« Connaître sert beaucoup pour inventer. » (Mme de Staël)

Le roman sentimental

Le Roman sentimental (Ellen Constans)   Dans Le Roman sentimental - Parlez-moi d’amour (P.U.F. de Limoges, 1999) Ellen Constans, professeur émérite de Littérature française moderne et contemporaine à l’université de Limoges, étudie le genre du « roman sentimental », des romans grecs aux collections de l’an 2000.

   Elle souligne le mépris avec lequel le genre est considéré, salue l’ouvrage de Gustave Reynier, paru en 1908 chez Armand Colin et réédité jusqu’en 1988, Le Roman sentimental avant l’Astrée, ainsi que celui d’Henri Coulet, Le Roman jusqu’à la Révolution (première édition 1967, réédition Armand Colin 2000) et déplore le manque d’études critiques.

   Or, le roman sentimental est pérenne et remonte à 2 000 ans environ, le premier étant Les Aventures de Chéréas et de Callirhoé, du Grec Chariton d’Aphrodisias.

   Lacune due, selon elle, à la théorie formaliste des années 1960 à 1980, qui délaisse l’histoire littéraire (hors-texte ou contexte) pour ne s’intéresser qu’au texte. Pourtant, il faudrait la réhabiliter (en rénovant les méthodes) car l’écriture littéraire s’inscrit dans l’histoire, en tant qu’activité sociale où hier n’est pas aujourd’hui. Il faut situer chronologiquement l’auteur d’un texte. Notons que Todorov, le maître russe du formalisme, se demande bien tardivement, le mal étant fait : « Pourquoi étudier la littérature si elle n'est que l'illustration des moyens nécessaires à son analyse ? »

   Mais le roman sentimental a des critères d’identité générique, des invariants : amour (une seule histoire d’amour => unité d’action), obstacle (opposants) à la quête commune des héros et fin heureuse (ou non). Les personnages secondaires sont stéréotypés.

Quel est donc le schéma narratif ?

   1) La rencontre amoureuse, la scène de première vue (cf. l’ouvrage de Jean Rousset Et leurs yeux se rencontrèrent, Corti, 1984) est la première pierre de l’édifice, la séquence canonique : exemple la scène du bal dans La Princesse de Clèves. Dans Julie ou La Nouvelle Héloïse, des aveux dans les premières lettres échangées nous apprennent que l’amour est né entre les protagonistes dès le tout début du séjour de Saint-Preux. Julie avoue dans la lettre IV : « Dès le premier jour que j'eus le malheur de te voir, je sentis le poison qui corrompt mes sens et ma raison ; je le sentis dès le premier instant. »

Scène de première vue dans Manon Lescaut

   Les Lettres Portugaises (Guilleragues) proposent un cas extrême puisque la rencontre eut lieu avant l’ouverture du texte proprement dit, ainsi d’ailleurs que toute l’aventure amoureuse entre Mariana et l’officier français.

   2) Obligatoire aussi la séparation ou l’obstacle, interne ou externe. Dans les romans héroïques ou galants du 17e siècle, ce sont souvent des forces extérieures (tempêtes, naufrages, pirates, ennemis divers, etc.). Mais dans la deuxième moitié du siècle (Mme de La Fayette, Mme de Villedieu), ce sont des obstacles internes comme le doute, la jalousie, les soupçons, la honte, la vertu, etc. => psychologisation, identification du roman sentimental au roman d’analyse.

   3) Troisième étape : la fin des épreuves => bonheur ou malheur. Dénouement souvent tragique : Manon Lescaut, La Nouvelle Héloïse. Mais si Manon meurt, c’est après s’être convertie à la vertu de l’amour (ouvrage moral) et si Julie meurt également, c’est que la réalisation de l’amour serait adultère et elle peut avouer son amour dans sa dernière lettre : « La vertu qui nous sépare sur la terre nous unira dans le séjour éternel. Je meurs dans cette douce attente. Trop heureuse d’acheter au prix de ma vie le droit de t’aimer toujours et de pouvoir te le dire encore une fois. » Exception des Lettres portugaises (solitude de Mariana) et des Lettres Péruviennes de Mme de Graffigny.

   Par ailleurs, Ellen Constans distingue clairement le roman libertin du roman sentimental : multiplicité et caractère éphémère des liaisons, recherche du plaisir et de la satisfaction des désirs, partenaire traité comme un objet (et non comme une fin en soi), amour assimilé à une guerre où l’essentiel est de vaincre.

   Toutefois, elle note la présence sous-jacente de la sexualité dans le roman sentimental (cf. Lettres XIV et LIV de la première partie et la Lettre XVI de la deuxième partie de La Nouvelle Héloïse ou les romans épistolaires de Mme Riccoboni.)

   Manon Lescaut se situe à la frontière du roman sentimental et libertin. Au début, Manon est une libertine, cherche les plaisirs, se fait entretenir et trompe des Grieux. Mais, selon lui, elle l’a aimé dès leur première rencontre, ne l’a pas oublié et se dévoue pour lui en vendant son corps, lui permettant ainsi de maintenir le train de vie auquel il est habitué. Suivent la condamnation et la déportation, l’examen de conscience, le repentir et la conversion à l’amour, valeur unique et morale. Manon déclare : « J’ai été légère et volage et, même en vous aimant éperdument comme j’ai toujours fait, je n‘étais qu’une ingrate. Mais vous ne sauriez croire combien je suis changée. »

   L’importance de la focalisation (cf. Genette) est soulignée : point de vue monodique des Lettres d’une religieuse portugaise, des Lettres d’une Péruvienne, de Valérie (Mme de Krüdener) => déséquilibre et amour à sens unique, l’Autre échappe au scripteur. Zilia la Péruvienne pare du « vide immense de l’absence. » Par contre, les romans polyphoniques => dialogisme et profondeur, l’être aimé est tour à tour sujet et objet.

   La rigidité de l’armature structurelle du roman sentimental est flagrante. Or, de nombreux critiques ont attribué la brièveté de vie de la tragédie classique à sa trop grande rigidité (le public s’en lasse dès le milieu du 18e siècle) et ont repris le même argument (codification trop stricte) pour la poésie classique (ode, épopée, poésie didactique). Mais le roman d’amour perdure et interdit la généralisation de l’argument.

   L’auteur reprend ensuite la thèse de Gustave Reynier et analyse L’Astrée, publié de 1607 à 1627, qui signe la naissance générique du roman sentimental français. Puis elle évoque Brunetière qui voit dans La Nouvelle Héloïse (1761) un tournant, « quelque chose d’absolument nouveau ; le premier roman moderne où l’amour ait été traité comme chose sérieuse et comme affaire importante de la vie. [...] On vit donc pour la première fois dans La Nouvelle Héloïse l’amour devenu le héros du roman. »

   Notons toutefois qu’un découpage périodique est trop rigide, l’histoire littéraire (et culturelle) voyant coexister à la même époque des courants divers. Il faut asseoir la période sur la nouvelle orientation qui se développe.

   En ce qui concerne le 17e siècle, l’auteur analyse les ouvrages de Mme de Villedieu, Mme de La Fayette et Guilleragues ; pour le 18e, Manon Lescaut, les ouvrages de Richardson, Julie ou La Nouvelle Héloïse, Paul et Virginie. Elle remarque la raréfaction du roman sentimental sous l‘Empire et la Restauration, la suite sortant de notre sujet. Elle cite toutefois Chateaubriand et Atala, ainsi que Mme de Staël.

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