« Connaître sert beaucoup pour inventer. » (Mme de Staël)

Domesticité et littérature

Dans la littérature...

   Le Lever de Fanchon (Lépicié)

   Comme dans la vie réelle (cf. Zamor, le page de Mme du Barry), on aime les « gens de couleur » : l’aventurière qui séduit et dévalise Gil Blas dans l’ouvrage éponyme de Lesage a « un petit maure qui lui portait la queue » [la traîne]. Le paysan perverti (ouvrage éponyme de Restif de la Bretonne) a une sœur, Ursule, devenue courtisane, qui engage un « petit Noir » en plus de ses deux laquais. Le neveu de Rameau (ouvrage éponyme de Diderot) corrompt en rêve une jeune bourgeoise qui a « deux grands laquais, un petit Nègre et le coureur en avant. » L'exotisme est à la mode.

   Les caractéristiques qui suivent sont classées par auteurs mais on aurait pu tout aussi bien les relever par notions, tant les domestiques, hommes et femmes, se ressemblent d’un auteur à l’autre, avec quelques nuances. Dans L’Œil du maître (Éditions Complexe, 2006), Claude Petitfrère (voir infra) donne les exemples suivants pour le 18e siècle :

Chez Marivaux

   Les domestiques s’adressent à leurs maîtres ou maîtresses en leur disant « vous » ou babillent avec effronterie comme Lisette dans Le Jeu de l’amour et du hasard. Hors de question dans la vie réelle ! L’emploi de la 3e personne est obligatoire ainsi qu’un ton feutré : surtout, ne jamais élever la voix !

   L’amour d’un serviteur dégrade celui qui en est l’objet. Silvia, dans la même pièce, refuse d’admettre son amour pour celui qu’elle prend pour un serviteur : « J’amuserai la passion de Bourguignon ! Le souvenir de tout ceci me fera bien rire un jour. » (Acte II, scène 9)

   Marivaux respecte les convenances sociales : après le chassé-croisé amoureux entre prétendues soubrettes et faux valets, on se reconnaît au dénouement.

Chez Rousseau

   Dans Les Confessions, il témoigne de son humiliation d’avoir dû porter la livrée de la comtesse de Vercellis mais elle ressemble à « un habit bourgeois », ce qui sauve les apparences. Par contre, son second maître, Gouvon, lui épargne l’humiliation de la livrée ainsi que de devoir monter derrière le carrosse, comme un laquais.

Chez Restif de la Bretonne

   Les maîtres n’éprouvent que mépris pour leurs serviteurs et servantes. On peut lire en effet dans Le Paysan perverti : « Le valet, ravalé au-dessous de la qualité d’homme, mis sur la même ligne que les chevaux et les chiens de son maître, endure les mépris, quelquefois les coups, toujours l’impertinence, et applaudissant lui-même à sa dégradation, voue son existence au faste et aux commodités d’un autre, dans l’espoir de survivre à son tyran et d’avoir part à ses tardifs et mal assurés bienfaits. » Le frère d’Edmond le perverti, Pierre le vertueux, déclare : « Une servante à la ville, un laquais à livrée, tous ceux-là qui font des choses basses ou qui en souffrent, ça répugne, Edmond, ça répugne ; perce que des gens de cœur ne se ravalent jamais jusqu’à ça. »

   Mais les domestiques sont peu scrupuleux et trahissent leurs maîtres. Dans Le Paysan perverti, la servante Jeanneton introduit Edmond déguisé auprès de sa maîtresse, à la place de son amant. Elle s’aperçoit de son erreur mais ses scrupules disparaissent lorsqu’Edmond lui donne « six francs, qui firent sur elle le même effet que les gâteaux emmiellés de l’Énéide sur le chien Cerbère. »

Chez Laclos

   Dans Les Liaisons dangereuses, Azolan joue un rôle d’entremetteur auprès de Mme de Tourvel. Valmont lui demande de l’espionner et lui ordonne de devenir l’amant de sa femme de chambre.

