« Connaître sert beaucoup pour inventer. » (Mme de Staël)

Peau d'Âne (questions pour un commentaire)

« Peau d'Âne » (Contes en vers, Perrault, 1694)

Catherine Deneuve dans le film Peau d 'Âne (J. Demy)

   La fin du siècle voit le retour en force du romanesque, de l’imaginaire et une étonnante mode, celle des « contes de fées. » De nombreuses femmes s’y essaient comme Mme d’Aulnoy (Contes nouveaux ou les fées à la mode, 1698) ou Mme de Beaumont plus tardivement (Le Magasin des enfants). Mais ce sont les contes de Perrault qui ont le plus vif succès. Nous retiendrons ici « Peau d’Âne » et son héroïne mythique, incarnée à l’écran par Catherine Deneuve, un conte incontestablement ambigu qui justifierait à lui seul l’ouvrage Psychanalyse des Contes de fées (Bruno Bettelheim, 1976). Après ses Contes en vers, Perrault s’attelle à ses Histoires ou Contes du temps passé (1697), ces Contes de ma mère l’Oye, comme dit le frontispice, en prose cette fois, qui lui valent de passer à la postérité.   

   Dans un royaume de féerie, un souverain vivait heureux entre son épouse bien-aimée et un âne miraculeux qui « ne faisait jamais d’ordure » autre que de l’or. Mais la reine mourut, et le veuf tourna les yeux vers sa propre fille, plus belle encor que la défunte. Elle n’eut d’autre ressource que de s’enfuit, cachée sous la peau de l’âne écorché. L’amour et le bonheur seront au rendez-vous.

Extrait

« ... Arrivée à sa dernière heure

Elle dit au Roi son Époux :

« Trouvez bon qu’avant que je meure

J’exige une chose de vous ;

C’est que s’il vous prenait envie

De vous remarier quand je n’y serai plus…

- Ah ! dit le Roi, ces soins sont superflus,

Je n’y songerai de ma vie,

Soyez en repos là-dessus.

- Je le crois bien, reprit la Reine,

Si j’en prends à témoin votre amour véhément ;

Mais pour m’en rendre plus certaine,

Je veux avoir votre serment,

Adouci toutefois par ce tempérament

Que si vous rencontrez une femme plus belle,

Mieux faite et plus sage que moi,

Vous pourrez franchement lui donner votre foi

Et vous marier avec elle. »

Sa confiance en ses attraits

Lui faisait regarder une telle promesse

Comme un serment, surpris avec adresse,

De ne se marier jamais.

Le Prince jura donc, les yeux baignés de larmes,

Tout ce que la Reine voulut ;

La Reine entre ses bras mourut,

Et jamais un Mari ne fit tant de vacarmes.

À l’ouïr sangloter et les nuits et les jours,

On jugea que son deuil ne lui durerait guère,

Et qu’il pleurait ses défuntes Amours

Comme un homme pressé qui veut sortir d’affaire.

 *

On ne se trompa point. Au bout de quelques mois

Il voulut procéder à faire un nouveau choix ;

Mais ce n’était pas chose aisée,

Il fallait garder son serment

Et que la nouvelle Épousée

Eût plus d’attraits et d’agrément

Que celle qu’on venait de mettre au monument.

 *

Ni la Cour en beautés fertile,

Ni la Campagne, ni la Ville,

Ni les Royaumes d’alentour

Dont on alla faire le tour,

N’en purent fournir une telle ;

L’Infante seule était plus belle

Et possédait certains tendres appas

Le Roi le remarqua lui-même

Et brûlant d’un amour extrême,

Alla follement s’aviser

Que par cette raison il devait l’épouser.

Il trouva même un Casuiste

Qui jugea que le cas se pouvait proposer.

Mais la jeune Princesse triste

D’ouïr parler d’un tel amour,

Se lamentait et pleurait nuit et jour

 *

De mille chagrins l’âme pleine,

Elle alla trouver sa Marraine,

Loin, dans une grotte à l’écart

De Nacre et de Corail richement étoffée.

