Chapitre II
Anet, ce 30 août
C’est aujourd’hui son jour de naissance[1]. Elle a cinquante-deux ans. Mais on la croit toujours plus jeune qu’elle n’est. Son amie Mme du Deffand, qui possède l’art des portraits a fait le sien qui ne la satisfait pas, trop poli pour être honnête, et le remplace par ses propres mots. Elle écrit :
« Delaunay est de taille moyenne taille, maigre, sèche et désagréable. Son caractère et son esprit sont comme sa figure ; il n'y a rien de travers, mais aucun agrément. Sa mauvaise fortune a beaucoup contribué à la faire valoir. La prévention où l'on est que les gens dépourvus de naissance et de bien ont manqué d'éducation fait qu'on leur sait gré du peu qu'ils valent : elle en a pourtant eu une excellente, et c'est d'où elle a tiré tout ce qu'elle peut avoir de bon, comme les principes de vertu, les sentiments nobles et les règles de conduite que l'habitude à les suivre lui a rendu comme naturels. Sa folie a toujours été de vouloir être raisonnable ; et comme les femmes qui se sentent serrées dans leur corps s'imaginent être de belle taille, sa raison l'ayant incommodée, elle a cru en avoir beaucoup. Cependant elle n'a jamais pu surmonter la vivacité de son humeur, ni l'assujettir du moins à quelque apparence d'égalité ; ce qui souvent l'a rendue désagréable à ses maîtres, à charge dans la société, et tout à fait insupportable aux gens qui ont dépendu d'elle : heureusement la fortune ne l'a pas mise en état d'en envelopper plusieurs dans cette disgrâce. Avec tous ses défauts, elle n'a pas laissé d'acquérir une espèce de réputation qu'elle doit uniquement à deux occasions fortuites, dont l'une a fait connaître ce qu'elle pouvait avoir d'esprit, et l'autre a fait remarquer en elle de la discrétion et que des religieuses qui soient capables. »
Rose lève la tête. Quel fatras ! Où consigner cela ? D’un tiroir, elle tire sa propre miniature, peinte dans ses beaux jours et l’examine. Un chignon rond à l’arrière de la tête, d’où s’échappent de longues boucles, des sourcils bien arqués, un nez aquilin, une bouche souriante, un collier de grosses perles au cou, de belles – belles ? – épaules dénudées par le corsage bordé d’une large dentelle souligné au creux de la poitrine par un nœud de rubans. Elle juge le léger décolleté trop indécent, dévoilant aux deux-tiers – c’était l’usage – une poitrine haute et ronde. Cette brune aux cheveux noirs semble avoir du caractère, ce qui pourrait être une qualité. Non, ce n’est que de la sécheresse, rien d’agréable pour attirer les cœurs. Et si maigre ! Les hommes aiment les chairs épanouies. Elle eut des soupirants, pourtant...
Ah non, il lui faut profiter de son temps précieux pour écrire au lieu de rêver ! La duchesse emmène aujourd’hui deux invités à la promenade De belle humeur, elle a bien voulu abandonner Rose pour l’après-midi, à condition que celle-ci mette la dernière main aux proverbes qui doivent se jouer en soirée.
Deux feuillets à peine ! Elle parcourt le premier avec un œil critique : doit-elle commencer par son présent ? Son passé ? Elle a lu les Mémoires de Mme de Motteville et ceux du cardinal de Retz qui introduisent leurs souvenirs lorsqu’ils sortent de l’ombre, ne témoignant que d’événements importants. Pourquoi ce portrait ? Rose hésite.