Chez Voltaire

   Relevons les amours ancillaires de Pangloss qui séduit la femme de chambre du château, « petite brune [...] très docile. »

Chez Beaumarchais

   Suzanne, pourtant fiancée à Figaro, est convoitée par le comte Almaviva. Droit de cuissage...

... et dans la vie réelle

L'Oeil du Maître (Claude Petitfrère)   On aurait tendance à oublier la gent domestique alors qu'elle représente une part non négligeable de la population urbaine au temps des Lumières : entre le vingtième et le dixième. Il est donc intéressant de se pencher sur la manière dont ces dames éclairées traitaient leur domesticité.

   C'est ce qu'a fait Claude Petitfrère dans son ouvrage L'Œil du Maître (Éditions Complexe, 2006).

Présentation de l'éditeur 

   « Ce livre est avant tout l'histoire d'un regard, celui que les maîtres de l'ancien temps portaient sur leurs domestiques. Regard riche et ambigu, nourri de la foi, des désirs, des fantasmes, des préjugés, des peurs de ceux qui le portent, autant de réalités matérielles. Regard que l'on surprend non seulement dans l'abondante littérature que les élites ont consacré à définir les normes de leurs rapports avec leurs serviteurs, mais dans de multiples témoignages épars : dispositions d'une loi, extraits de Mémoires, pages d'un livre de comptes, anecdote d'un roman, scènes de théâtre (Molière, Beaumarchais, Marivaux) aussi bien que dessin réaliste ou gravure licencieuse.

   Ce regard a ainsi une histoire qui ne saurait se satisfaire de l'image « à plat » d'un « bon vieux temps » sans âge. De l'époque du Roi Soleil à celle du dernier des Bourbons, on le voit évoluer au rythme lent (mais bousculé par la Révolution) des changements d'une société qui s'individualise, invente l'intimité et consacre l'argent au centre de la relation humaine.

   Le regard du maître façonne en grande partie le comportement et jusqu'à la conscience de soi du domestique. C'est pourquoi L'Œil du Maître, histoire d'une subjectivité, apporte aussi une importante contribution à la connaissance « objective » de la condition ancillaire en France du XVIIe au XIXe siècle. »

Extraits 

   « On rencontre deux types de maîtresses de maison : celle qui se moque de la bonne tenue de sa maison, ignorant même le nom de ses domestiques et celle qui gère parfaitement les questions d'intendance, estimant qu’il est du devoir d’une femme bien née de se soucier du sort de ceux qui dépendent d’elle : elle visite ses métayers et ses fermiers ; dans le même esprit, elle utilise un  poète à son service dans les fonctions de bibliothécaire, sinécure honorifique lui permettant de subsister, ainsi qu'une lointaine cousine, une parente pauvre que l’absence de dot condamnait à rester vieille fille, qui vit à ses crochets en servant de gouvernante et de préceptrice aux enfants, leur enseignant le français, la géographie, l'aquarelle, le clavecin et le maintien ; c'est une position subalterne au statut ambigu à mi-chemin de la famille et des serviteurs [...].  

Le Bain (Jollain)   La femme de chambre est une jeune camériste de vingt ans, vêtue à la mode et avec élégance, comme il sied à la femme de confiance d’une dame de qualité. Rompue à toutes les subtilités de la couture, de la coiffure, de la broderie, du blanchissage et du repassage de fin, elle sait également chanter, danser, toucher le clavecin et peut s’exprimer éventuellement en anglais. Elle possède de solides connaissances sur l’économie domestique et les arts culinaires. Elle est capable de faire la lecture à sa maîtresse, de la distraire en chantant, de l’habiller, de veiller à ce que la garde-robe et ses bijoux soient toujours en parfait état et, par conséquent elle sait diriger avec autorité et compétence tout un petit monde de chambrières, laveuses et repasseuses, voire traiter avec les marchandes à la toilette, les perruquiers, les modistes et les bijoutiers. Elle remplit le rôle de confidente, voire de complice dans les affaires de cœur car une femme ne saurait écrire clandestinement à son galant sans la complicité d’une servante. Les responsabilités sont donc lourdes et variées mais c'est une chance inestimable pour une jeune fille intelligente et ambitieuse qui sait se rendre indispensable et jouit ainsi d’une sécurité et d’un prestige enviables. Souvent, elle rêve de se constituer un pécule afin d’ouvrir sa propre boutique de modes et de couture. Dans le meilleur des cas, elle est entrée en service à l’âge de sept ans comme humble fille de cuisine et a gravi tous les échelons de la hiérarchie domestique. Quand Madame sort, elle attend son retour sur un tabouret dans l'antichambre, lui rapportant en la coiffant les derniers potins entendus aux cuisines où la conversation adopte un ton libre, sans irrévérence, car chacun se considère comme membre de la famille : on entre jeune à son service, on y consacre sa vie, on se sent chez soi dans cette maison au train princier où les serviteurs stylés ne passent pas leur temps à esquiver leurs responsabilités en s’en déchargeant sur quelqu’un d’autre, le cocher sur le laquais, l'intendante sur le majordome. [...]

