« Connaître sert beaucoup pour inventer. » (Mme de Staël)

Le 18e contre la poésie

Introduction

   Voici une étude plus approfondie de cette page du programme.

   D’une manière générale, peu de grands poètes au 18e siècle. On peut citer toutefois Voltaire et surtout André Chénier qui, s’il avait vécu sa vie normale, compterait aujourd’hui parmi les auteurs du 19e siècle. On trouve surtout des poètes de second ordre. Sans oublier que la poésie fut alors l’objet d’attaques fréquentes. Le sens poétique semble s’obscurcir, laissant sa place à la prose.

A/Attaques contre la poésie

   Commençons par citer Fénelon qui, dans ses Lettres sur les occupations de l’Académie française (1714), fait le procès de notre versification.

Mais c’est surtout Houdard de la Motte qui dirige la croisade contre la poésie, qu’il trouve artificielle, contraignante et trop imagée.  

  • « L’art du poète n’est comme tout autre qu’un exercice de l’esprit, qu’on n’apprend bien qu’aux dépens de quelque autre chose qu’on néglige. » (Réflexions sur la critique, 1715)
  • « Le but du discours n’étant que de se faire entendre, il ne paraît pas raisonnable de s’imposer une contrainte qui nuit souvent à ce dessein et qui exige beaucoup plus de temps pour y réduire sa pensée qu’il n’en faudrait pour suivre simplement l’ordre naturel de ses idées. » (Discours sur la poésie en général et sur l’ode en particulier, 1707).  
  • « De quoi un poète s’enorgueillirait-il ? D’un art plus pénible qu’important ; d’exprimer quelquefois avec grâce ou avec force des choses communes que d’autres pensent et sentent sans en être vains ; de quelque facilité à peindre des images et à rendre des sentiments ? Tout cela bien apprécié n’est qu’une imagination heureuse qui pour l’ordinaire nuit au jugement, à mesure qu’elle est forte et dominante. » (Réflexions sur la critique).

   Quant à Montesquieu, il reproche à la poésie de porter atteinte à la rectitude la pensée :

   « Le lendemain il me mena dans un autre cabinet : « Ce sont ici les poètes, dit-il, c’est-à-dire ces auteurs dont le métier est de mettre des entraves au bon sens et d’accabler la raison sous les agréments, comme on ensevelissait autrefois les femmes sous leurs parures et leurs ornements. » (Lettres persanes, CXXXVII).

   Vauvenargues la condamne moins :

   « Je sais bien que les grands poètes pourraient employer leur esprit à quelque chose de plus utile pour le genre humain que la poésie. Est-il nécessaire que tous les hommes s’appliquent à la politique, à la morale et aux connaissances les plus utiles ? N’est-il pas infiniment mieux que les talents se partagent ? Par là tous les arts et toutes les sciences fleurissent ensemble ; de ce concours et de cette diversité se forme la vraie richesse des sociétés. » (Sur la poésie et l’éloquence, 1746).          

   Buffon voit dans la prose un moyen d’expression supérieur à la poésie :

   « On a comparé de tout temps la poésie à la peinture ; mais jamais on n’a pensé que la prose pouvait peindre mieux que la poésie. La mesure et la rime gênent la liberté du pinceau ; pour une syllabe de moins ou de trop, les mots faisant image sont à regret rejetés par le poète et avantageusement employés par l’écrivain en prose. Le style, qui n’est que l’ordre et le mouvement qu’on donne à sa pensée, est nécessairement contraint par des pensées qui en diminuent la rapidité et en altèrent l’uniformité. » (Fragment sur l’art d’écrire)[1].    

   L’abbé de Pons considère la poésie comme un art frivole et en souhaite la disparition :   

   « Je crois que l’art des vers est un art frivole ; que si les hommes étaient convenus de les proscrire, non seulement nous ne perdrions rien, mais que nous gagnerions beaucoup. » (Dissertation sur le poème épique, 1738).    