Et d’abord, quel but poursuit-elle en se lançant dans cette aventure ? Témoigner ? Prétexte ! Elle est lucide. Ce qu’elle désire ardemment, c’est parler d’elle, évoquer sa vie et dire les raisons de son naufrage. Pascal dit que le moi est haïssable. Mais pas Montaigne. Et elle est convaincue que son enfance et sa jeunesse sont à l’origine de sa destinée. Alors, tant pis pour la tradition ! D’ailleurs, qui lira ses gribouillis ? Tout au plus quelques familiers de la cour de Sceaux. Elle taille soigneusement sa plume d’oie avant de la tremper dans son nouvel encrier de porcelaine – présent de la duchesse pour son anniversaire – et trace quelques lignes sur un vélin neuf :
« J'ai été traitée dans mon enfance en personne de distinction ; et par la suite je découvris que je n'étais rien, et que rien dans le monde ne m'appartenait. Mon âme, n'ayant pas pris d'abord le pli que lui devait donner la mauvaise fortune, a toujours résisté à l'abaissement et à la sujétion où je me suis trouvée : c'est là l'origine du malheur de ma vie... »
Rose affectionne Marianne, l’héroïne de Marivaux, avec laquelle elle présente quelques points communs. Elles sont orphelines – ou presque –, bénéficient d’une éducation religieuse, connaissent la solitude dans la capitale et le manque d’argent en dépit de goûts raffinés. Marianne, lingère, est tout aussi maladroite que Rose dans l’exercice de sa fonction de femme de chambre. Pour l’instant, Marivaux n’a publié que les trois premières parties de son roman, mais Rose imagine volontiers une suite : Marianne est une aristocrate qui épousera son prince charmant. Hélas, Rose resta femme de chambre et ses princes charmants la délaissèrent.
« Abaissement et sujétion » ? Non, elle n’exagère pas. Elle fait partie des galériens de la duchesse, comme dit ce cher président Hénault, ou bien est-ce Fontenelle ? En quittant son couvent, éprise de liberté, elle ne voulait rien devoir à personne, sauf à ses propres mérites, ignorant encore que la société mettait en avant la naissance et le rang, le mérite étant un principe quasiment inexistant, surtout pour une femme. Mais elle n’avait que vingt-six ans en 1710, aucune expérience du monde ni de la vie. Elle ne connaissait que son couvent, quelques châteaux, et n’avait rencontré que des personnes bien intentionnées, respectueuses et admiratives : si on l’avait prise en pitié, on ne le lui avait pas fait trop sentir. Et puis, elle disposait d’un caractère ferme, mâtiné de stoïcisme et de fierté ainsi que d’une solide instruction, deux éléments qui, elle en était certaine, concourraient à sa réussite.
- « Vertot, savez-vous où est passé mon almanach à deux sous ?
- Vous l’avez laissé à Sceaux, Madame. »
Rose s’en veut de sa mémoire infidèle. Des silhouettes oubliées se pressent, des noms se présentent, tant de noms, et quelle profusion d’événements et de lettres ! Elle bouleverse le tiroir. Une chère écriture retient son attention. Elle en caresse les lignes, en respire une ancienne odeur de frangipane et écrit :
« Peu de temps après que je fus de retour à mon couvent, je reçus une lettre de M. de Silly. Je suis tentée de la mettre ici, pour admirer comment je pus être si touchée d'une chose si peu touchante. »
Elle se moque de sa naïveté mais recopie une lettre fort anodine pour démontrer les remous du cœur et les méfaits de la passion. Elle a gardé toute sa correspondance avec le marquis. Une erreur ? Sans doute. Mais une bien chère erreur.
Elle vient de parler du couvent. Le moment est venu d’enchaîner sur son enfance plutôt que sur ses premiers émois amoureux. Mais l’essentiel de ses paperasses est resté à Sceaux et elle manque de temps. La duchesse va rentrer bientôt, adieu les souvenirs, le présent la requiert. S’habiller d’abord. Il faut avoir bonne mine. Elle passe donc une toilette sobre et discrète mais de bonne tenue, une lourde jupe de dessus d’un gris passe-muraille retroussée sur une jupe de dessous aux reflets gorge-de-pigeon, légèrement évasée, ajuste les manches à mi bras garnies d’un seul rang de dentelle qui laissent les avant-bras nus dont elle déplore la peau flétrie. Dans la cour, un brouhaha soudain, des portes claquent, des voix s’élèvent, les musiciens s’apprêtent. Allons, c’est l’heure !
*
* *
[1] Rose est née à Paris le 30 août 1684 et non en 1693 comme on a pu le croire.
Date de dernière mise à jour : 15/08/2025