C’était une admirable Fée

Qui n’eut jamais de pareille en son Art.

Il n’est pas besoin qu’on vous die

Ce qu’était une Fée en ces bienheureux temps ;

Car je suis sûr que votre Mie (1)

Vous l’aura dit dès vos plus jeunes ans.

 *

« Je sais, dit-elle, en voyant la Princesse,

Ce qui vous fait venir ici,

Je sais de votre cœur la profonde tristesse ;

Mais avec moi n’ayez plus de souci.

Il n’est rien qui vous puisse nuire

Pourvu qu’à mes conseils vous vous laissiez conduire.

Votre Père, il est vrai, voudrait vous épouser ;

Écouter sa folle demande

Serait une faute bien grande,

Mais sans le contredire on le peut refuser.

 *

Dites-lui qu’il faut qu’il vous donne

Pour rendre vos désirs contents,

Avant qu’à son amour votre cœur s’abandonne,

Une Robe qui soit de la couleur du Temps ;

Malgré tout son pouvoir et toute sa richesse,

Quoique le Ciel en tout favorise ses vœux,

Il ne pourra jamais accomplir sa promesse. »

 

Aussitôt la jeune Princesse

L’alla dire en tremblant à son Père amoureux

Qui dans le moment fit entendre

Aux Tailleurs les plus importants

Que s’ils ne lui faisaient, sans trop le faire attendre,

Une Robe qui fût de la couleur du Temps,

Ils pouvaient s’assurer qu’il les ferait tous pendre.

Le second jour ne luisait pas encor

Qu’on apporta la Robe désirée ;

Le plus beau bleu de l’Empyrée

N’est pas, lorsqu’il est ceint de gros nuage d’or

D’une couleur plus azurée.

De joie et de douleur l’Infante pénétrée

Ne sait que dire ni comment

Se dérober à son engagement.

« Princesse, demandez-en une,

Lui dit sa Marraine tout bas,

Qui plus brillante et moins commune,

Soit de la couleur de la Lune.

Il ne vous la donnera pas. »

À peine la Princesse en eut fait la demande

Que le Roi dit à son Brodeur :

« Que l’astre de la Nuit n’ait pas plus de splendeur

Et que dans quatre jours sans faute on me la rende. »

 *

Le riche habillement fut fait au jour marqué,

Tel que le Roi s’en était expliqué.

Dans les Cieux où la Nuit a déployé ses voiles,

La Lune est moins pompeuse en sa robe d’argent

Lors même qu’au milieu de son cours diligent

Sa plus vive clarté fait pâlir les étoiles.

La Princesse admirant ce merveilleux habit,

Était à consentir presque délibérée ;

Mais par sa Marraine inspirée,

Au Prince amoureux elle dit :

« Je ne saurais être contente

Que je n’aie une Robe encore plus brillante

Et de la couleur du Soleil. »

Le Prince qui l’aimait d’un amour sans pareil,

Fit venir aussitôt un riche Lapidaire

Et lui commanda de la faire

D’un superbe tissu d’or et de diamants,

Disant que s’il manquait à le bien satisfaire,

Il le ferait mourir au milieu des tourments.

Le Prince fut exempt de s’en donner la peine,

Car l’ouvrier industrieux,

Avant la fin de la semaine,

Fit apporter l’ouvrage précieux,

Si beau, si vif, si radieux,

Que le blond Amant de Clymène (2)

Lorsque sur la voûte des Cieux

Dans son char d’or il se promène,

D’un plus brillant éclat n’éblouit pas les yeux.

 *

L’Infante que ces dons achèvent de confondre,

À son Père, à son Roi ne sait plus que répondre.

Sa Marraine aussitôt la prenant par la main :

« Il ne faut pas, lui dit-elle à l’oreille,

Demeurer en si beau chemin ;

Est-ce une si grande merveille

Que tous ces dons que vous en recevez,

Tant qu’il aura l’âne que vous savez,

Qui d’écus d’or sans cesse emplit sa bourse ?

Demandez-lui la peau de ce rare Animal.

