roman : la lettre est dangereuse, non seulement parce qu’elle est une arme de séduction, de vengeance, mais aussi parce qu’elle est une preuve. Le paradoxe, c’est que le roman épistolaire ne peut exister que si les personnages enfreignent cette consigne de ne pas conserver les lettres. On verra, au moment du dénouement, l’importance de cette conservation des lettres.

* Lettre LXVIII (Valmont à Tourvel)

   « Quel dommage, comme vous le dites, que je sois revenu de mes erreurs ! »

   On notera la fréquence des citations empruntées à d’autres lettres (ici en italiques) ; elles créent un phénomène de reflet d’une lettre à l’autre, un effet piquant bien souvent. C’est un des aspects de cette technique de roman par lettres dont Laclos a su exploiter toutes les subtilités.

* Lettre LXXI (Valmont à Merteuil)

   « Vressac est ici. »

   L’onomastique des personnages de roman au 18e siècle est assez limitée. Ce nom fait songer à Crébillon et à ses Égarements du cœur et de l’esprit où le héros s’appelle Versac. Le manuscrit montre que Laclos avait songé d’abord au nom de Pressac.

   Cette anecdote [relire la lettre !] qui, comme l’histoire des inséparables (cf. infra), forme un tiroir bref, n’est pas inutile à l’action – on y voit le sang-froid de Valmont ; elle appartient, comme la plupart des histoires greffées sur la trame principale, au registre du roman libertin, et n’évite pas ses topoï, tandis que l’intrigue centrale est d’un registre plus original. Ici, l’histoire des portes qui refusent de s’ouvrir fait songer aux romans de Nerciat.

* Lettre LXXII (Danceny à Cécile)

   « Languissant de vous, je traînerai ma pénible existence entre les regrets et le malheur. »

   Style très romantique de Danceny et fine parodie du roman sentimental que se permet Laclos.

* Lettre LXXVI (Valmont à Merteuil)

   « En effet, je tombai des nues, comme une Divinité d’Opéra qui vient faire un dénouement. »

   L’Opéra tient une grande place dans la vie des personnages du roman, dans la vie quotidienne des hommes et des femmes du 18e siècle. Ici, l’opéra est présent sous forme de métaphore. L’opéra du 18e siècle utilisait beaucoup les « machines » qui permettaient l’arrivée d’êtres mythologiques, en particulier au moment du dénouement. Rousseau, dans La Nouvelle Héloïse, se moque de ces machines. Il y a dans la deuxième moitié du siècle une réaction contre le merveilleux et l’artifice, une tendance à ridiculiser le merveilleux de l’opéra baroque.

* Lettre LXXIX (de Valmont à Merteuil)

   « Comment n‘avez-vous pas su sa fameuse aventure [celle de Prévan], celle qui a séparé les Inséparables ? »

   C’est un parfait conte galant que Valmont relate. On y retrouve la structure ternaire propre au conte, la légèreté et la virtuosité de la littérature libertine du 18e siècle. Le dénouement, d’ailleurs assez classique, peut figurer le dénouement des Liaisons : le couvent et l’exil pour les femmes victimes du jeu. Cécile rentrera au couvent et Mme de Merteuil, passée dans le camp des vaincus, devra s’exiler.

* Lettre LXXXI (Merteuil à Valmont)

   « Que vos craintes me causent de pitié ! Combien elles me prouvent ma supériorité sur vous ! »

et

* Lettre LXXXVII (Merteuil à Volanges)

   « Je vous écris de mon lit, ma chère bonne amie. »

   Nous avons encore là un bon exemple d’un événement raconté deux fois, ici à Mme de Volanges, dans la lettre LXXXV au vicomte de Valmont : deux versions opposées ; la version honnête et hypocrite est d’autant plus amusante qu’elle vient après la version perverse et véritable.

* Lettre LXXXVIII (Cécile à Valmont)

   Le manuscrit permet de voir qu’il y a eu ici encore un remaniement dans l’ordre des lettres. Sur le manuscrit les lettres LXXXVIII et LXXXIX de l’édition définitive étaient les lettres XC et XCI. Comme le note fort justement Laurent Versini : « Lacos les remet à leur place chronologique, préférant aussi, comme dans le groupe des lettres XVI à XXIII, revenir d’abord aux amours enfantines dont la progression et les reculs continuent d’être la caricature de la séduction de la Présidente. »

* Lettre XCVI (Valmont à Merteuil)

   « Là, effrayée du péril qu’elle [Mme de Tourvel] court, elle voudrait s‘arrêter et ne peut se retenir. »

   Valmont, nous l’avons signalé plus d’une fois, utilise le vocabulaire pieux. Ici, cette métaphore de l‘abîme, du sentier glissant, etc. est reprise d‘un des topoï des prédicateurs ; on la trouve chez Bossuet et chez beaucoup d’autres.

