« Connaître sert beaucoup pour inventer. » (Mme de Staël)

Encore Manon Lescaut

Opinions diverses sur Manon Lescaut

1/ L’abbé Prévost lui-même dans son Avis liminaire, présente ainsi son ouvrage : « Un traité de morale, réduit agréablement en exercices, […] on y trouvera peu d’événements qui ne puissent servir à l’instruction des mœurs. »

2/ Mais l’ouvrage ne tarde pas à acquérir le prestige ambigu d’un « étonnant mélange d’innocence et de scandale » ainsi qu’en témoigne le jugement de Montesquieu dans ses Mémoires : « Je ne suis pas étonné sue ce roman, dont le héros est un fripon et l’héroïne une catin qui est menée à la Salpêtrière, plaise, parce que toutes les mauvaises actions du chevalier ont pour motif l’amour, qui est toujours un motif noble, quoique la conduite soit basse. »

3/ Voltaire plaint l’abbé « d’avoir manqué de forme » et souhaite « qu’il eût fait des tragédies, parce que la langue des passions est sa langue naturelle. » (Correspondance, 1735).

4/ Diderot se fait un plaisir de railler son goût pour les aventures baroques et sanglantes, dont il refuse la facilité au nom du réalisme dans Jacques le Fataliste.      

5/ La critique moderne a fait de « cette tragédie qui ressemble constamment à une comédie qui tourne mal », a-t-on pu dire, un « chef-d’œuvre de l’illusion romanesque » où un « narrateur habile, comédien et sermonnaire, expert en plaidoyers pathétiques et en mauvaise foi, maître de la parole romanesque, est parvenu à faire croire à des générations successives – et à s’en persuader lui-même en premier – que son aventure pitoyable de fils de famille avec une charmante et inconsciente catin fut un des grands mythes d’amour de l’Occident. »

Onomastique

C’est en Hollande que l’abbé Prévost écrit et publie en 1731 le tome VII des Mémoires et Aventures d’un homme de qualité, intitulé L’Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut, condamné au feu à Paris en 1733, et qui fera l’objet d’une édition séparée en 1753, revue et corrigée par l’auteur. Mais très vite, sous l’effet de la célébrité, le titre devient Manon Lescaut, souvent encore réduit à Manon dans ses transpositions théâtrales, lyriques et cinématographiques, privilégiant ainsi la première « fille » de la littérature française. Remarquons encore le choix symbolique du prénom Manon, diminutif de Marie et de Madeleine, qui ne peuvent manquer de rappeler la célèbre pécheresse de l‘Evangile ainsi que le rapprochement (en forme de clin d’œil de l’auteur ?) du patronyme Lescaut avec celui de l’héroïne de De Foe, prostituée scandaleuse et honorée, Moll Flanders, tous deux renvoyant à la géographie des Flandres et de l’Artois, patrie de Prévost, dont l’Escaut est un fleuve.

Lectures méthodiques

  • La rencontre : la première apparition de Manon à Amiens, réitérée par la visite à Saint-Sulpice, à rapprocher d’autres topiques sur ce thème du premier regard (cf. le fameux « Ce fut comme une apparition » de Flaubert das L’Education sentimentale).
  • Sa visite à l’infidèle
  • La mort de Manon et son ensevelissement
  • La « conclusion » du récit, concession de l’auteur au succès : alors que des Grieux était « récupéré » par Dieu dans l’édition qui fit scandale en 1733, il revient ici simplement à ses devoirs sociaux, avec l’aide de son fidèle ami Tiberge.    

Pour une recherche thématique et intertextuelle

Une situation d’énonciation polyphonique qui renforce la perspective tragique par l’habile introduction d’une héroïne déjà morte, à rapprocher de la même démarche choisie par Bernardin de Saint-Pierre pour Paul et Virginie. Autres éléments entre les deux romans : l’exotisme, la corruption de la vieille civilisation symbolisée par l’univers parisien et la régénération sur une terre vierge.  

Un roman d’apprentissage ; définition et typologie d’un genre à succès (schéma actanciel, étapes initiatiques d’une quête spirituelle).

Du réalisme romanesque anglais (Daniel De Foe, Henry Fielding, Samuel Richardson si cher à Diderot et dont le roman épistolaire Clarisse Harlowe est traduit par Prévost lui-même sous le titre Lettres anglaises) à la confession édifiante (en 1735, , une nouvelle édition de son œuvre est saisie à Paris sous prétexte de jansénisme) : l’écriture comme fixation et justification du passé, prélude aux Confessions de son ami Rousseau. « Le papier n’est point un confident insensible, comme il le semble ; il s’anime en recevant les expressions d’un cœur triste et passionné ; il les conserve fidèlement, au défaut de la mémoire ; il est toujours prêt à les représenter ; et on seulement cette image sert à nourrir une chère et délicieuse tristesse, elle sert encore à la justifier. » (Cleveland, Prévost).  

Manon ou la femme mythique et fatale : portrait d’une héroïne réduite à une idole idéale (« beaux yeux », « charmante créature », « maîtresse de mon cœur ») sur laquelle chaque lecteur peut projeter ses propres fantasmes : « spleen étonnant ! véritable sirène ! » pour Musset (Namouna, I), elle enthousiasme Sainte-Beuve, Alexandre Dumas, Anatole France, Maupassant et Flaubert. L’image de la prostituée que Dumas découvre dans les faits divers comme dans la littérature anglaise pendant son séjour à Londres est promise au plus grand succès : même si elle est régénérée par l’amour, la femme dévoyée reste un dangereux objet de luxe et de luxure (de Marguerite Gautier, La Dame aux camélias de Dumas fils, devenue La Traviata de Verdi, à Odette de Crécy chère à Swann chez Proust, en passant par Marion Delorme dans le drame de Victor Hugo, et Nana, dans le roman de Zola.

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Date de dernière mise à jour : 09/08/2025