« Connaître sert beaucoup pour inventer. » (Mme de Staël)

Chapitre I

Sceaux, juillet 1736

   « M. le duc du Maine avait l'esprit éclairé, fin et cultivé ; toutes les connaissances d'usage, spécialement celle du monde au souverain degré ; un caractère noble et sérieux. La religion, peut-être plus que la nature, avait mis en lui toutes les vertus, et le rendait fidèle à les pratiquer. Il aimait l'ordre, respectait la justice, et ne s'écartait jamais des bienséances. Sou goût le portait à la retraite, à l'étude et au travail. Doué de tout ce qui rend aimable dans la société, il ne s'y prêtait qu'avec répugnance. On l'y voyait pourtant gai, facile, complaisant, et toujours égal. Sa conversation solide et enjouée était remplie d'agréments, d'un tour aisé et léger ; ses récits amusants, ses manières noblement familières et polies, son air assez ouvert. Le fond de son cœur ne se découvrait pas ; la défiance en défendait l'entrée, et peu de sentiments faisaient effort pour en sortir. »

- Madame, vous êtes requise chez Son Altesse !

- Merci, ma brave Rondel[1]

   Rose pose sa plume en soupirant. Les douze coups de minuit viennent de s’égrener à la chapelle. La nuit commence, l’heure de s’atteler à la tâche. Elle serre les dents : tenir, tenir jusqu’à l’aube après un bref passage dans son cabinet pour se rafraîchir. Elle s’observe dans le miroir, les joues blêmes, le front en sueur, les boucles défaites, plonge un linge dans la cuvette fleurie de roses – de roses ! –, tapote et colmate avec du blanc et du rouge, s’asperge d’une eau de senteur qui lui rappelle les foins coupés de sa chère Normandie, lisse son corsage et s’en va au supplice. Quelle lecture cette nuit ?

   Mais la duchesse refuse le volume entamé, les Essais de monsieur de Montaigne. Elle veut s’entretenir de son époux dont la mort remonte au 14 mai dernier. Rose écoute ses lamentations, qu’elle croit sincères. En dépit de tout, la duchesse passa un an à s’occuper du duc qui mourut dans d’indicibles souffrances d’un cancer au visage.

- « Certes, Madame, sa mort fut aussi chrétienne que douloureuse.

- Lui qui n’avait jamais été malade, à part cette jambe qu’il traînait depuis son enfance... Oh, Delaunay, quelle misère que la vie ! »

   Rose approuve. Elle écoute les souvenirs de la duchesse, lui en rappelle d’autres. Elle songe aux Dialogues des Morts de son cher ami Fontenelle. Imagine le duc du Maine aux Enfers, les Champs-Élysées antiques, du côté des âmes élues. Autour de lui, bosquets et charmilles étendent leur feuillage. Il chemine, solitaire, dans une allée ombreuse qui lui rappelle ses lieux de mémoire, les parcs de Versailles, de Clagny ou de Sceaux. Qui viendra à sa rencontre ?

- « Delaunay, vous rêvez !

- Je vous demande pardon, Madame. Il me revenait en mémoire...

- Qu’importe ! Tenez, le jour se lève enfin. Sonnez Annette, qu’elle m’apprête pour la nuit ! Et tirez les rideaux, je ne veux point de lumière ! »

   Rose s’exécute. Et regagne, épuisée, son appartement. Le château s’éveille. Pourra-t-elle trouver quelques heures de sommeil ?

   Depuis son mariage avec le baron de Staal, elle dispose à Sceaux d’une petite enfilade au dernier étage, antichambre, chambre et cabinet de toilette. Mais elle n’oublie pas ses débuts en 1711, les soupentes, entresols, réduits, caveaux et autres galetas sans fenêtre ni cheminée, où elle pouvait à peine tenir debout. Lors des séjours de la duchesse à Versailles, elle avait droit aux combles qu’il lui fallait partager avec une autre femme de la duchesse, tout en haut de rudes marches qu’elle grimpait essoufflée, une ou deux pièces basses étouffantes en été, glaciales en hiver avec un lit de fortune. En 1715, lorsque la cour s’installa au Palais-Royal et les Maine aux Tuileries, elle hérita d’un petit recoin sans jour et sans feu. Sa destinée était de grelotter dans le noir. Quelle injustice, alors que les autres femmes de chambre se répartissaient dans deux vastes chambres ! 