   « Sans doute on ne lui a pas bien appris dans son Couvent »

   Les Liaisons peuvent se lire comme une critique de l’éducation conventuelle qui prépare si mal les femmes à se défendre dans une société impitoyable pour elles. On rapprochera ce trait de l’essai de L’Éducation des femmes que Laclos a écrit.

* Lettre XCVIII (Volanges à Merteuil)

   « Ces mariages qu’on calcule au lieu de les assortir. »

   Au cours du 18e siècle se produit une certaine évolution et la jeune fille est plus souvent consultée qu’autrefois dans le choix d’un mari.

* Lettre CIII (Rosemonde à Tourvel)

   « Je vois qu’il en est encore comme au temps passé. »

   Mme de Tourvel a adopté la tactique préconisée par les confesseurs : la fuite devant la tentation. Cette lettre est intéressante parce qu’elle révèle le caractère de Mme de Rosemonde dont l’importance va être croissante dans la suite du roman. Elle représente, dans un monde où l’intelligence est mise au service du mal, où la vertu et souvent défendue par la sottise (Mme de Volanges), la sagesse alliée à la bonté.

* Lettre CVI (Merteuil à Valmont)

   « Mais n’oubliez pas que de ces machines-là, tout le monde parvient bientôt à en connaître les ressorts et les moteurs. »

   La marquise de Merteuil utilise le vocabulaire mécaniste à l’honneur chez les philosophes matérialistes du 18e siècle, en particulier La Mettrie (L’Homme-machine, 1748).

* Lettre CIX (Cécile à Merteuil)

   « Je vois bien que ce que je croyais un grand malheur n’en est presque pas un ; et il faut avouer qu’il y a bien du plaisir ; de façon que je ne m’afflige plus. » ;

   Le contraste entre le personnage de Mme de Tourvel et celui de Cécile est ici souligné par la proximité de la lettre CVIII et de la lettre CIX ; chacune écrit à une confidente qui tient lieu de mère : Mme de Rosemonde pour Mme de Tourvel, Mme de Merteuil pour Cécile, la bonne et la mauvaise mère. Au début du roman, un parallélisme s’instaure entre l’aventure de Mme de Tourvel et celle de Cécile, deux intrigues que mène de front Valmont. Mais la différence éclate ici : sottise et facilité du côté de Cécile, passion pathétique du côté de Mme de Tourvel.

* Lettre CX (Valmont à Merteuil)

   « Puissances du Ciel, j’avais une âme pour la douleur : donnez m’en une pour la félicité ! » [Extrait de La Nouvelle Héloïse]

   Sur le manuscrit, Laclos, qui avait cité de mémoire, avait d’abord écrit « infortune » (plus sadien !) au lieu de « douleur » qu’il rétablit ensuite. Les références à Rousseau sont nombreuses et, comme tout dans ce roman, ambiguës. Rousseau fournit en effet un exemple de lyrisme dans les moments de sensibilité et de passion. Laclos n’a garde d’oublier l’enseignement rousseauiste, mais introduit une certaine distance, un effet d’ironie, et les Liaisons sont aussi la critique du style sensible et des ravages de la sensibilité.

* Lettre CXII (Rosemonde à Tourvel)

   « La petite Volanges, surtout, vous trouve furieusement à dire. »

   Expression typiquement précieuse. Le vocabulaire de la préciosité est fort présent dans tout ce roman, mais avec des nuances que souligne fort perspicacement Laurent Versini : ce mot appartient plutôt aux années 1730-1740 (et, bien sûr, au 17e siècle). « Il est frappant, dit-il, que Laclos le réserve (à côté de tant d’autres adverbes superlatifs en –ment) à Mme de Rosemonde comme au seul personnage qui peut établir un lien entre deux préciosités, celle de 1730-1740 et celle du jargon de 1770-1780, de même que l’âge lui permet de comparer l’ancien et le nouveau style de l’amour. »

* Lettre CXV (Valmont à Merteuil)

   « C’est une chose inconcevable, ma belle amie, comme aussitôt qu’on s’éloigne, on cesse facilement de s’entendre. »

   Les signes avant-coureurs de la guerre qui va être déclarée entre Valmont et Mme de Merteuil, apparaissent, annonciateurs de la quatrième partie et du dénouement.

