« Connaître sert beaucoup pour inventer. » (Mme de Staël)

Turcaret, Lesage, Acte II, scène 3

375px Turcaret   À côté de Gil Blas de Santillane (1715-1735), le plus célèbre des romans picaresques français, on peut retenir de Lesage la comédie Turcaret ou le Financier (1709) qui causa un scandale retentissant en 1709 : ses représentations furent interrompues sous la pression des milieux d’affaires. 

   En effet, la satire d’une société corrompue, où l’argent règne en maître, où tout s’achète et se trafique, où les financiers tiennent le haut du pavé est virulente, voire cruelle. La pièce n’est qu’un « ricochet de fourberies », visant à berner et à dépouiller de son argent – mal acquis – le « traitant », autrement dit le fermier général Turcaret.

   Ce dernier entretient une baronne, femme légère éprise quant à elle d’un chevalier libertin qui vit à ses crochets. Dans le salon de la baronne, Turcaret va connaître toutes sortes de déboires : un marquis révèle à la baronne que son protecteur n’est qu’un ancien laquais, enrichi par ses malversations.

   Une scène entre autres dénonce les corruptions à la mode, celle où la baronne parvient à retourner comme un gant le financier rendu furieux par les révélations de Marine, une suivante congédiée pour son... honnêteté ! Apprenant qu’il a un rival, le chevalier, Turcaret fait irruption chez sa maitresse où, de rage, il brise tous les objets précieux contenus dans une pièce attenante au salon.  

M. TURCARET, rentrant. – Me voilà à demi soulagé. J’ai déjà cassé la grande glace et les plus belles porcelaines.

LA BARONNE. – Achevez, monsieur. Que ne continuez-vous ?

M. TURCARET. – Je continuerai quand il me plaira, madame... Je vous apprendrai à vous jouer à un homme comme moi... Allons, ce billet au porteur[1], que je vous ai tantôt envoyé, qu’on me le rende !

LA BARONNE. – Que je vous le rende ! Et si je l’ai aussi donné au chevalier ?

M. TURCARET. – Ah ! si je le croyais !

LA BARONNE. – Que vous êtes fou ! En vérité, vous me faites pitié.

M. TURCARET. – Comment donc ? Alu lieu de se jeter à mes genoux et de me demander grâce, encore dit-elle que j’ai tort, encore dit-elle que j’ai tort !

LA BARONNE. – Sans doute.

M. TURCARET. – Ah ! vraiment, je voudrais bien, par plaisir, que vous entreprissiez de me persuader cela.

LA BARONNE. – Je le ferais, si vous étiez en état d’entendre raison.

M. TURCARET. – Et que pourriez-vous me dire, traîtresse ?

LA BARONNE. – Je ne vous dirai rien. Ah ! quelle fureur !

M. TURCARET, essoufflé. – Eh bien ! parlez, madame, parlez ; je suis de sang-froid.

LA BARONNE. – Écoutez-moi donc... Toutes les extravagances que vous venez de faire sont fondées sur un faux rapport que Marine...

M. TURCARET. – Un faux rapport ! ventrebleu ! ce n’est point...

LA BARONNE. – Ne jurez pas, monsieur, ne m’interrompez pas ; songez que vous êtes de sang-froid.

M. TURCARET. – Je me tais : il faut que je me contraigne. 

LA BARONNE. – Savez-vous bien pourquoi je viens de chasser Marine ?

M. TURCARET. – Oui : pour avoir pris trop chaudement mes intérêts.  

LA BARONNE. – Tout au contraire ; c’est à cause qu’elle me reprochait sans cesse l’inclination que j’avais pour vous. « Est-il rien de si ridicule, ma disait-elle à tous moments, que de voir la veuve d’un colonel songer à un monsieur Turcaret, un homme sans naissance, sans esprit, de la mine la plus basse... 

