« Connaître sert beaucoup pour inventer. » (Mme de Staël)

Préciosité selon Sainte-Beuve

Origine de la préciosité au 17e siècle selon Sainte-Beuve

   Dans ses Portraits de femmes, Sainte-Beuve introduit ainsi le chapitre consacré à Mme de Sévigné :  

« Les critiques, et particulièrement les étrangers, qui, dans ces derniers temps, ont jugé avec le plus de sévérité nos deux siècles littéraires, se sont accordés à reconnaître que ce qui y dominait, ce qui s’y réfléchissait en mille façons, ce qui leur donnait le plus d’éclat et d’ornement, c’était l’esprit de conversation et de société, l’entente du monde et des hommes, l’intelligence vive et déliée des convenances et des ridicules, l’ingénieuse délicatesse des sentiments, la grâce, le piquant, la politesse achevée du langage. Et en effet […] c’est là, jusqu’en 1789 environs le caractère distinctif, le trait marquant de la littérature française entre les autres littératures d’Europe […]

   Au commencement du dix-septième siècle, notre civilisation, et partant notre langue et notre littérature, n’avaient rien de mûr ni d’assuré. L’Europe, au sortir des troubles religieux et à travers les phases de la guerre de Trente ans, enfantait laborieusement un ordre politique nouveau ; la France à l’intérieur épuisait son reste de discordes civiles. A la cour, quelques salons, quelques ruelles de beau-esprits étaient déjà de mode ; mais rien n’y germait encore de grand et d’original, et l’on y vivait à satiété sur les romans espagnols, sur les romans et les pastorales d’Italie. Ce ne fut qu’après Richelieu, après la Fronde, sous la reine-mère et Mazarin, que tout d’un coup, du milieu des fêtes de Saint-Mandé et de Vaux [1] (1), des salons de l’hôtel de Rambouillet ou des antichambres du jeune roi, sortirent, comme par miracle, trois esprits excellents trois génies diversement doués […], Molière, Lafontaine et Mme de Sévigné […].

   On a beaucoup flétri les excès de la Régence ; mais avant la régence de Philippe d’Orléans, il y en eut une autre, non moins dissolue, non moins licencieuse, et plus atroce encore par la cruauté qui s’y mêlait ; espèce de transition hideuse entre les débordements de Henri III et ceux de Louis XV. Les mauvaises mœurs de la Ligue, qui avaient couvé sous Henri IV et Richelieu, se réveillèrent, n’étant plus comprimées. La débauche alors était tout aussi monstrueuse qu’elle avait été au temps des mignons, ou qu’elle fut plus tard au temps des roués ; mais ce qui rapproche cette époque du seizième siècle et la distingue du dix-huitième, c’est surtout l’assassinat, l’empoisonnement, ces habitudes italiennes dues aux Médicis ; c’est la fureur insensée des duels, héritage des guerres civiles. Telle apparaît au lecteur la régence d’Anne d’Autriche[2], tel est le front ténébreux et sanglant de la Fronde, qu’on est convenu d’appeler une plaisanterie à main armée. La conduite des femmes d’alors, les plus distinguées par leur naissance, leur beauté et leur esprit, semble fabuleuse, et l’on aurait besoin de croire que les historiens les ont calomniées. Mais, comme un excès en amène toujours son contraire, le petit nombre de celles qui échappèrent à la corruption se jetèrent dans la métaphysique sentimentale et se firent précieuses ; de là l’hôtel de Rambouillet[3]… »

Sources : Portraits de femmes, Sainte-Beuve, texte de mai 1820.  

 


[1] Les deux châteaux de Fouquet.

[2] De 1643 (mort de Louis XIII) à 1661 (mort de Mazarin). Louis XIV annonça alors son intention de gouverner en maître.

[3] Il a tout son éclat au début de la Régence (1643-1648).

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