« Connaître sert beaucoup pour inventer. » (Mme de Staël)

Diderot jugé par Michelet et Taine

Michelet, admirateur de Diderot

   « Voltaire l’appelle Panto-phile, amant de toute la nature, ou plutôt amoureux de tout.

   Il n’est pas moins Pan-urge, l’universel faiseur[1]. C’est un fils d’ouvrier (comme Rousseau, Beaumarchais et tant d’autres). Langres, sa ville, fabrique de bons couteaux et de mauvais tableaux, l’inspire aux métiers et aux arts[2].   

   De son troisième nom qui lui va mieux encore, c’est le vrai Prométhée. Il fit plus que ses œuvres. Il fit surtout des hommes[3]. Il souffla sur la France, souffla sur l’Allemagne. Celle-ci l’adopta plus que la France encore, par la voix solennelle de Goethe[4].

   Grand spectacle de voir le siècle autour de lui. Tous venaient à la file puiser au puits de feu. Ils y venaient d’argile, ils en sortaient de flemme. Et, chose merveilleuse, c’était la libre flamme de la nature propre à chacun. Il fit jusqu’à ses ennemis, les grandit, les arma de ce qu’ils tournèrent contre lui.

   Il faut le voir à l’œuvre, et travaillant pour tous. Aux timides chercheurs, il donnait l’étincelle, et souvent la première idée. Mais l’idée grandiose les effrayait ? Ils avaient peu d’haleine ? Il leur donnait le souffle, l’âme chaude et la vie par torrents.  Comment réaliser ? S’il les voyait en peine, de sibylle et prophète, il était tout à coup, pour les en tirer de là, ouvrier, maçon, forgeron ; il ne s’arrêtait pas que l’œuvre ne surgît, brusquement ébauchée, devant son auteur stupéfait.

   Les plus divers esprits sortirent de Diderot ; d’un de ses essais, Condillac[5] ; d’un mot, Rousseau dans ses premiers débuts. Grimm le suça vingt ans. De son labeur immense et de sa richesse incroyable coula le fleuve trouble, plein de pierres, de graviers qu’on appelle du nom de Raynal[6].

   Un torrent révolutionnaire. On peut dire davantage. La Révolution même, son âme, son génie, fut en lui[7]. Si de Rousseau vint Robespierre, « de Diderot jaillit Danton » (Auguste Comte).  

   « Ce qui me reste, c’est ce que j’ai donné. Ce mot que le Romain généraux dit en expirant, Diderot aussi pouvait le dire. Nul monument achevé n’en reste, mais cet esprit commun, la grande vie qu’il a mise au monde, et qui flotte orageuse en ses livres incomplets. Source immense et sans fond. On y puisa cent ans. L’infini reste encore.

   Dans l’année même (1746) où Vauvenargues publia ses Essais[8], ses vues sur l’action, Diderot publia ses Pensées[9] où il dit un mot admirable. Il demande que Dieu ait sa libre action, qu’il sorte de la captivité des temples et des dogmes, et qu’il se mêle à tout, remette en tout la vie divine : « Elargissez Dieu ![10] (Histoire de France).   


[1] Au sens de créateur.

[2] Cf. l’Encyclopédie.

[3] Après avoir façonné l’homme avec du limon, Prométhée, pour lui donner la vie, avait dérobé le feu céleste.

[4] Le Neveu de Rameau fut d’abord connu par la traduction de Goethe.

[5] Il existe des rapports indiscutables entre le sensualisme de Condillac et les idées de Diderot (dans la Lettre sur les Aveugles par exemple), mais Michelet méconnaît l’originalité de Condillac.

[6] Auteur de l’Histoire des Deux indes, à laquelle collabora Diderot.

[7] Michelet a tendance à incarner une idée ou un mouvement dans un homme.

[8] Introduction à la connaissance de l’esprit humain.

[9] Pensées philosophiques.

[10] « Les hommes ont banni la Divinité d’entre eux ; ils l’ont reléguée dans un sanctuaire. Détruisez ces enceintes, élargissez Dieu, voyez-le partout où il est, ou dites qu’il n’est pas. » (Diderot). Michelet ajoute un peu plus loin : « Après la longue mort des trente dernières années du règne de Louis XIV, il y eut un réveil violent de toutes les énergies cachées. « Dieu s’élargit », on peut le dire, il s’échappa. La vie parut partout. Des lettres aux arts à la Nature tout s’anima, tout devint force vive. »  

Taine émet quelques réserves

   « Diderot, dit Voltaire, est un four trop chaud qui brûle tout ce qu’il cuit ; ou plutôt c’est un volcan en éruption qui, pendant quarante ans, dégorge les idées de tout ordre et de toute espèce, bouillonnantes et mêlées, métaux précieux, scories grossières, boues fétides ; le torrent continu se déverse à l’aventure, selon les accidents du terrain, mais toujours avec l’éclat rouge et les fumées âcres d’une lave ardente. Il ne possède pas ses idées, mais ses idées le possèdent ; il les subit ; pour en réprimer la fougue et les ravages, il n’a pas ce fond solide de bon sens pratique, cette digue intérieure de prudence sociale qui, chez Montesquieu et même chez Voltaire, barre la voie aux débordements. Tout déborde chez lui, hors du cratère trop plein, sans choix, par la première fissure ou crevasse qui se rencontre, selon les hasards d’une lecture, d’une lettre, d’une conversation, d’une improvisation, non pas en petits jets multipliés comme chez Voltaire, mais en larges coulées qui roulent aveuglément sur le versant le plus escarpé du siècle. » (Origines de la France contemporaine).    

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Date de dernière mise à jour : 02/08/2023