* Lettre CXVII (Cécile à Danceny)

   « Dictée par Valmont »

   Bel exemple de cette facilité que possède Valmont à imiter les styles (ici de la naïveté, ailleurs de la dévotion). Exemple, surtout, de la virtuosité de Laclos qui donne là un échantillon non du style de Cécile, mais de son imitation par Valmont, et qui marque subtilement la différence : naïveté, certes, dans les deux cas, mais moins de négligence de style, quand cette naïveté est feinte par Valmont que quand elle est spontanée chez Cécile.

* Lettre CXVIII (Danceny à Merteuil)

   « Si j’en crois mon Almanach, il n’y a, mon adorable amie, que deux jours que vous êtes absente ; mais si j’en crois mon cœur, il y a deux siècles. »

   On jugera dans cette lettre des progrès de style que Laclos prête à Danceny, tandis que le caractère du personnage se modifie.

* Lettre CXX (Valmont au père Anselme)

   « Je vous autorise […] à communiquer cette Lettre en entier à Madame de Tourvel […] en qui je ne cesserai jamais d’honorer celle dont le Ciel s’est servi pour ramener mon âme à la vertu, par le touchant spectacle de la sienne. »

   Chef-d’œuvre de style dévot. Mais la perfection même de ce pastiche peut introduire le trouble dans l’âme du lecteur : la fausse dévotion ressemble trop, finalement, à la vraie.

* Lettre CXXIV (Tourvel à Rosemonde)

   « Ah ! je vaincrai ce cœur rebelle, je l’accoutumerai aux humiliations. C’est surtout pour y parvenir que j’ai enfin consenti à recevoir Jeudi prochain la pénible visite de M. de Valmont. »

   Avec quelque masochisme, la Présidente imagine une scène – qui d’ailleurs n’aura pas lieu. Avec plus de cruauté, Laclos lui réserve une rupture autrement humiliante, après la chute.

* Lettre CXXV (Valmont à Merteuil)

   « Mais je crains, à présent, de m’être amolli comme Annibal dans les délices de Capoue. »

   Valmont insiste d’autant plus sur la pureté de sa méthode, que depuis quelque temps déjà, Mme de Merteuil lui reproche de ne pas suivre l’éthique du libertinage. Les métaphores militaires sont fréquentes dans le langage de l’amour. Laclos aura eu d’autant plus tendance à les utiliser que lui-même a fait sa carrière dans l’armée, en n’ayant d’ailleurs jamais eu l‘occasion d’être Annibal ni Turenne, ni peut-être Valmont, d’ailleurs. C’est à cette distance, avec son propre vécu, que nous devons la jubilation du style de cette lettre et la perfection des Liaisons.

* Lettre CXXVI (Rosemonde à Tourvel)

   « Ce qui m‘a en encore privée tous ces jours-ci de l’usage de mon bras. »

   Les douleurs rhumatismales de Mme de Rosemonde, qui justifient le retard de sa réponse, permettent à Laclos un effet piquant – c’est encore une des ressources du roman par lettres. En effet, la réponse de Mme de Rosemonde qui félicite Mme de Tourvel de sa vertu et de sa résolution de rompre, arrive juste après la scène où Valmont l’a possédée.

* Lettre CXXVIII (Tourvel à Rosemonde)

   « Paris, ce 1er novembre 17** »

   Versini propose de placer ici une lettre de Mme de Tourvel à Valmont dont le brouillon se trouve à la fin du manuscrit et que finalement Laclos n’a pas publiée. On a suggéré pour cette lettre diverses places possibles. […] Tout dépend si cette lettre doit se comprendre comme ayant été écrite avant ou après la chute de la Présidente. J’inclinerais pour la placer après la chute, même si elle traduit une inquiétude qui est contradictoire avec le parfait et bref bonheur qu’elle est censée éprouver alors et qu’elle exprime dans sa lettre à Mme de Rosemonde. Âme tourmentée, elle n’a pu éprouver vraiment un bonheur total. « Je me dis, je me répète que vous êtes heureux ; mais cette idée si chère à mon cœur, et que vous aviez si bien nommée le doux calmant de l’amour, en est au contraire devenue le ferment et me fait succomber sous une félicité trop forte. »

* Lettre CXXXI (Merteuil à Valmont)

   « S’il [le plaisir] est précédé du désir qui rapproche, il n’en est pas moins suivi du dégoût qui repousse. C’est une loi de la nature. »

   Cette phrase va servir de refrain dans la lettre de rupture, ainsi subtilement annoncée.