   Pourtant...

   La chambre obscure était sise dans les plus beaux palais. Elle marchait sur des tapis de La Savonnerie ou de la Perse sous des lustres de cristal de Saint-Louis, elle manipulait de charmantes babioles en ivoire ou en porcelaine de Chine. Que n’ouvrit-elle les yeux sur leur splendeur et n’admit-elle sa chance ?

   C’est qu’elle oubliait sa naissance...

   Elle aurait pu être heureuse dans son recoin, accrocher un pan de brocatelle fleurie au mur, ajouter deux bougies sur la console, faire apporter un fauteuil confortable, demander une courtepointe plus chaude, un sofa moelleux et l’une de ces petites tables volantes devenues fort à la mode et si pratiques ! Le nouveau siècle était à la douceur de vivre, mais elle ne voulait pas en profiter : le confort ne remplaçait pas le précieux avantage de sa jeunesse perdue.

   Ainsi médite Rose. Elle l’écrira dans ses souvenirs. 

  Aujourd’hui, elle dispose d’une vue superbe et d’un lit confortable. Sur la table de poirier noirci s’amoncelle un fatras de documents, feuillets, carnets, lettres et livrets. Elle relit la page commencée. Est-ce suffisant pour évoquer le duc qu’elle estimait bien davantage que la duchesse ? L’année de sa mort fut abominable pour tous. Rose tire sa chaise et ajoute quelques lignes :  

« Elle [la duchesse] allait perdre du prince le soutien de sa maison, qui, malgré sa chute, par son propre mérite, et par l'habitude où l'on était de le respecter, s'était conservé une grande considération dans le monde et à la cour : prince soumis, par un ascendant invincible, à toutes ses volontés, dont elle retirait de grands avantages, sans perdre celui d'une entière liberté. J'y vis la perte de toutes les espérances de fortune qui m'avaient séduite. Elles eurent pourtant moins de part à mes regrets que sa personne, digne de beaucoup d'estime. »

   Rose hésite. L’attaque contre la duchesse n’est-elle pas trop violente ? Et n’enjolive-t-elle pas ses propres sentiments envers le duc du Maine ? Sa mort lui causa-t-elle vraiment plus de troubles que le deuil de ses espoirs ? Monsieur de Staal avait été nommé à la tête du régiment avant leur mariage et le contrat, qui assurait Rose de la pension accordée par le duc du Maine depuis sa sortie de la Bastille, dûment signé. Qu’attendre d’autre du prince ? Elle souffle la bougie et va s’allonger quelques heures après avoir baigné ses yeux fatigués à l’eau de bleuet, sa vue baissant inexorablement.

   Elle entre dans un demi-sommeil qui a tout du cauchemar. Ce mariage, quelle erreur ! Mais le moyen d’échapper aux ordres de la duchesse ? 

   Les débuts furent porteurs d’espérance. Monsieur de Staal possédait une petite propriété à la campagne[2], à deux lieues de Paris, qu’il partageait avec ses deux filles, occupées à l’entretien de la maison. Ce veuf plus âgé qu’elle ne lui déplaisait pas. Certes, son grade n’était pas très élevé, l’ambition n’étant pas son fort, mais Rose, grâce à ses relations, pourrait le faire progresser dans la carrière militaire. Elle appréciait son vertueux retrait du monde, idéalisait le tableau champêtre et bucolique, si différent de son cadre de vie habituel. Quel plaisir de boire le lait de ses propres vaches ! Étrange argument pour décider d’un mariage, admet-elle volontiers. Simplicité de l’âge d’or, gaieté et propreté de la maisonnette toute blanche, simplement meublée, honnête frugalité des menus, volailles de la basse-cour et fruits du verger, fromages et gâteaux fabriqués par les jeunes filles habillées de simples devanteaux. Cette vie proche de la nature se rapprochait du bonheur, se consolait-elle. Quant à son hôte, elle le jugeait poli, aimable, calme, avec des idées saines et justes bien que limitées. Dans l’ensemble, elle se déclara satisfaite : voilà un homme dont elle ne tomberait pas amoureuse mais dont la fréquentation lui serait agréable. Oui, la raison commandait : les deux partis trouvaient un intérêt réciproque, sans émotion ni sentiment certes, mais avec une certaine quiétude. Et ce petit agneau enrubanné offert par monsieur de Staal, en veine de galanterie, qu’elle emporta dans son carrosse... Combien la pastorale était séduisante !

