« Connaître sert beaucoup pour inventer. » (Mme de Staël)

Ecriture révolutionnaire (R. Barthes)


Madame Guillotine   Dans son Introduction au Degré zéro de l’écriture, Roland Barthes écrit : « On verra par exemple que l’unité idéologique de la bourgeoisie a produit une écriture unique, et qu’aux temps bourgeois (c’est-à-dire classiques et romantiques), le forme ne pouvait être déchirée puisque la conscience ne l’était pas. »

   Selon Barthes, l’écrivain a cessé d’être « témoin » de l’universel pour devenir une conscience malheureuse vers 1850. »

   Il poursuit : « L’art classique ne pouvait se sentir comme un langage, il était langage, c’est-à-dire transparence, circulation sans dépôt, concours idéal d’un Esprit universel et d’un signe décoratif sans épaisseur et sans responsabilité ; la clôture de ce langage était sociale et non de nature. On sait que vers la fin du 18e siècle, cette transparence vient à se troubler ; la forme littéraire développe un pouvoir second, indépendant de son économie et de son euphémie ; elle fascine, elle dépayse, elle enchante, elle a un poids ; on ne sent plus la Littérature comme un mode de circulation socialement privilégié, mais comme un langage consistant, profond, plein de secrets, donné à la fois comme rêve et comme menace. »

   Dans le chapitre titré « Écritures politiques », il insiste : « On verra plus loin que l’écriture classique manifestait cérémonialement l’implantation de l’écrivain dans une société politique particulière et que, parler comme Vaugelas, ce fut, d’abord, se rattacher à l’exercice du pouvoir. Si la Révolution n’a pas modifié les normes de cette écriture, parce que le personnel pensant restait somme toute le même et passait seulement du pouvoir intellectuel au pouvoir politique, les conditions exceptionnelles de la lutte ont pourtant produit, au sein même de la grande Forme classique, une écriture proprement révolutionnaire, non par sa structure, plus académique que jamais, mais par sa clôture et son double, l’exercice du langage étant alors lié, comme jamais encore dans l’Histoire, au Sang répandu. Les révolutionnaires n’avaient aucune raison de vouloir modifier l’écriture classique, ils ne pensaient nullement mettre en cause la nature de l’homme, encore moins son langage, et un « instrument » hérité de Voltaire, de Rousseau ou de Vauvenargues, ne pouvait leur paraître compromis. C’est la singularité des situations historiques qui a formé l’identité de l’écriture révolutionnaire. Baudelaire a parlé quelque part de « la vérité emphatique du geste dans les grandes circonstances de la vie ».  La Révolution fut par excellence l’une de ces grandes circonstances où la vérité, par le sang qu’elle coûte, devient si lourde qu’elle requiert, pour s’exprimer, les formes mêmes de l’amplification théâtrale. L’écriture révolutionnaire fut ce geste emphatique qui pouvait seul continuer l’échafaud quotidien. Ce qui paraît aujourd’hui de l’enflure, n’était alors que la taille de la réalité. Cette écriture, qui a tous les signes de l’inflation, fut une écriture exacte : jamais langage ne fut plus invraisemblable et moins imposteur. Cette emphase n’était pas seulement la forme moulée sur le drame ; elle en était aussi la conscience. Sans ce drapé extravagant, propre à tous les grands révolutionnaires, qui permettait au girondin Guadet, arrêté à Saint-Emilion, de déclarer sans ridicule parce qu’il allait mourir : Oui, je suis Guadet. Bourreau fais ton office. Va porter ma tête aux tyrans de la patrie. Elle les a toujours fait pâlir : abattue, elle les fera pâlir encore davantage », la Révolution n’aurait pu être cet événement mythique qui a fécondé l’Histoire et toute idée future de la Révolution. L’écriture révolutionnaire fut comme l’entéléchie de la légende révolutionnaire : elle intimidait et imposait une consécration civique du Sang. »

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