« Connaître sert beaucoup pour inventer. » (Mme de Staël)

Rousseau et Mme de Genlis

Musique de la pièce Avril composée par Rousseau   « Il [Rousseau] nous parla beaucoup de la manière dont il avait composé La Nouvelle Héloïse. Il nous dit qu’il écrivait toutes les lettres de Julie sur du joli petit papier à lettres et à vignettes ; qu’ensuite il les pliait en billets et les relisait en se promenant, avec autant de délices que s’il les eût reçues d’une maîtresse adorée. Il nous récita, par cœur et debout en faisant quelques gestes, son Pygmalion, et d’une manière vraie, énergique et parfaite à mon gré. Il avait un sourire très agréable, plein de douceur et de finesse, il était communicatif et je lui trouvai beaucoup de gaieté. Il raisonnait supérieurement sur la musique et il était véritablement connaisseur ; néanmoins dans un grand nombre de romances de sa composition qu’il m’a données, il ne s’en trouvait pas une seule de jolie ou même de chantante. […] Il m’avait donné toutes ses romances avec la musique ; le tout aurait formé un volume très précieux, puisqu’il était entièrement de sa main et de sa composition, paroles et musique. Mais alors on n’avait pas, comme de nos jours, la manie des souvenirs ; on n’oubliait point ses amis, et l’on attachait peu de prix à ce qui pouvait rappeler les indifférents, même les plus célèbres : je dispersai et je perdis ce recueil qui n’était ni relié ni broché, et que j’ai beaucoup regretté depuis. Rousseau copiait la musique avec une perfection rare ; il me fit beaucoup de peine en m’apprenant qu’il vivait uniquement du produit de ce petit talent.

   Rousseau venait presque tous les jours dîner chez nous, et je n’avais remarqué en lui, durant cinq mois, ni susceptibilité, ni caprice, lorsque nous pensâmes nous brouiller pour un sujet bizarre. Il aimait beaucoup une sorte de vin de Sillery, couleur de pelure d’oignon ; M. de Genlis lui demanda la permission de lui en envoyer, en ajoutant qu’il le recevait lui-même en présent de son oncle. Rousseau répondit qu’il lui ferait grand plaisir de lui en envoyer deux bouteilles. Le lendemain matin M. de Genlis fit porter chez lui un panier de vingt-cinq bouteilles de ce vin, ce qui choqua Rousseau à tel point, qu’il renvoya sur-le-champ le panier tout entier, avec un étrange petit billet de trois lignes, qui me parut fou, car il exprimait avec énergie le dédain, la colère et un ressentiment implacable… » (Mémoires)

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