Avant-Propos
Avant-Propos
Étrange figure que celle de Mme de Staal-Delaunay, qui laisse des Mémoires, une abondante correspondance et deux comédies en trois actes, L’Engouement et La Mode, écrits de circonstance passés à la trappe de l’histoire littéraire.
Pour qui s’intéresse toutefois à cette époque charnière que constituent la fin du XVIIe siècle et la première moitié du XVIIIe siècle, son personnage est incontournable de par un statut singulier : une femme de chambre de la duchesse du Maine devenant femme de lettres reconnue en son temps, organisatrice des Nuits de Sceaux, embastillée, fréquentant Fontenelle, Voltaire et madame du Deffand, accueillie à Versailles, épousant sur le tard un baron suisse. Voilà de quoi s’interroger sur un parcours féminin bien insolite dans une époque où la hiérarchie sociale décide d’un destin.
Agacée de son quasi anonymat, touchée par son existence, je m’inscris ici dans un projet biographique sans grande originalité : rendre justice à une vie obscure et à une œuvre restée trop confidentielle. J’ignore et veux ignorer si, du haut de son paradis littéraire, elle m’en sait gré. Je la soupçonne de violentes dénégations, elle si fière ! La prendre en pitié ? L’analyser, la commenter, voire la critiquer ? Fi donc ! Mais n’est-ce pas lui rendre la monnaie de sa pièce, elle qui ne se gêne pas pour nous offrir un regard ironique sur les travers de son environnement immédiat, celui de l’aristocratie ? Une aristocratie qui a pourtant sur elle tout pouvoir, à laquelle elle s’est livrée pour survivre : pieds et poings liés, fille de rien, fille de peu, Rose s’en fait l’esclave volontaire. Et en souffre. À cette souffrance non dite, je suis sensible, tout autant qu’à ses contradictions, à ses omissions volontaires ou non et au tour très personnel que prennent finalement ses Mémoires. Les épisodes narrés, oubliés ou cachés relèvent de la nécessité car « ce sont les battements du cœur humain et non les muscles du destin que nous observons », remarque Virginia Woolf à propos de La Princesse de Clèves.
Traditionnellement, les mémorialistes dédaignent leur jeunesse, inaugurant leurs souvenirs par l’entrée dans la vie sociale et ne livrant au public que les événements importants dont ils sont les témoins. Rose, elle, se singularise en évoquant longuement ses premières années qui expliquent, selon elle, le cours de son existence. Elle est partout présente dans ces pages qui deviennent une véritable autobiographie, grande innovation en ce siècle où le moi restera haïssable jusqu’à Rousseau.
Elle écrit ses Mémoires entre 1736 et 1740, et une première lecture n’incite guère à s’appesantir sur sa personnalité : narration factuelle et chronologique des événements de sa vie parfois ordinaires et insignifiants, ponctuée de réflexions morales qui font songer à La Bruyère ou à La Rochefoucauld, animée à l’arrière-plan par la présence flamboyante – et souvent fort encombrante – de la duchesse du Maine et de la scintillante cour de Sceaux. Témoignages et anecdotes s’y succèdent mais rien n’incite, en apparence, à aller plus loin. D’autant qu’elle nous informe elle-même en commençant son ouvrage : « Je ne me flatte pas que les événements de ma vie méritent jamais l'attention de personne ; et si je me donne la peine de les écrire, ce n'est que pour m'amuser par le souvenir des choses qui m'ont intéressée. »
S’amuser ? Voire ! Elle ne semble guère se divertir tout au long du texte et on se tromperait en pensant y retrouver l’atmosphère galante et frivole des tableaux de Watteau ou des pièces de Marivaux, tant elle semble appartenir à une sombre tragédie cornélienne où il est impossible, dès le départ, d’éviter le fatum et où nul n’a le choix initial de son existence.
Humble et discrète, ne devant jamais attirer « l’attention de personne » ? Cette remarque mérite réflexion. Clause de style à l’évidence : la femme de chambre d’une duchesse ne saurait sortir de son rang. Pourtant, elle en sort, et de mille manières.
Je m’interroge alors sur les enjeux réels de son écriture, et sur « l’air de la chanson » comme dira Proust. Mais comment l’aborder ?