   Fontenelle en prédit même la fin prochaine :

   « Et que serait-ce si l’on venait à découvrir et à s’assurer que ces ornements (ceux de la poésie), pris dans un système absolument faux et ridicule, exposés depuis longtemps à tous les passants sur les grands chemins du Parnasse, ne sont pas dignes d’être employés, et ne valent pas la peine qu’ils coûtent encore à employer ? Qu’enfin, - car il faut être hardi quand on se mêle de prédire -, il y a de la puérilité à gêner son langage uniquement pour flatter l’oreille, et à le gêner au point que souvent on en dit moins que ce qu’on voulait, et quelquefois autre chose. » (Traité sur la poésie en général, 1751).   


[1] Ce fragment de Buffon, très probablement antérieur au Discours sur le style (1753), est demeuré longtemps inédit.

B/ Défenseurs de la poésie

   La poésie eut quelques défenseurs au 18e siècle.

   La Faye, dans son Ode en faveur des vers, justifie la contrainte des vers qui donne plus de force à la pensée :

« De la contrainte vigoureuse,

Où l’esprit semble resserré,

Il acquiert cette force heureuse

Qui l’élève au plus haut degré.

Telle dans des canaux pressée,

Avec plus de force élancée,

L’onde s’élève dans les airs[1] ;

Et la règle qui semble austère

N’est qu’u art plus certain de plaire,

Inséparable des beaux vers. »

   Voltaire, dans sa Préface d’Œdipe (édition de 1730), s’évertue à prouver contre La Motte que la poésie ne se réduit pas tout entière à des artifices de versification :

   « Il (M. de la Motte) ajoute que toutes ces puérilités n’ont d’autre mérite que celui de la difficulté surmontée. J’avoue que les mauvais vers sont à peu près dans ce cas ; ils ne diffèrent de la mauvaise prose que par la rime : la rime seule ne fait ni le mérite du poème ni le plaisir du lecteur. Ce ne sont pas seulement des dactyles et des spondées qui plaisent dans Homère et dans Virgile : ce qui enchante toute la terre, c’est l’harmonie charmante qui naît de cette mesure difficile. Quiconque se borne à vaincre une difficulté pour le mérite seul de la vaincre est un fou ; mais celui qui tire du fond de ces obstacles même des beautés qui plaisent à tout le monde est un homme très sage et presque unique. »  

   Nivelle de la Chaussée, dans son Epître de Clio à M. de B**, au sujet des opinions répandues depuis peu contre la poésie (1732) affirme que la prétendue tyrannie du vers est en réalité bienfaisante au génie et il rappelle le long et glorieux passé de la poésie :  

« Je dirai plus : le langage des dieux

S’est de lui-même arrangé pour le mieux :

Son mécanisme appelé tyrannie,

Plus qu’on ne pense, est utile au génie :

Cette contrainte est une invention

Qui le conduit à la perfection…

*

Qui peut nombrer les usages divers

Où les humains ont employé les vers ?...

La vérité se servit des poètes,

Et la sagesse en fit ses interprètes…

Ignore-t-on que le Fils et la Mère[2]

Ne parlent point d’autre langue à Cythère ? 

Toutefois, adversaires et défenseurs des vers se montrent également fermés à la poésie véritable. Si le sens poétique fut ainsi perdu au 18e siècle, il faut en chercher la cause dans l’orientation qu’avait prise l’esprit français. Des deux éléments, dont le mélange heureux avait produit la réalisation de « l’idéal classique », - sentiment de l’art que la Renaissance avait communiqué à nos écrivains, tendance naturelle au rationalisme dont Descartes leur avait clairement fait prendre conscience -, le 18e siècle retint seulement le second : et dès lors la raison, privée de son contrepoids, se développa d’une manière exagérée aux dépens de l’imagination et de la sensibilité. Cet intellectualisme excessif ne pouvait qu’être fatal à la poésie : d’où la médiocrité générale de la production poétique au 18e siècle.


[1] La Motte, qui avait mis en prose toute l’ode de La Faye, en déclarant qu’elle n’y perdait rien, répondit en particulier à cette comparaison du vers avec un jet d’eau par ce raisonnement de physique : « Ce ne sont pas les canaux seuls qui font que l’eau s’élève ; c’est la hauteur du lieu d’où elle tombe qui fait la mesure de son élévation. »

[2] Cupidon et Vénus.