   Le repas de noces eut lieu chez monsieur de Staal où elle fut mal reçue par ses deux belles-filles, sombre augure. Rose s’évertua à faire preuve d’amabilité et le festin se termina tant bien que mal. L’atmosphère était morose, le marié chagriné par l’attitude de ses filles et Rose étonnée d’avoir un mari, comme absente à elle-même. Était-elle Marguerite-Jeanne Cordier, Rose[3], mademoiselle Delaunay, madame de Launay ou madame de Staal-Delaunay ?

   Le lendemain, elle s’inquiéta de la mauvaise santé d’une amie intime, madame de Bussy, proche de la fin et s’en alla pleurer dans sa chambre, gage d’une certaine distance au sein de l’intimité du nouveau couple, mais singulière occupation pour une jeune mariée. Il est vrai que ses larmes étaient motivées par divers objets. Rose a tout oublié de sa morne nuit de noces. Pensez donc, une chaste ingénue de cinquante ans et un barbon de soixante ! Si chaste vraiment ? Rose se souvient de ses amours à la Bastille avec le chevalier de Menil... Non, il serait inconvenant d’écrire à ce sujet.

   Maîtresse d’une maison inconnue, elle faisait figure d’étrangère, en dépit des efforts de son époux. Cette demeure n’était pas la sienne, les jeunes filles avaient toute autorité sur le garde-manger et pas question de modifier l’ameublement. Elle se prit à regretter l’entresol de naguère et ses menus objets d’autrefois, signes d’un mode de vie révolu, chargés à présent d’un charme nostalgique : ce peigne d’ambre serti de brillants qui retenaient ses boucles lorsqu’elle rencontrait Ménil à la Bastille, un mouchoir de fin linon que perdit Silly dans un buisson lors d’un lointain été, cette croix en or avec sa chaîne que lui offrirent mesdames de Grieu au couvent de son enfance, et même cet éventail abîmé de nacre et d’ivoire, dont elle usait au théâtre, à côté de monsieur de Valincourt.

   La lune de miel ne dura pas et ce fut tant mieux : très vite, elle dut regagner Paris pour y attendre le retour de la duchesse du Maine, partie célébrer le Carnaval à Sceaux. Autre mécompte : son mari passa le Carême sans elle à Gennevilliers et lui demande d’y aller pour Pâques, lui-même étant requis aux armées. La duchesse s’opposa à son départ, l’accusant d’ingratitude, oubliant que Rose avait accepté cette union à la condition qu’elle se partagerait librement entre elle et son époux. Rose, enchaînée, dut passer la Semaine Sainte à Sceaux sans avoir la liberté de rendre une dernière visite à madame de Bussy, à l’agonie, qui lui avait légué une maison de campagne et une bague de diamants.

   Elle se dédouanera, elle tracera un portrait circonstancié de son amie. Déjà elle compose une phrase dans sa tête :

« Je n’ai connu aucune femme aussi parfaitement raisonnable, et dont la raison eût aussi peu d’âpreté. »

   Accablée de chagrin, elle suivit la duchesse à Anet où elle ne subit que désagréments et disgrâces : la duchesse n’aimait que les gens heureux ou faisant mine de l’être. Elle aperçut, au retour, la maison de campagne entièrement meublée offerte par madame de Bussy mais ne put s’y arrêter plus d’une demi-heure. Ô, comme elle aurait aimé vivre dans cette paisible retraite ! 

   Elle écrira une autre page demain, se promet-elle avant de sombrer dans le sommeil.

   Mais demain n’existe pas ni davantage après-demain ni les jours qui suivent. La duchesse a décidé de se rendre à Anet, sa résidence estivale, héritée du Grand Condé : sa douleur y sera sans doute plus supportable. Le branle-bas de combat se met en train : les toilettes, les malles, les attelages, les livres, les invitations. Rose suit, simple bagage, et quitte son vain enthousiasme d’auteur.

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[1] Sa femme de chambre.

[2] Gennevilliers.

[3] Elle adopte le prénom et le nom de sa mère très jeune.    

Date de dernière mise à jour : 15/08/2025