  Les serviteurs constituaient très souvent de véritables dynasties et qui étaient très attachés à leurs maîtres (du moins dans les bonnes maisons) alors qu’aujourd’hui, service est devenu synonyme de servitude. Était-ce plus dégradant d’être maître d’hôtel, valet ou femme de chambre que d’offrir sa chemise à la reine ? Par ailleurs, ils restaient très souvent jusqu’à leur décès, même s’ils n’étaient plus capables d’accomplir leurs tâches [...] 

   Certes, tout n’était pas rose, et il y avait une hiérarchie à respecter parmi les gens de maison et on la respectait, sans honte ni orgueil mal placés. Le valet de pied avait la préséance sur la fille de service mais non pas sur le valet de chambre de « Monsieur » ou la camériste de « Madame ». En fait, chacun restait dans son rôle et n’empiétait pas sur celui de l’autre. Le bibliothécaire, par exemple, très au-dessus du laquais mais en-dessous de l'intendant, était considéré comme un domestique, au même titre que le précepteur ou la gouvernante ; mais il le portait pas la livrée, pouvait manger à la table des maîtres en certaines occasions et jouissait d'un certain respect et d'une indépendance appréciable ; salaire modeste mais logé, nourri, blanchi. »

La belle cuisinière (Boucher)   On apprend également le rôle important du maître d'hôtel : « Il a une fonction importante dans une grande maison car il gère les services de bouche et les personnes qui y sont attachées. Il s’occupe de l’approvisionnement et passe marché avec les fournisseurs : boulanger, boucher, charcutier (lard, saucisses, andouilles, saindoux), épicier (sucre, épices, bougies, flambeaux, huile) ; il doit être connaisseur en vins, légumes, entremets, fruits et confitures  pour en acheter et faire servir suivant les temps et les saisons. Il prend également soin du sel, du poivre, de la muscade, de la cannelle, du sucre, etc. qu’il distribue selon les besoins de la cuisine et de l’office. C’est aussi lui qui règle les services des différents repas. Il élabore ainsi un plan de table pour visualiser à l’avance l’emplacement des mets (service à la française) : la forme, la taille et le contenu des plats étant alors pris en considération pour l’harmonie de la table. Au commencement du repas, il place sur son épaule une serviette pliée en long, signe particulier de son office. Il dispose lui-même d’un valet et fait partie de l’aristocratie gastronomique. Il a le droit de porter l’épée, signe distinctif de la noblesse. »  

Downton Abbey   De nos jours, l’Angleterre conserve encore quelques spécimens de cette race en voie de disparition, comme en témoigne le remarquable téléfilm Downton Abbey. On y apprend (entre autres) qu'ils sont aussi fiers que leurs maîtres, sinon plus. Il en était de même au 18e comme au 17e siècle comme le démontre cette ancedote rapportée par Mme de Sévigné dans une de ses Lettres :