C/ La production poétique

1/Poètes secondaire

  • Poésie didactique

   On comprend dès lors que le 18e siècle ait surtout cultivé le genre didactique, le moins poétique de tous. On l’utilise pour répandre connaissances et idées. De là tant de poèmes scientifiques, philosophiques ou descriptifs. On peut citer :

  • Louis Racine, le plus jeune des deux fils de Jean Racine ; né en 1692, il n’avait que sept ans à la mort de son père ; fervent janséniste, il mourut en 1763. => La Grâce (1720, poème en 4 chants), La Religion (1742, poème en 4 chants). Il a également écrit des Mémoires sur la vie de son père, une traduction en prose du Paradis perdu de Milton et des ouvrages de critique littéraire (Réflexions sur la poésie, Traité de la poésie dramatique ancienne et moderne). 
  • Saint-Lambert (1716-1803), grand ami de Sophie d’Houdetot aimée vainement par Rousseau. => Les Saisons (1769) qui eurent un grand succès.
  • L’abbé Delille (1738-1813) => Les jardins ou L’Art d’embellir les paysages (1782), L’Homme des champs (1802), Malheur et Pitié (1803), L’Imagination (poème composé de 1785 à 1794), Les Trois règnes de la nature (1809), La Conversation (1812).
  • Boucher (1745-1794). Mourut sur l’échafaud le même jour que Chénier. Grand admirateur de Rousseau. => Les Mois (1779).
  • Fontanes (1757-1821) => Fragment d’un poème sur la Nature et sur l’Homme (1777), Essai sur l’astronomie (1788).
  • Helvétius => Le Bonheur (poème inachevé en X chants)
  • Ecouchard-Lebrun (1729-1807), dit Lebrun-Pindare => La Nature ou le Bonheur philosophique et champêtre (poème en 4 chants, commencé en 17­60 et dont, à l’exception du 3e chant, il ne reste que des fragments).    
  • Lemierre (1723-1793) => La Peinture. Un vers célèbre : « Le trident de Neptune est le sceptre du monde ».
  • Pierre-Auguste Bernard, dit Gentil-Bernard (1708-1775) => L’Art d’aimer.
  • Claude-Henri Watelet (1718-1786) => L’Art de peindre (en 4 chants).
  • Claude-Joseph Dorat (1734-1780) => La Déclamation théâtrale.

   A la poésie didactique se rattache le genre de la fable, cultivé au 18e siècle par La Motte (ses fables datent de 1719) et par Florian qui publia en 1792 son recueil de 89 fables divisé en 5 livres.

  La poésie lyrique elle-même, qui veut se faire instructive, d’inspire de la science. On peut citer l’Ode sur les causes physiques des tremblements de terre (Lebrun), l’Ode sur le soleil fixe au milieu des planètes (Malfilâtre, 1732-1767)) et l’Epître à M. Laurent à l’occasion d’un bras artificiel qu’il a fait pour un soldat invalide (Delille).

  • Poésie lyrique

   Le genre de poésie lyrique le plus cultivé au 18e siècle est l’ode, sans doute parce que le simple développement oratoire y peut facilement remplacer le véritable lyrisme. On peut citer les odes de Jean-Baptiste Rousseau (A la Fortune, Sur l’aveuglement des hommes du siècle, Pour une personne convalescente, Sur la naissance du duc de Bretagne, Sur la mort de Conti, Au comte du Luc), de Le Franc de Pompignan[1] (Ode sur la mort de Jean-Baptiste Rousseau) et de Lebrun-Pindare (Ode à Monsieur de Buffon sur ses détracteurs, Ode au vaisseau Le Vengeur). Sans insister sur les odes de Houdart de la Motte parues en 1707, qui sont plutôt des dissertations morales en vers (Odes sur l’amour-propre, l’enthousiasme, la variété, la colère, le goût, la nouveauté, l’aveuglement), on peut rappeler l’ode déjà cité de Malfilâtre, l’Ode sur l’Harmonie de Louis Racine, l’Ode au temps de Antoine-Léonard Thomas (c’est ici que se trouve ce vers dont le premier hémistiche a été repris par Lamartine dans « Le Lac » : « O Temps ! suspends ton vol, respecte ma jeunesse ») ou encore l’Ode sur le Jugement dernier (1773) de Léonard.   