Une approche sociologique, peut-être ? Car derrière son texte vit un texte caché qui nous en dit long sur la condition féminine en ces années-là où l’oppression est de mise. Bien plus, elle se situe à cheval entre deux mondes irréductibles, celui des nantis qui la méprisent et des nécessiteux qui l’envient. Comment vit-elle cet incommode entre-deux ? Socialement décalée, elle se place au cœur d’une relation de dépendance et d’infériorité où elle côtoie une aristocratie rigide, fermée sur elle-même et assurée de sa supériorité ; en même temps, elle dispose elle-même d’une femme de chambre. Mais l’étude sociologique est bien réductrice : certes, les structures déterminent socialement, mais elles s’opposent à la liberté de l’individu qui, quoi en dise, existe. C’est particulièrement vrai pour une Rose au fort caractère et consciente de sa valeur, à laquelle on reproche souvent de prendre « son mauvais air ». Par la mise en avant de son intellect et de sa culture, elle cherche à compenser son infériorité sociale, lourd handicap qu’elle portera sa vie entière.
Quant à se chercher une identité personnelle en tant que femme de lettres, c’est hors de propos, le statut d’intellectuelle étant une création récente de la modernité. En ces temps, nous sommes en pleine « terra incognita ». Il est encore trop tôt pour s’affranchir des règles et elle ignore qu’une destinée individuelle est possible. Une femme, à plus forte raison issue de son milieu initial, ne peut alors se réaliser seule mais au sein de groupes, coteries et assemblées diverses. S’y ajoute qu’on vit en représentation permanente de soi à travers les salons et que l’indépendance dans une retraite intime est impossible, surtout à la cour de Sceaux où Rose est constamment requise auprès de sa maîtresse. Ce n’est qu’avec Louis XV et Mme de Pompadour que naîtra la mode des petits appartements pour y vivre à sa guise en son particulier, disait-on.
Que dire d’une étude psychologique ? On devine une exaltation échevelée suivie de crises de mélancolie. De l’orgueil. De la jalousie ou de l’envie. Peut-être de l’hypocrisie. De l’indifférence envers certaines amitiés. Une impossibilité à choisir. Le goût pour la solitude contrecarré par ses obligations sociales. À ses Mémoires, elle confie ses amours chimériques et fatales. Aimée de quelques-uns, elle en aime d’autres : quoi de plus universel ? Histoire d’une passion amoureuse contrariée, c’est une évidence. S’y ajoute la fêlure initiale, celle du père absent d’abord, puis de la mère, mais en son temps, c’est une situation courante. Certes, elle est aussi la confidente active de la duchesse du Maine mais il ne faut pas non plus la limiter à cette simple facette, celle d’un double qui vivrait par procuration.
C’est peut-être dans la tension entre prison et libération, liberté et assujettissement, rejet et acceptation, que réside le moteur essentiel de son existence, la source de son mal-être dont elle se libère en partie par l’écriture, mais en partie seulement : elle laisse ses Mémoires inachevés, les interrompant brutalement à la mort du duc du Maine en 1736. Chose habituelle à l’époque du reste, les Mémoires du cardinal de Retz en offrant l’exemple le plus frappant, comme le souligne Marc Hersant[1]. Le critique Fréron, en son temps, critiqua cette fin abrupte des Mémoires, défendue en revanche par Sainte-Beuve : « Mme de Staal a bien fait de ne pas les prolonger et de ne pas s'étendre sur les années finissantes. Il est un degré d'expérience et de connaissance du fond, passé lequel il n'y a plus d'intérêt à rien, pas même au souvenir ; il faut se hâter, à cet endroit-là, de tirer la barre, et fermer à jamais le rideau. »
Qu’est-ce à dire du reste de sa vie, soit quatorze ans ? Mariée sans amour et sur le tard au baron de Staal, elle s’absente de la scène publique, jugeant qu’elle n’a plus rien à dire, disparaissant parmi ces épouses anonymes qui, au mieux, atteignent sans soucis financiers le terme de leur existence banale. Et l’on ne peut qu’assister au naufrage définitif de sa liberté liée à cette écriture de soi, à cette volonté de dire pour sauver un tant soit peu de son existence, travail de deuil sans doute, mais aussi proximité des présences perdues. En abandonnant les mots, elle livre l’image en creux de ce qui est révélé par son silence même[2]. Quelques pages avant la fin, elle nous en informe : « Le reste de ma vie, quoique long, ne contient presque plus rien dont le récit m'intéresse. »
Il est vrai que ses lettres à monsieur d'Héricourt, dépositaire de ses écrits, commentées par Sainte-Beuve, laissent présager la suite obscure et quasi anonyme de son existence, dénuée de tout bonheur domestique. Elle perd la santé et sa vue diminue de plus en plus, comme son amie madame du Deffand. Sont-elles toutes deux punies par ce qu’elles ont aimé toute leur vie, lire et écrire ? Rose s’attendait-elle à cette ultime épreuve, la décrépitude de la vieillesse ? L’œil se resserre, le cadrage se rétrécit : elle distingue à peine la ligne claire des livres dans la bibliothèque, un ruban de soie tombé près de sa jupe et ses deux pieds déformés. Sur la table de poirier noirci flambe, haute et claire, une bougie en cire du Mans qui éclaire la plume abandonnée sur le feuillet vierge. Elle constate amèrement : « Je vois les maux et je ne les sens plus. » Rose, qui avait horreur de la passivité, se retire de l’action et renonce au combat. Au retour du printemps, elle s’écrie : « Quant à moi, je ne m'en soucie plus (de printemps !) ; je suis si lasse de voir des fleurs et d'en entendre parler, que j'attends avec impatience la neige et les frimas. » Fragilité émouvante que cette lassitude de vivre : elle ne traverse pas de bel automne et entre définitivement dans un hiver qui se prolonge. Une fois sa parole libérée, elle s’enfonce dans la nuit.