M. TURCARET. – Passons, s’il vous plaît, sur les qualités : cette Marine-là est une impudente.

LA BARONNE. – ... Pendant que vous pouvez choisir un époux entre vingt personnes de la première qualité ; lorsque vous refusez votre aveu[2] même aux pressantes instances de toute la famille d’un marquis dont vous êtes adorée, et que vous avez la faiblesse de sacrifier à ce monsieur Turcaret ? »

M. TURCARET. – Cela n’est pas possible.

LA BARONNE. – Je ne prétends pas m’en faire un mérite, monsieur. Ce marquis est un jeune seigneur fort agréable de sa personne, mais dont les mœurs et la conduite ne me conviennent point. Il vient ici quelquefois avec mon cousin[3] le chevalier, son ami. J’ai découvert qu’il avait gagné Marine, et c’est pour cela que je l’ai congédiée. Elle a été vous débiter mille impostures pour se venger, et vous êtes assez crédule pour y ajouter foi ! Ne deviez-vous pas[4], dans le moment[5], faire réflexion que c‘était une servante passionnée qui vous parlait, et que, si j’avais eu quelque chose à me reprocher, je n’aurais pas été assez imprudente pour chasser une fille dont j’avais à craindre l’indiscrétion ? Cette pensée, dites-moi, ne se présente-telle pas naturellement à l’esprit ?

M. TURCARET. – J’en demeure d’accord, mais...

LA BARONNE. – Mais, vous avez tort. Elle vous a donc dit, entre autres choses, que je n’avais plus ce gros brillant qu’en badinant vous me mîtes l’autre jour au doigt, et que vous me forçâtes d’accepter ?

M. TURCARET. – Oh ! oui ; elle m’a juré que vous l‘avez donné aujourd’hui au chevalier, qui est, dit-elle, votre parent comme Jean de Vert[6].

LA BARONNE. – Et si je vous montrais tout à l’heure[7] ce même diamant, que diriez-vous ?

M. TURCARET. – Oh ! je dirais, en ce cas-là, que... Mais cela ne se peut pas.

LA BARONNE. – Le voilà, monsieur[8] ; le reconnaissez-vous ? Voyez le fonds que l’on doit faire sur le rapport de certains valets.

M. TURCARET. – Ah ! que cette Marine-là est une grande scélérate ! Je reconnais sa friponnerie et mon injustice : pardonnez-moi, madame, d’avoir soupçonné votre bonne foi.

LA BARONNE. – Non, vos fureurs ne sont point excusables : allez, vous êtes indigne de pardon.

M. TURCARET. – Je l’avoue.

LA BARONNE. – Fallait-il vous laisser si facilement prévenir contre une femme qui vous aime avec trop de tendresse ?

M. TURCARET. – Hélas ! non... Que je suis malheureux !

LA BARONNE. – Convenez que vous êtres un homme bien faible.

M. TURCARET. – Oui, madame.

LA BARONNE. – Une franche dupe.

 M. TURCARET. – J’en conviens. Ah ! Marine ! coquine de Marine ! Vous ne sauriez vous imaginer tous les mensonges que cette pendarde-là m’est venue conter... Elle m’a dit que vous et monsieur le chevalier vous me regardiez comme votre vache à lait ; et que si, aujourd’hui pour demain je vous avais tout donné, vous me feriez fermer votre porte au nez.  

LA BARONNE. – La malheureuse !

M. TURCARET. – Elle me l’a dit, c’est un fait constant[9], je n’invente rien, moi.

LA BARONNE. – Et vous avez eu la faiblesse de la croire un seul moment !

M. TURCARET. – Oui, madame, j’ai donné là-dedans comme un franc sot... Où diable avais-je l’esprit ?

LA BARONNE. – Vous repentez-vous de votre crédibilité ?

M. TURCARET, se jetant à genoux. – Si je m’en repens ! Je vous demande mille pardons de ma colère.

LA BARONNE, le relevant. – On[10] vous la pardonne. Levez-vous, monsieur. Vous auriez moins de jalousie si vous aviez moins d’amour, et l’excès de l’un fait oublier la violence de l’autre.

M. TURCARET. – Quelle bonté !... Il faut avouer que je suis un grand brutal !

LA BARONNE. – Mais, sérieusement, monsieur, croyez-vous qu’un cœur puisse balancer un instant entre vous et le chevalier ?

