« Connaître sert beaucoup pour inventer. » (Mme de Staël)

Lanson et du Deffand

Mme du Deffand analysée par Lanson, critique du 19e siècle

Lanson   Dans son Histoire de la littérature française, peu de femmes trouvent grâce aux yeux de Gustave Lanson. Pour le Moyen Age, il retient les poèmes d’amour de Marie de France ; pour le 16e, l’humanisme chez Marguerite de Navarre ; pour le 17e siècle, Mme de La Fayette (voir ici son analyse) et Mme de Sévigné (voir ici son analyse) ; pour le 18e siècle, Mme du Deffand donc et, pour le 19e, Mme de Staël.

   Cet extrait ne vaut que pour le style au charme désuet et surtout pour la façon (psychologisante) dont on étudia longtemps les grands textes et leurs auteurs, jusqu’à fort avant dans le 20e siècle. Les Lagarde et Michard de notre jeunesse en témoignent encore : on justifiait l’œuvre par l’existence, ou l’inverse. Ceci reste toutefois valable pour la correspondance.

   « De cette détresse morale [1], nous n’avons pas de témoignage plus émouvant que les lettres de la marquise du Deffand. Son histoire est l’histoire même de son siècle : née en plein règne de Louis XIV (1697), morte sous Louis XVI (1780), elle en représente l’exacte évolution. Enfant, elle a pour principe de n’écouter que sa raison, quelles qu’en puissent être les ignorances et les impuissances : au couvent, elle prêche l’irréligion à ses camarades. On la fait examiner par un prédicateur illustre, Massillon, qui conseille de lui faire lire un « catéchisme de cinq sous » : il sentait bien que tout le mal était dans l’orgueil de l’esprit. Mariée, elle devient une des femmes les plus brillantes et les plus frivoles de la Régence. Mais peu à peu la femme d’esprit se dégage de la mondaine et la fait oublier. Sans renoncer aux gens du monde, elle s’entoure de gens cultivés dont la causerie la délivre un moment d’elle-même ; car elle est en proie à une lassitude infinie. Elle a remué toutes les idées, poussé sa curiosité dans tous les sens ; et de cette vaine activité rien ne lui reste où le cœur puisse se fixer : le seul problème qui compte, - le sens de l’univers et de la vie - échappe à notre raison, qui ne sait que détruire. « Ah ! la raison, la raison ! qu’est-ce que c’est que la raison ? quel pouvoir a-t-elle ? quand est-ce qu’elle parle ? quand est-ce qu’on peut l’écouter ? quel bien procure-t-elle ? Elle triomphe des passions ? Cela n’est pas vrai ; et si elle arrêtait les mouvements de notre âme, elle serait cent fois plus contraire à notre bonheur que les passions ne peuvent l’être ; ce serait vivre pour sentir le néant, et le néant (dont je fais grand cas) n’est bon que parce qu’on ne le sent pas [2]. » Dans cet état de désenchantement, tout la rebute, même ses amis ; elle sent bien qu’entre elle et eux, il y a tout au plus un contact superficiel des esprits, mais pas de lien solide et intime des âmes. « J’admirais hier au soir le monde qui était chez moi ; hommes et femmes me paraissaient des machines à ressort, qui allaient, venaient, parlaient, riaient sans penser, sans réfléchir, sans sentir ; chacun jouait son rôle par habitude. Et moi, j’étais abîmée dans les réflexions les plus noires ; je pensais que j’avais passé ma vie dans les illusions ; que je m’étais creusé moi-même tous les abîmes dans lesquels j’étais tombée [...] ; qu’enfin je n’avais parfaitement bien connu personne ; que je n’en avais pas été connue non plus, et que peut-être je ne me connaissais pas moi-même [3]. » Creusant toujours ses doutes plus avant, elle arrive ainsi à un état de sécheresse absolue, qui la torture. Elle redouble son ennui en l’analysant, et elle en trouve la saisissante formule : c’est « la privation du sentiment avec la douleur de ne pouvoir s’en passer [4]. » Voici donc où aboutissait ce siècle sceptique et railleur qui avait tant abusé de l’esprit. Et Mme du Deffand représente encore son siècle par la révolution qui se fit en elle : elle retrouva dans son extrême vieillesse le don d’aimer et apprit la douceur des larmes. Elle avait près de soixante-dix ans quand (en 1760) elle voua à un Anglais qui avait vingt ans de moins qu’elle, Horace Walpole, une affection passionnée, où se mêlait quelque chose à la fois de maternel et d’enfantin. En vain fut-il dur, brutal, car il craignait le ridicule de cette amitié sénile qui s’épanchait indiscrètement et publiquement. Rien ne la rebuta. Qu’importait que Walpole blessât son cœur ? Du moins il le remplissait, et elle échappait ainsi, par le sentiment, à ce cruel ennemi auquel elle disputa tous les moments de son existence : l’ennui.

   Ses lettres sont avant tout la confidence de ce mal qui la ronge. Avec une lucidité douloureuse, elle étudie en elle-même l’ennui, ses symptômes, ses effets. Mais de plus, comme elle a l‘un des esprits les plus charmants, les plus étendus, les plus vifs que jamais femme ait possédés, elle ne se prive pas de porter sur la littérature et le monde des jugements souvent caustiques, toujours justes. Il faut connaître surtout les lettres adressées à Walpole quand il fut retourné en Angleterre ; à la jeune duchesse de Choiseul, quand elle alla résider avec son mari disgracié à Chanteloup (près d’Amboise) ; et à Voltaire qui, la sentant son égale en esprit, discutait longuement ses opinions métaphysiques et littéraires. Sa correspondance n’a sans doute pas la variété brillante de celle de Mme de Sévigné ; mais elle pénètre plus avant dans l’étude de l’âme. Ce n’est pas non plus par l‘imagination que vaut son style, mais par une précision, une exactitude, une propriété de termes qui ne se démentent jamais. Sainte-Beuve disait : « Mme du Deffand est, avec Voltaire, dans la prose, le classique le plus pur du 18e siècle [5]. »   

   Lanson proposait ensuite ce questionnaire aux élèves (!) :

  1. Racontez la vie de Mme du Deffand.
  2. Quelle était la cause profonde de son pessimisme ?
  3. Quels sont ses principaux correspondants ?
  4. Quels traits distinguent sa correspondance de celle de Mme de Sévigné ?
  5. Caractérisez son style.        

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Notes 

[1] Lanson vient d’évoquer la société de la fin du 18e siècle qui s’ennuie.

[2] Lettre à Horace Walpole du 23 mai 1767.

[3] Lettre à Horace Walpole du 20 octobre 1766.

[4] Lettre à la duchesse de Choiseul du 26 mai 1765.

[5] Causeries du lundi, tome I.

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