Cette volonté d’anonymat, ce désintérêt pour elle-même est révélateur d’une déliquescence qui affleure assez souvent au long de son ouvrage. Elle ne s’est jamais aimée, et s’aime sans doute encore moins après son mariage. La mélancolie frise la tendance dépressive : elle est une vaporeuse comme on dit alors, semblable en cela à son amie, madame du Deffand. Les médecins accusent les femmes de s’ennuyer car elles n’ont pas « d’objet » et proposent des bains de lait, des breuvages toniques ou une émulsion à l’eau de veau, voire ces pilules d’opium dont abuse Julie de Lespinasse.
Mais il serait réducteur de s’en tenir à une vision psychologisante des Mémoires : ils sont également un témoignage sur une époque et une société et nous offre toute une pléthore de portraits et d’anecdotes historiques dont la fameuse conspiration de Cellamare, visant à destituer le Régent Philippe d’Orléans n’est pas la moindre.
Par contre, les détails de la vie quotidienne n’intéressent par l’auteur qui nous livre un récit de facture classique, fidèle en cela à son époque où les protagonistes ne mangent ni ne boivent, ne dorment ni ne s’habillent, tout entiers soumis à la poursuite de leur destin. Elle narre sans chercher à éveiller l’imagination du lecteur.
Ainsi, la tentation de la fiction est grande : elle permet de combler les lacunes d’une existence somme toute assez romanesque et de restituer la richesse et la complexité de la vie réelle. Le décor est planté, et quel décor, à la fois singulier, paradoxal et somptueux ! Le biographe amoureux de ces petites choses de la vie, toilettes et festins, palais et soupentes, couleurs des saisons, saveur luxueuse d’un chocolat vanillé, bruissement d’une robe de faille, grincements d’un carrosse, pose du blanc et du rouge à la toilette, s’en donnera à cœur-joie. Point trop cependant, sinon le personnage risque de disparaître dans la toile de fond historique. La biographie ne peut pas être un prétexte à la reconstitution d’une époque et un texte mémoriel n’est pas un prétexte. Parmi les informations, il faut choisir – inventer ? – les détails les plus révélateurs de la personnalité. Mais Rose nous en donne si peu ! Lui prêter un visage alors, l’habiller de quelques robes, lui accorder trois ou quatre meubles, la nourrir d’huîtres ou de truffes, lui donner du goût pour un tableau ou bien un paysage mais surtout, surtout, ne pas la trahir car chaque individu ne vaut que par ce qui le singularise, rappelle François Dosse. Baudelaire parle de « fiction logique ». Il s’agit de dire le faux – un peu – pour prononcer quand même le vrai qui restera à jamais indicible.
Dans son ouvrage[3], François Drosse cite une réflexion de Dominique Viart qui analyse les paradoxes de la biographie : « Si le vrai du biographique est dans le témoignage, il ne témoigne de rien sinon de la vérité de qui écrit, non de ce qui est écrit ». Sans doute. Telle est donc ma lecture d’une vie, mise en abyme de Mémoires, eux-mêmes relation subjective et donc incertaine. Il n’empêche. À travers les tours et les détours de deux personnalités, je crois à la possibilité de briser le miroir et de soulever l’un des voiles de Maïa.
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[1] Auto-destination et mondanité dans les mémoires de Mme de Staal-Delaunay, Marc Hersant, Dix-huitième siècle 1/2007 (no 39), p. 555-576. URL : www.cairn.info/revue-dix-huitieme-siecle-2007-1-page-555.htm. DOI : 10.3917/dhs.039.0555.
[2] Le Pari biographique, François Drosse, Éditions La Découverte, 2005. Cet ouvrage fonde les réflexions de cet avant-propos.
[3] Cf. note 2.
Date de dernière mise à jour : 15/08/2025