« Connaître sert beaucoup pour inventer. » (Mme de Staël)

Rousseau et Mme du Deffand

Mme du Deffand n’aime pas Rousseau et souligne sa manie de la persécution

Rousseau âgé   * « … Avez-vous lu la dernière lettre de Rousseau où il parle de M. de Luxembourg ? J’ai fait lire à madame de Luxembourg ce que vous m’avez écrit pour elle ; cela a été reçu cosi cosi ; vous êtes, dit-elle, le plus grand ennemi de Jean-Jacques et elle se pique d’un grand amour pour lui. On vient de donner le recueil de ses ouvrages en huit volumes, je ne ferai point cette emplette ; il applique sans instruire, et l’utilité de tout ce qu’il dit est zéro… » (À Voltaire, le 17 juin 1764).  

   * « … Jean-Jacques m’est antipathique, il remettrait tout dans le chaos ; je n’ai rien vu de plus contraire au bon sens que son Émile, rien de plus contraire aux bonnes mœurs que son Héloïse, et de plus ennuyeux et de plus obscur que son Contrat social… » (Au même, le 25 juin).

   Elle le critique encore plus violemment dans une lettre à son amie, la duchesse de Choiseul : « C’est un fou, et je ne serais pas étonnée qu’il commît exprès des crimes qui ne l’aviliraient pas, mais qui le conduiraient à l’échafaud s’il croyait augmenter sa célébrité. Je hais trop tout ce qui est faux pour avoir quelque considération pour ce personnage. »  

   * « … Savez-vous que Jean-Jacques est ici [à Paris] ? M. Hume [secrétaire d’ambassade à Paris] lui a ménagé un établissement en Angleterre, il doit l’y conduire ces jours-ci. Plusieurs personnes s’empressent à lui rendre des soins et à l’honorer, dans l’espérance de participer un peu à sa célébrité. Pour moi qui n’ai point d’ambition, je me borne à avoir quelques-uns de ses livres sur mes tablettes, dont il y a une partie que je n’ai point lue, et une autre que je ne relirai jamais. Je vous envoie une plaisanterie d’un de mes amis (1) ; je vous le nommerai s’il y consent ; je lui ne demanderai la permission avant que de fermer cette lettre… » (Au même, le 28 décembre 1765).

   * « … On dit que Jean-Jacques ne fait pas un grand effet en Angleterre. On y est un peu plus occupé de l’affaire des colonies que de lui, de ses ouvrages, de sa servante et de son habit d’Arménien… » (Au même, le 28 février 1766).

   * « … Soyez Abélard si vous voulez, mais ne comptez pas que je sois jamais Héloïse. Est-ce que je ne vous ai jamais dit l’antipathie que j’ai pour ces lettres-là ? J’ai été persécutée de toutes les traductions qu’on en a faites et qu’on me forçait d’entendre ; ce mélange ou plutôt ce galimatias de dévotion, de métaphysique, de physique, me paraissait faux, exagéré, dégoûtant… » (A Horace Walpole, le lundi 21 avril 1766).

   * « … Le baron d’Holbach a reçu, samedi dernier, une lettre de M. Hume, emplie de plaintes, de fureurs, contre Jean-Jacques ; il va faire, dit-il, un pamphlet pour instruire le public de toutes ses atrocités ; je n’ai encore vu personne qui ait lu cette lettre, mais on dit que M. d’Alembert l’a lue ; il en court des extraits par tout Paris… » (Au même, le mercredi 9 juillet).

   * « … Que dites-vous du procès de Jean-Jacques et de M. Hume ? Avez-vous lu la lettre de dix-huit pages de celui-là à celui-ci ? Existe-t-il dans le monde un aussi triste fou que ce Jean-Jacques ? C’est bien la peine d’avoir de l’esprit et des talents, pour en faire un pareil usage ! C’est une plaisante ambition que de vouloir se rendre célèbre par les malheurs ; il n’aura bientôt plus d’asile qu’aux Petites-Maisons [hospice pour les fous]. Ses protectrices sont bien embarrassées… » (À Voltaire, le 18 septembre).

   * « … [L’extravagance] de Jean-Jacques est à son comble, il vient de s’enfuit en Angleterre, brouillé avec son hôte, ayant laissé sur la table une lettre où il lui chante pouille, et puis étant arrivé à un port de mer, il a écrit au chancelier pour lui demander un garde, qui le conduisît en sûreté jusqu’à Douvres. On ne savait pas seulement qu’il fût parti ; on n’avait ni dessein de l’arrêter, ni envie de le retenir ; on ne sait où il va. Je lui conseille d’aller trouver les jésuites, de se mettre à leur tête ; leur politique et sa philosophie se conviennent admirablement bien… » (À Voltaire, le 26 mai 1767).      

   * « … Le ministre me dit hier que rien n’était plus étonnant qu’on eût donné une pension à Jean-Jacques, qu’on n’avait point d’argent à jeter par les fenêtres ; à la sollicitation de qui ? en vertu de quoi ? que cela n’avait pas de bon sens ; effectivement, je trouve ses réflexions justes, nous ne donnerions point ici une pension à un banni de chez vous, mais on dit que cette pension ne sera pas payée non par mauvaise volonté, mais par impossibilité… » (A Horace Walpole, le dimanche 5 juillet à dix heures du matin).   

