« Connaître sert beaucoup pour inventer. » (Mme de Staël)

Contre les romans précieux

Le Roman bourgeois (Furetière, 1666) ou l'antiroman

Le Roman bourgeois (Furetière)   Dans cet ouvrage, Furetière dénonce les conventions du genre romanesque dans le récit des amours de la fille d’un procureur, Javotte. Cette dénonciation est lisible dans le titre : pour les lecteurs du 17e siècle, « bourgeois » et « roman » (celui-ci renvoyant à l’univers aristocratique des romans baroques ou même à ceux de Mme de La Fayette) sont contradictoires.

   La critique est radicale et la satire des milieux bourgeois, mesquins et ridicules, sans concession.  Javotte, qui brûle de copier les modes à l’honneur dans les cercles précieux, est corrompue par la lecture de L’Astrée : le Céladon qui la courtise finit par l’enlever (il suffit pour cela d’enjamber le mur d’un potager) du couvent où ses parent l’ont enfermée. Quant aux quiproquos résultant de l’utilisation (en particulier par Nicodème, le premier prétendant de Javotte) de la rhétorique amoureuse traditionnelle face à un destinataire incapable de décoder son discours, ils provoquent des effets comiques, déjà exploités par Sorel (Histoire comique de Francion) ou par Cyrano (Le Pédant joué).   

   Furetière ne se contente pas de démystifier le langage et les motifs des romans précieux en les transposant dans un univers prosaïque et bourgeois. Il détruit systématiquement l’illusion romanesque, que ce soit en proposant plusieurs versions de la même page (cf. l’incipit du roman) ou en avouant avec désinvolture son ignorance quant au destin des personnages. La voix narrative omniprésente signale les poncifs pour mieux les tourner en dérision. Ainsi, au lieu de narrer le conflit entre l’amour et honneur de l’héroïne, l’auteur propose de laisser quelques pages blanches afin que le lecteur recopie dans un roman la version du débat qui lui plaît le plus !

   L’insuccès de ce roman déconcertant, véritable antiroman, est total, même si le public du 17e siècle se plaît à reconnaître dans quelques portraits satiriques (comme celui de la précieuse Polymathie) des personnages en vue (ici Mlle de Scudéry). L’ouvrage est redécouvert au siècle suivant (cinq éditions entre 1700 et 1715). La remise en question du romanesque présente des analogies avec certains ouvrages de Diderot, dont Jacques le Fataliste.

Le Roman comique (Scarron) : une parodie du roman précieux

Le Roman comique (Scarron)   Comme Furetière dans son Roman bourgeois mais avant lui, Scarron, dans son Roman comique (1651-1657), affiche une intention parodique déjà perceptible dans le titre. Il se livre à un pastiche du langage précieux des romans baroques.

   Les pérégrinations d’une troupe de comédiens se produisant en province, les silhouettes à la Jacques Callot de certains personnages (le nain Ragotin, avocat ridicule amoureux de Mlle de l’Etoile et souffre-douleur de la troupe) servent un projet bien moins réaliste que comique. Mais la caricature est dépourvue ici des implications idéologiques qu’elle avait dans les histoires comiques de la génération précédente (le Francion de Sorel). Les nombreuses empoignades (comme celle qui met aux prises les comédiens et les clients d’un tripot au chapitre 3) rythment cette épopée burlesque. Les interventions de l’auteur (« Chapitre 5, qui ne contient pas grand-chose ») introduisent, mais de manière moins radicale et systématique, une distanciation par rapport aux conventions de l’écriture romanesque. Il écrit du reste : "Je fais dans mon Livre comme ceux qui mettent la bride sur le col de leurs chevaux et les laissent aller sur leur bonne foi."

   Le Roman comique ne répudie pas totalement le roman traditionnel. Parmi les comédiens se cachent, sous des noms supposés qui soulignent leur appartenance à un univers héroïque (Le Destin et Mlle de l’Etoile) deux jeunes gens de bonne famille amoureux l’un de l’autre. Leur histoire (racontée aux chapitres 13 et 15 de la première partie), qui délaisse la petite ville du Mans pour un cadre plus prestigieux (Rome) est fertile en péripéties et rebondissements. On devine que Le Destin est le fils d’un seigneur écossais, échangé contre un fils de paysan par des parents nourriciers intéressés ; Mlle de l’Etoile est enlevée, perdue et retrouvée. Les histoires espagnoles imitées de Maria de Zayas et de Solorzano sont une autre concession au romanesque.