* Lettre CXXXVIII (Valmont à Merteuil)

   « Non, je ne suis point amoureux ; et ce n’est pas ma faute. »

   On verra l’utilisation que fait Mme de Merteuil de cette expression qu’elle renvoie en quelque sorte à Valmont, dans le billet de rupture (lettre CXLI) qu’elle lui propose pour la Présidente. Nous avons dans cette lettre une troisième version de la rencontre à l’Opéra (racontée d’abord par Mme de Tourvel à Mme de Rosemonde, puis par Valmont à Mme de Tourvel et maintenant par Valmont à Mme de Merteuil) : effet de virtuosité auquel le roman par lettres est propice.

* Lettre CXLI (Merteuil à Valmont)

   « Un homme de ma connaissance »

   La lettre de rupture dictée par une rivale n’est pas une idée originale. Versini rappelle quel la même situation se retrouve dans Les Confessions du comte de… de Duclos et dans Le Roman du jour du chevalier d’Arcq. Mais tandis que Duclos et d’Arcq s’étaient abstenus de rédiger ces billets, Laclos « se mesure avec la difficulté, comme le roman par lettres l’y invite, et se montre incomparable dans ce mode épistolaire. »

* Lettre CXLVII (Volanges à Rosemonde)

   « [Mme de Tourvel] s’écria vivement : « Qu’on me laisse seule, qu’on me laisse dans les ténèbres ; ce sont les ténèbres qui me conviennent. »

   Noter l’importance de ce thème de la folie et des ténèbres dans toute cette fin du roman. L’ironie de l’avertissement de l’éditeur n’en est que plus cinglante lorsqu’il évoquait « ce siècle de philosophie » et de « lumières ».

* Lettre CLXI (La Présidente de Tourvel à … Dictée par elle et écrite par sa Femme de chambre)

   « Où sont mes amis qui me chérissaient, où sont-ils ? mon infortune les épouvante. »

   Peut-être y a-t-il dans ce paragraphe un souvenir des Improper, et une discrète allusion à la Passion et au Vendredi saint.

* Lettre CLXIII (M. Bertrand [valet de Valmont] à Rosemonde)

   « Je serais bien ingrat si je ne pleurais pas toute ma vie un Seigneur qui vit tant de bontés pour moi, et qui m‘honorait de tant de confiance. »

   Les regrets de Bertrand sont sincères, tandis que Sganarelle, après l’anéantissement de Don Juan, ne fait que réclamer ses gages. Tout ce récit de la mort de Valmont montre chez lui un gentilhomme, fidèle aux lois de l’honneur et du courage. Cette fin souligne le contraste qui existe, au 18e siècle, entre la morale de l’honneur enseignée dans la société, et l’absence de tout scrupule en ce qui concerne les rapports entre homme et femme.

* Lettre CLXIV (Rosemonde à Bertrand)

   « Je dois venger à la fois sa mort, l’humanité et la religion. »

   Laclos a dût s’amuser de ce renversement des valeurs qui amène Mme de Rosemonde à considérer que venger Valmont, c’est venger la religion.

* Lettre CLXIX (Danceny à Rosemonde)

   « Cette correspondance […] n’est qu’une partie d’une collection bien plus volumineuse […] que vous devez retrouver à la levée des scellés, sous le titre, que j’ai vu, de Compte ouverte entre la Marquise de Merteuil et le Vicomte de Valmont. »

   Habilement, le romancier suscite la curiosité du lecteur et l’invite à imaginer ce que pouvait contenir le dossier, alors que le roman, lui, est sur le point de se terminer.

* Lettre CLXXV (Volanges à Rosemonde)

   « On croit qu’elle [Mme de Merteuil] a pris la route de la Hollande. »

   Cette fin de Mme de Merteuil a suscité beaucoup de commentaires. La Hollande est considérée par les philosophes comme un pays de liberté où s’impriment ouvrages matérialistes et textes libertins qui ne pouvaient être publiés en France. Le lecteur imaginera une nouvelle carrière pour Mme de Merteuil. La fuite devant la « banqueroute » n’est pas sans nous rappeler l’importance de l’argent dans tout ce roman. Mais ce qui frappe, finalement, surtout, c’est l’extrême beauté de cette fin, qui  a été fort bien analysée par Seylaz : « Silence de Mme de Merteuil, silence de Cécile, mort de la Présidente et de Valmont : il n’était pas mauvais qu’à l’issue de cette tragédie, il ne reste en scène, pour en parler, que des comparses, et que, de ce livre qui paraît si transparent, le dernier mot semble nous échapper. » Ce mystère derrière la transparence, n’est-ce pas la définition même que l’on pourrait donner du siècle des Lumières ?

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Date de dernière mise à jour : 09/11/2017