M. TURCARET. – Non, madame, je ne le crois pas ; mais je le crains.

LA BARONNE. – Qua faut-il pour dissiper vos craintes ?

M. TURCARET. – Éloigner d’ici cet homme-là ; consentez-y, madame ; j’en sais les moyens.

LA BARONNE. – Eh ! quels sont-ils ?

M. TURCARET. – Je lui donnerai une direction en province[11].

LA BARONNE. – Une direction !

M. TURCARET. – C’est ma manière d’écarter les incommodes... Ah ! combien de cousins, d’oncles et de maris j’ai faits directeurs en ma vie ! J’en ai envoyé jusqu’en Canada[12].

LA BARONNE. – Mais vous ne songez pas que mon cousin le chevalier est homme de condition[13], et que ces sortes d’emplois ne lui conviennent pas... Allez, sans vous mettre en peine de l’éloigner de Paris, je vous jure que c’est l’homme du monde qui doit vous causer le moins d’inquiétude.

M. TURCARET. – Ouf ! j’étouffe d’amour et de joie ; vous me dites cela d’une manière si naïve[14], que vous me persuadez... Adieu, mon adorable, mon tout, ma déesse... Allez, allez, je vais bien réparer la sottise que je viens de faire. Votre grande glace n’était pas tout à fait nette, au moins[15], et je trouvais vos porcelaines assez communes.

LA BARONNE. – Il est vrai.

M. TURCARET. – Je vais vous en chercher d’autres.

LA BARONNE. – Voilà ce que vous coûtent vos folies.

M. TURCARET. – Bagatelle !... Tout ce que j’ai cassé ne valait pas plus de trois cents pistoles. (Il veut s’en aller, la baronne l’arrête.)  

LA BARONNE. – Attendez, monsieur ; il faut que je vous fasse une prière auparavant.

M. TURCARET. – Une prière ! Oh ! donnez vos ordres !

LA BARONNE. – Faites avoir une commission[16], pour l’amour de moi, à ce pauvre Flamand, votre laquais. C’est un garçon pour qui j’ai pris de l’amitié.

M. TURCARET. – Je l’aurais déjà poussé, si je lui avais trouvé quelque disposition ; mais il a l’esprit trop bonasse ; cela ne vaut rien pour les affaires.

LA BARONNE. – Donnez-lui un emploi qui ne soit pas difficile à exercer.

M. TURCARET. – Il en aura un dès aujourd’hui ; cela vaut fait[17].

LA BARONNE. – Ce n’est pas tout ; je veux mettre après de vous Frontin, le laquais de mon cousin le chevalier, c’est aussi un très bon enfant.

M. TURCARET. – Je le prends, madame, te vous promets de faire commis au a premier jour[18]

Pistes de réflexion : Lesage et Molière

   On peut comparer cette scène et celle célèbre du Misanthrope (IV, 3) où l’on voit Célimène jouer le même rôle que la baronne au détriment d’Alceste, jaloux comme Turcaret. On peut se demander à quoi tiennent les différences entre les situations, les personnages, les comiques aussi ou les tons, et les réactions probables des spectateurs. En quoi, autrement dit, la scène de Turcaret révèle-telle l’évolution de la comédie en cette fin du Grand Siècle ?

 

[1] Ancêtre de nos chèques au porteur.

[2] Consentement.

[3] Curieux cousin...

[4] N’auriez-vous pas dû.

[5] Sur-le-champ.

[6] Locution proverbiale, usant du nom d’un Flamand, Jean de Weert, devenu maréchal de camp dans les armées autrichiennes et ridiculisé par sa capture à Paris au temps de Louis XIV.

[7] Tout de suite.

[8] Le diamant vient d’être restitué à la baronne et remplacé par le billet à ordre.

[9] Avéré.

[10] Emploi précieux ou mondain pour dire « je ».

[11] Un poste de directeur représentant la Compagnie des Fermiers Généraux, en province.

[12] Terre française, exploitée aussi par les « traitants ».

[13] Noble.

[14] Naturelle.

[15] Assurément.

[16] Emploi de commis.

[17] Est chose faite.

[18] Occasion.

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