   « L’archevêque de Reims revenait hier fort vite de Saint-Germain, c’était un tourbillon : il croit bien être grand seigneur, mais ses gens le croient encore plus que lui. Ils passaient au travers de Nanterre : tra, tra, tra. Ils rencontrent un homme à cheval, gare, gare ! ce pauvre homme veut se ranger, son cheval ne veut pas ; et enfin le carrosses et les six chevaux renversent cul par-dessus tête le pauvre homme et son cheval, et passent par-dessus, et si bien par-dessus, que le carrosse en fut versé et renversé : en même temps l’homme et le cheval, au lieu de s’amuser à être roués et estropiés, se relèvent miraculeusement, remontent l’un sur l’autre, et s’enfuient et courent encore, pendant que les laquais de l’archevêque et le cocher, et l’archevêque même, se mettent à crier : Arrête, arrête ce coquin, qu’on lui donne cent coups ! » 

Remarque

   Au cours du 18e siècle, on invente le « dîner à la clochette » (les domestiques ne sont requis que lorsqu’on a besoin d’eux) et on utilise de plus en plus quotidiennement cette clochette qui préserve l’intimité, tenant ainsi à distance une domesticité toujours trop curieuses. Certains serviteurs, n’étant plus obligés de rester à portée de voix, l’apprécient ; d’autres, perdant ainsi une part de leurs prérogatives (servir, surtout dans une grande maison n’a rien de méprisable) sont vexés.

Remarques

   En France, au 18e siècle, on compte plus d’un million de domestiques (hommes et femmes).

   Ils sont deux, trois ou quatre par foyer moyen de petits nobles, de bourgeois, de riches paysans, nourris, logés, chaussés (un luxe dans les campagnes), chapeautés (noblesse des pauvres), habillés, blanchis mais ne possédant aucun bien. Une classe oubliée car il n’existe entre eux aucune structure de solidarité. Ils sont condamnés à l’obéissance et à la solitude. Certains deviennent les familiers de leurs maîtres, au courant de leurs secrets les plus intimes. Leur gages, convenus verbalement, varient en fonction de la fortune de leur employeur mais restent aléatoires.

   La loi n’interdit pas à un domestique de quitter sa place, mais elle permet aussi à son maître de le renvoyer quand il lui plaît et un domestique sas emploi est suspect, s’il ne possède pas un livret couvert de certificats de bonne conduite. Certains s’accrochent à la famille dont ils dépendent et finissent leurs jours dans un semblant de sécurité familiale, bénéficiant tout au plus du nécessaire (un luxe !) et jamais du superflu.     

   On peut se demander ce que sont devenus les 800 domestiques des Rohan-Guéménée après leur faillite retentissante (due en partie aux dettes contractées par Mme de Guéménée, alors favorite de la reine)...

   Après la prise de la Bastille, les nobles émigrent : deux cent mille passeports sont délivrés entre le 14 juillet et le 10 septembre 1789. Il n’y a plus d’emploi pour ceux qui les servaient, fabriquaient vêtements, bijoux et meubles de prix. Sans parler des cordonniers, des perruquiers et des centaines de domestiques sans maître.

   Sources : Claude Manceron, Les Hommes de la liberté, tome IV (Laffont, 1979)

Ouvrages sur les relations entre maîtres et serviteurs

    Dès la fin du 17e siècle, les traités pédagogiques sur les relations entre maîtres et serviteurs se multiplient. En voici quelques-uns :

  • Règlement donné par une dame de haute qualité à M… sa petite-fille pour sa conduite, et pour celle de sa maison, par la duchesse de Liancourt (édité en 1698),
  • Les Devoirs des maîtres et des domestiques (Claude Fleury, 1688),
  • La Maison réglée ou l’art de de diriger la maison d’un grand seigneur et autre (Audiger, 1692). 

   Ces deux derniers sont rédigés par d’anciens domestiques au sens large, de très haut rang. 

   Trois ouvrages paraissent au début du 18e siècle :

  • Les Devoirs de la vie domestique par un père de famille (Bénigne Lordelot, anonymat, 1706),
  • Instruction d’un père à sa fille tirée de l’Écriture Sainte (Dupuy de la Chapelle, 1707),
  • Devoirs généraux des domestiques de l’un et de l’autre sexe, envers Dieu, et leurs maîtres et maîtresses (anonyme, 1713).

 

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Date de dernière mise à jour : 11/03/2022