« Connaître sert beaucoup pour inventer. » (Mme de Staël)

La maison de Clarens (Lettre X)

   Lettre de Saint-Preux à Mylord Édouard

   « … Mylord, que c’est un spectacle agréable et touchant que celui d’une maison simple et bien réglée, où règnent l’ordre, la paix, l’innocence ; où l’on voit réuni sans appareil, sans éclat, tout ce qui répond à la véritable destination de l’homme ! La campagne, la retraite, le repos, la saison, la vaste plaine d’eau qui s’offre à mes yeux, le sauvage aspect des montages, tout me rappelle ci ma délicieuse île de Tinian (1) […] Depuis que les maîtres de cette maison y ont fixé leur demeure, ils en ont mis à leur usage tour ce qui ne servait qu’à l’ornement : ce n’est plus une maison faite pour être vue, mais pour être habitée. Ils ont bouché de longues enfilades pour changer des portes mal situées ; ils ont coupé de trop grandes pièces pour avoir des logements mieux distribués ; à des meubles anciens et riches, ils en ont substitué de simples et commodes (2). Tout y est agréable et riant, tout y respire l’abondance et la propreté ; rien n’y sent la richesse et le luxe ; il n’y a pas une chambre où l’on ne se reconnaisse à la campagne, et où l’on ne retrouve toutes les commodités de la ville. Les mêmes changements se font remarquer au dehors : la basse-cour a été agrandie aux dépens des remises. À la place d’un vieux billard délabré l’on a fait un beau pressoir, et une laiterie où logeaient des paons criards dont on s’est défait. Le potager était trop petit pour la cuisine ; on en a fait du parterre un second, mais si propre et si bien entendu, que ce parterre ainsi travesti plaît à l’œil plus qu’auparavant. Aux tristes ifs qui couvraient les murs ont été substitués de bons espaliers. Au lieu de l’inutile marronnier d’Inde, de jeunes mûriers noirs commencent à ombrager la cour ; et l’on a planté deux rangs de noyers jusqu’au chemin, à la place des vieux tilleuls qui bordaient l’avenue. Partout on a substitué l’utile à l’agréable, et l’agréable y a presque toujours gagné. Quant à moi, du moins, je trouve le bruit de la basse-cour, le chant des coqs, le mugissement du bétail, l’attelage des chariots, les repas des champs, le retour des ouvriers, et tout l’appareil de l’économie rustique (3), donnent à cette maison un air plus champêtre, pus vivant, plus animé, plus gai, je ne sais quoi qui sent la joie et le bien-être, qu’elle n’avait pas dans sa morne dignité. » (La Nouvelle Héloïse, quatrième partie, lettre X).

Confort et progrès du mobilier au 18e siècle ici

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Notes

(1) Saint-Preux vient de faire le tour du monde avec l’escadre de l’amiral Anson, qui s’est une fois ravitaillée à l’île de Tinian, dans le Pacifique.

(2) Cette idée du confort est alors résolument neuve. Elle commence à se répandre dans la société et le style Louis XV marque un progrès dans ce sens par rapport au style Louis XIV.

(3) La suite de la lettre donne de nombreux détails sur l’organisation patriarcale de la propriété et la vie édifiante des ouvriers et des domestiques.       

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