« Connaître sert beaucoup pour inventer. » (Mme de Staël)

Mme de Staël et Napoléon

Coppet   L'empereur n'encourage guère la littérature de son temps : s'il protège les écrivains de second ordre que leur médiocrité rend dociles, il persécute les deux plus grands, Mme de Staël et Chateaubriand : son caractère tyrannique supporte mal l'indépendance de leur caractère.

   Mme de Staël raconte sa lutte contre Napoléon dans les mémoires qu'elle commence à Coppet et continue en Suède et qui seront publiés par son fils en 1821 sous le titre Dix années d'exil (1803-1813).

   Elle se brouille avec Bonaparte après lui avoir fait, il est vrai, dès 1797, d'inutiles avances : il n'oublie pas l'opuscule hostile au Premier Consul publié en 1802 par le vieux Necker : Dernières vues de politique et de finance. La soupçonne-t-il de l'avoir inspiré à son père ? De plus, il ne lui pardonne pas d'avoir formé avec ses amis un groupe favorable au général Bernadotte, dont l'ambition l'inquiète. Surtout, il lui en veut d'être une femme, et une femme célèbre. Napoléon méprise les femmes et se méfie de toute gloire qui ne grandit pas à l'ombre de son nom.

   Il la persécute donc, avec d'autant plus de sûreté qu'il a tout de suite reconnu son point faible : « J'étais vulnérable, avoue-t-elle elle-même dans Dix années d'exil, par mon goût pour la société. » Et avec d'autant plus d'acharnement qu'à plusieurs reprises, elle refuse par dignité de faire les premiers pas dans la voie de la réconciliation.

   En octobre 1803, elle reçoit l'ordre de s'éloigner à quarante lieues de Paris. C'est alors qu'elle demande et obtient la permission d'aller avec ses enfants en Allemagne, d'où elle est rappelée à Coppet, berceau de la famille, par la maladie de son père, qui meurt avant son retour, le 10 avril 1804.

   En 1806, elle veut après son premier voyage en Italie revenir à Paris, mais elle reçoit de nouveau l'ordre de repartir pour Coppet, où elle reste jusqu'en 1810, avec le seul intermède de son second voyage en Allemagne.

   C'est la publication de son livre De l'Allemagne qui lui attire les plus dures persécutions. Pour en surveiller l'impression, elle s'est établie à Blois, sans y être officiellement autorisée. Mais, en dépit du visa des censeurs et après avoir consenti à toutes les suppressions exigées (notamment cette phrase : « Nous n'en sommes pas, j'imagine, à vouloir élever autour de la France littéraire la grande muraille de Chine, pour empêcher les idées du dehors d'y pénétrer. »), le ministre de la police, le général Savary, duc de Rovigo, fait saisir le 10 000 exemplaires déjà tirés et lui ordonne de quitter la France dans les vingt-quatre heures. À ses réclamations, il répond par une lettre du 3 octobre 1810 où il écrit : « Il m'a paru que l'air de ce pays-ci ne vous convenait point, et nous n'en sommes pas encore réduits à chercher des modèles dans les peuples que vous admirez. Votre dernier ouvrage n'est point français. »

   Ce qui a surtout soulevé l'indignation de Napoléon, c'est l'apostrophe finale, critique transparente de son esprit froidement calculateur : « O France ! terre de gloire et d'amour ! si l'enthousiasme un jour s'éteignait sur votre sol, si le calcul disposait de tout et que le raisonnement seul inspirât même le mépris des périls, à quoi vous serviraient votre beau ciel, vos esprits si brillants, votre nature si féconde ? Une intelligence active, une impétuosité savante, vous rendraient les maîtres du monde ; mais vous n'y laisseriez que la trace des torrents de sable, terribles comme les flots, arides comme le désert. »

   Dans ce duel, tous deux ont des torts. Napoléon, rancunier et mesquin, n'a certes pas le beau rôle. Mme de Staël comprend trop tard qu'en luttant contre lui, elle travaille contre la France. Elle n'est pas insensible à ses malheurs lors de l'invasion de 1815. Le 15 mars de cette année, elle écrit au diplomate russe Tatischer : « Je ne souhaite point que les alliés aillent à Paris ; la conquête de la France me fait mal et je souffre des malheurs du pays où je suis née et où mon père a été sept ans le premier ministre. »

   Elle a le courage de faire entendre à la face du despotisme triomphant la protestation de la liberté opprimée. Elle écrit dans Dix années d'exil : « Le plus grand grief de l'empereur Napoléon contre moi, c'est le respect dont j'ai toujours été pénétrée pour la véritable liberté. Ces sentiments m'ont été transmis comme un héritage ; et je les ai adoptés dès que j'ai pu réfléchir sur les hautes pensées dont ils dérivent et sur les belles actions qu'ils inspirent. »

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