   * « … Ne sachant que lire, j’ai repris, à votre exemple, l’Héloïse de Rousseau ; il y a des endroits fort bons ; mais ils sont noyés dans un océan d’éloquence verbiageuse. Je crayonne les endroits qui me plaisent : ils sont en petit nombre, en voici un : « Les âmes mâles ont un idiome dont les âmes faibles n’ont pas la grammaire. » (Au même, le dimanche 26 juin 1768).

   * « … Nous avons ici Jean-Jacques. Si je me délectais à écrire, j’aurais de quoi remplir deux feuilles sur son compte. Mais je ne saurais parler longtemps de ce qui ne m’intéresse pas ; il prétend qu’il ne veut pas toucher sa pension d’Angleterre. Je voudrais savoir si cela est vrai ; s’il veut gagner sa vie à copier de la musique, il ne veut point voir les Idoles, ni leurs amis, ni leurs courtisans. Le prince de Ligne, qui est assez bon garçon et me paraissait assez simple, vient de lui écrire pour lui offrir un asile chez lui en Flandre ; son intention, ce me semble, a été de faire quelque chose d’aussi bon que la lettre du roi de Prusse [cf. note 1], avec un sentiment différent ; il veut marquer un bon cœur, de la compassion, de la générosité, et il ménage toutes les faiblesses de cet homme en lui montrant qu’il les connaît toutes. Jean-Jacques lui a répondu qu’il n’acceptait ni ne refusait ; le spectacle que cet homme donne ici est au rang de ceux de Nicolet (2). C’est actuellement la populace des beaux esprits qui s’en occupe… » (A Horace Walpole, le dimanche 15 juillet 1770).   

   * « … À l’égard de Jean-Jacques, c’est un sophiste, un esprit faux et forcé ; son esprit est un instrument discord, il en joue avec beaucoup d’exécution, mais il déchire les oreilles de ceux qui en ont… » (Au même, le dimanche 9 mars 1777).   

   * « … J’apprends dans l’instant que Jean-Jacques s’est enfui en Hollande ; il paraît des Mémoires de sa vie, qu’il dit lui avoir été volés, et l’on prétend qu’il y a la rage de tout le monde, et surtout des femmes… » (Au même, le dimanche 7 juin 1778).

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Notes

(1) Il s’agit d’une lettre d’Horace Walpole à Rousseau, écrite au nom du roi de Prusse, et qui fut publiée dans le Journal de l’Empire du 5 février 1812 : « Mon cher Jean-Jacques, vous avez renoncé à Genève votre patrie , vous vous êtes fait chasser de la Suisse, pays tant vanté par vos écrits ; la France vous a décrété : venez chez moi ; j‘admire vos talents, je m’amuse de vos rêveries, qui (soit dit en passant) vous occupent trop et trop longtemps. Il faut à la fin être sage et heureux ; vous avez assez fait parler de vous par vos singularités peu convenables à un véritable grand homme ; démontrez à vos ennemis que vous pouvez avoir quelquefois le sens commun ; cela les fâchera sans vous faire tort. Je vous veux du bien, et je vous en ferai si vous le trouvez bon ; mais si vous vous obstinez à rejeter mon secours, attendez-vous que je ne le dirai à personne. Si vous persistez à vous creuser l’esprit pour trouver de nouveaux malheurs, choisissez-les tels que vous voudrez ; je suis roi, je puis vous en procurer au gré de vos souhaits ; et ce qui sûrement ne vous arrivera pas, vis-à-vis de vos ennemis, je cesserai de vous persécuter quand vous cesserez de mettre votre gloire à l‘être. Votre bon ami Frédéric. »

(2) Théâtre des boulevards de Paris sur lesquels on représentait des pantomimes et des farces.

Rousseau décrit ainsi Mme du Deffand dans les Confessions

   « J’avais d’abord commencé par m’intéresser fort à Mme du Deffand que la perte de ses yeux faisait aux miens un objet de commisération ; mais sa manière de vivre, si contraire à la mienne que l’heure du lever de l’un était presque celle du coucher de l’autre, sa passion sans bornes pour le petit bel esprit, l’importance qu’elle donnait, soit en bien, soit en mal, aux moindres torche-culs qui paraissaient, le despotisme et l’emportement de ses oracles, son engouement outré pour ou contre toutes choses, qui ne lui permettait de parler de rien qu’avec des convulsions, ses préjugés incroyables, son invincible obstination, l’enthousiasme de déraison où la portait l’opiniâtreté de ses jugements passionnés, tout cela me rebuta bientôt des soins que je voulais lui rendre. Je la négligeai ; elle s’en aperçut : c’en fut assez pour la mettre en fureur ; et quoique je sentisse assez combien une femme de ce caractère pouvait âtre à craindre, j’aimais mieux encore m’exposer au fléau de sa haine qu’à celui de son amitié. »

   Il critique la femme qui tient salon dans une lettre à d’Alembert, « dont les humbles savants mendient bassement les faveurs. »

   N’écrit-il pas dans La Nouvelle Héloïse : « C’est le premier inconvénient des grandes villes que les hommes y deviennent autres que ce qu’ils sont, et que la société leur donne pour ainsi dire un être différent du leur. Cela est vrai, surtout à Paris, et surtout à l’égard des femmes qui tirent des regards d’autrui la seule existence dont elles ses soucient. »

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