   Le succès du Roman comique, inachevé, est durable : on imaginera différentes suites au 17e et au 18e siècle.

 Voici un extrait où Scarron parodie clairement le style emphatique de L'Astrée :

   "Le soleil avait achevé la moitié de sa course, et son char, ayant attrapé le penchant du monde, roulait plus vite qu'il ne voulait. Si ses chevaux eussent voulu profiter de la pente du chemin, ils eussent achevé ce qui restait du jour en moins d'un demi-quart d'heure. [...] Pour parler plus humainement et plus intelligiblement, il était entre cinq et six quand une charrette entra dans les halles du Mans."

   Scarron parodie également le genre épique dans Le Virgile travesti.      

Digressions romanesques

   Notons en premier lieu qu’elles sont fréquentes dans la correspondance. Mme de Sévigné en est coutumière, s’écartant volontiers du sujet de sa lettre pour se lancer dans un récit accessoire qu’elle conclut ainsi dans une lettre à Mme de Grignan : « Voilà une belle digression. »

   La littérature narrative a largement recours au principe de la digression, ce que regrette Furetière dans son Dictionnaire universel (1690) : « Il n’y a rien de plus ennuyeux qu’un conte plein de grandes digressions […]. On pardonne les digressions quand elles sont courtes et à propos. » Dans Le Roman bourgeois (1666), il se sert de la digression comme remise en cause parodique du genre romanesque dans sa forme héroïque et galante : « Pour vous consoler de cette digression, imaginez-vous, si vous voulez, qu’il arrive ici comme dans tous les romans : que Javotte est embarquée ; qu’il vient une tempête sur les bords étrangers… ».

   Le reproche traditionnel adressé à la digression est de retarder le déroulement de l’action et de perdre le lecteur. Vauvenargues rappelle ce risque dans Réflexions et Maximes : « Les digressions trop longues ou trop fréquentes rompent l’unité du sujet et lassent les lecteurs sensés, qui ne veulent pas qu’on les détourne de l’objet principal. »

   Mais à partir du 18e siècle, notamment après 1715, la structure digressive deviendra une recette narrative acceptée, le modèle en étant Tom Jones de Fielding, qui cherche à se démarquer des récits littéraires ou épistolaires de Richardson.

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Roman et nouvelle : témoignages du 17e siècle sur la nouvelle

* Sur la nouvelle espagnole, Scarron s’exprime ainsi dans Le Roman comique en 1657 :

   « Les Espagnols avaient le secret de faire de petites histoires qu’ils appellent nouvelles qui sont bien plus à notre usage et plus selon la portée de l’humanité que des héros imaginaires de l’Antiquité, qui sont quelquefois incommodes à force d’être trop honnêtes gens... Si l’on faisait des nouvelles en français aussi bien faites que quelques-unes de celles de Michel de Cervantès, elles auraient cours autant que les romans historiques. »

   Scarron apprécie donc la proximité des personnages de notre vie quotidienne.  

* Sur la différence entre le roman et la nouvelle, voici le point de vue de Segrais dans Les Nouvelles françaises (1656) :

  « Qu’au reste il me semble que c’est la différence qu’il y a entre le roman et la nouvelle, que le roman écrit les choses comme la bienséance le veut à la manière du poète, mais que la nouvelle doit un peu davantage tenir de l’histoire et s’attacher plutôt à donner les images des choses comme d’ordinaire nous les voyons arriver que comme notre imagination se les figure. »  

   Segrais, en quelque sorte, se veut un réaliste avant l’heure.  

* Sur le goût du vrai, Sorel écrit dans La Bibliothèque française (1664) : « Beaucoup de gens se plaisent davantage au récit naturel des aventures modernes, comme on en met dans les histoires qu’on veut faire passer pour vraies non pas seulement vraisemblables. »  

   Il rejoint le point de vue des précédents.

* A propos des nouvelles, Sorel écrit également dans De la connaissance des bons livres (1671) :

   Il faut que nous considérions encore que depuis quelques années les trop longs romans nous ayant ennuyés, afin de soulager l’impatience des personnes du siècle, on a composé plusieurs petites histoires détachées qu’on a appelées des « Nouvelles » ou des « Historiettes ». Le dessein en est assez agréable, on n’y a pas tant de peine à comprendre et à retenir une longue suite d’aventures mêlées ensemble. » 

   Brièveté et simplicité, donc.

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Date de dernière mise à jour : 23/02/2020