   La poésie lyrique du 18e comprend aussi des élégies ainsi qu’un grand nombre de « petits vers » légers composés par des poètes libertins comme l’abbé de Chaulieu (1639-1720), le cardinal de Bernis (1715-1794) qui rima surtout pour Mme de Pompadour et que Voltaire avait surnommé « Babet la bouquetière », le chevalier de Bertin (1752-1790) et le chevalier de Parny (1753-1814), né à l’île Bourbon dont le poème en dix chants, La Guerre des dieux (1799) fit scandale par ses images licencieuses.

  • Poésie satirique

   La poésie satirique (cf. Voltaire) est également représentée par les deux violentes satires de Gilbert : Le Dix-Huitième siècle (1775), Mon apologie (1778) et par d’innombrables épigrammes, entre autres celles de Piron et de Lebrun-Pindare.

  • Les chants révolutionnaires

   A ces poètes secondaires, on peut rattacher ceux qui, sous la Révolution, prêtèrent leur concours aux musiciens pour la composition des chants où s’exprimèrent alors les ardeurs passionnées des foules.

  • Ça ira (1790), dont les paroles sont anonymes[2] et ont d’ailleurs varié et dont l’air est emprunté à une contredanse de Bécourt : Le Carillon national. On a prétendu que la reine Marie-Antoinette aimait à jouer sur son clavecin ce chant qui accompagna sa marche à l’échafaud. Ce fut jusqu’el 1792 le chant le plus populaire de la Révolution : il fut surtout chanté pendant les fêtes de la Fédération (14 juillet 1790) et sur le champ de bataille de Valmy.
  • Le Chant du 14 juillet (1791), dont la musique fut composée par Gossec[3] sur l’Hymne pour la fête de la Fédération de M.-J. Chénier. Il ne fut du reste pas chanté à cette fête, antérieure à sa composition. Il exprime le rêve de fraternité que firent les premiers révolutionnaires et contient un appel à la réconciliation universelle :

« Dieu du peuple et des rois, des cités, des campagnes,

De Luther, de Calvin, des enfants d’Israël… »

  • Veillons au salut de l’Empire (fin 1791), dont l’air est tiré d’un opéra de Dalayrac (1753-1809), Renaud d’Ast, représenté en 1787, et dont les couplets sont l’œuvre d’un officier de l’armée du Rhin, Adrien-Simon Boy, chirurgien en chef :

« Veillons au salut de l’Empire[4],

Veillons au maintien de nos droits !

Si le despotisme conspire,

Conspirons la perte des rois ! »

  • La Marseillaise, dont les paroles et la musique furent composées à Strasbourg chez le maire Dietrich dans la nuit du 25 au 26 avril 1792 par le capitaine du génie Rouget de Lisle, exprime l’élan patriotique de tout un peuple s’armant pour le maintien de son indépendance contre l’Europe prête à sa coaliser. Ce chant, qui devrait être intitulé La Strasbourgeoise et qui s’appela d’abord Chant de guerre pour l’armée du Rhin, prit le nom de Marseille parce qu’il fut chanté par le bataillon des fédérés de Marseille tout le long de leur route et à leur entrée dans Paris le 30 juillet 1792. Napoléon a dit : « La Marseillaise a été le plus grand général de la République, et les miracles qu’elle a faits sont une chose inouïe. »
  • La Carmagnole [5](13 août 1792), chanson anonyme.
  • Le Chant du Départ (14 juillet 1794).  

22/ André Chénier => Voir ici. 

 


[1] 1709-1784. Auteur également d’une tragédie (Didon et Enée, 1734) et de Poèmes sacrés raillés par Voltaire.

[2] En l’an II un certain Ladré demanda une récompense nationale comme étant « l’auteur des paroles du Ça ira de 1790. »

[3] 1733-1829. Chef de la Musique de la Garde nationale, qu’avait organisée Bernard Sarrette. C’est Gossec qui eut la première idée de l’Institut national de musique, qui fut créé par la Convention et prit en 1795 le nom de Conservatoire.

[4] Grâce à ce mot – pris dans le sens du mot latin impérium, état - ce chant vit se prolonger sa vogue pendant le premier Empire.

[5] L’air est probablement d’origine piémontaise et a dû être importé en France par les paysans de Carmagnola qui tous les étés venaient en Provence aider nos cultivateurs à faire les vendanges et la cueillette des olives.

Date de dernière mise à jour : 03/03/2022