Comme il est toute sa ressource,

Vous ne l’obtiendrez pas, ou je raisonne mal. »

 *

Cette Fée était bien savante,

Et cependant elle ignorait encor

Que l’amour violent pourvu qu’on le contente,

Compte pour rien l’argent et l’or ;

La peau fut galamment aussitôt accordée

Que l’Infante l’eut demandée.

 *

Cette Peau quand on l’apporta

Terriblement l’épouvanta

Et la fit de son sort amèrement se plaindre.

Sa Marraine survint et lui représenta

Que quand on fait le bien on ne doit jamais craindre :

Qu’il faut laisser penser au Roi

Qu’elle est tout à fait disposée

À subir avec lui la conjugale Loi,

Mais qu’au même moment, seule et bien déguisée,

Il faut qu’elle s’en aille en quelque État lointain

Pour éviter un mal si proche et si certain.

 *

« Voici, poursuivit-elle, une grande cassette

Où nous mettrons tous vos habits,

Votre miroir votre toilette,

Vos diamants et vos rubis.

Je vous donne encor ma Baguette ;

En la tenant en votre main,

La cassette suivra votre même chemin

Toujours sous la Terre cachée ;

Et lorsque vous voudrez l’ouvrir,

À peine mon bâton la Terre aura touchée

Qu’aussitôt à vos yeux elle viendra s’offrir.

Pour vous rendre méconnaissable,

La dépouille de l’âne est un masque admirable.

Cachez-vous bien dans cette peau,

On ne croira jamais, tant elle est effroyable,

Qu’elle renferme rien de beau. »

 *

La Princesse ainsi travestie

De chez la sage Fée à peine fut sortie,

Pendant la fraîcheur du matin,

Que le Prince qui pour la Fête

De son heureux Hymen s’apprête,

Apprend tout effrayé son funeste destin.

Il n’est point de maison, de chemin, d’avenue,

Qu’on ne parcoure promptement ;

Mais on s’agite vainement,

On ne peut deviner ce qu’elle est devenue.

 *

Partout se répandit un triste et noir chagrin ;

Plus de Noces, plus de Festin,

Plus de Tarte, plus de Dragées ;

Les Dames de la Cour toutes découragées,

N’en dînèrent point la plupart ;

Mais du Curé surtout la tristesse fut grande,

Car il en déjeuna fort tard,

Et qui pis est n’eut point d’offrande... »

_ _ _

Notes

(1) « Vieux mot. Les enfants appellent encor leur gouvernante leur mie. » (Dictionnaire de Furetière) ; voir « m’amie ».

(2) Apollon, qui rendit Clymène mère de Phaéton.

   Pour le commentaire

   1) La tradition populaire

   Relever dans les thèmes et propos ce qui appartient à la naïveté du conte folklorique.

   2) La conteur mondain

   Quelles remarques au contraire ne peuvent que s’adresser à des adules cultivés ? Qu’est-ce qu’indique le choix du vers (vers libre) quant aux intentions de l’auteur ?

   3) Humour et ironie

   Quelle semble être l’attitude de Perrault vis-à-vis du merveilleux (notamment en ce qui concerne le personnage de la fée) ?

   4) La duplicité du conte

   Quelle peut être la leçon d’une pareille histoire pour des enfants ? Pour des adultes ?

   5) Au-delà du texte

  •    Du conte au film : on peut comparer le texte de Perrault à l’adaptation cinématographique de Jacques Demy (Peau d’Âne, 1970) : fidélité ou trahison ?
  • Psychanalyse des contes : Proche du monde des fantasmes, le conte de fées serait une réponse imaginaire et salutaire à un conflit réel ; donnant forme et présence aux tensions et pulsions inconscientes (du « ça »), que par là il exorciserait, il permettrait une jouissance fantasmatique de la transgression ; mais il suggèrerait aussi des solutions en accord avec la personnalité consciente et sociale (le « surmoi »), tout conte étant récit d’une métamorphose, d’une initiation du héros ou de l’héroïne qui parviendrait, à travers obstacles et dangers, à la vie adulte et responsable. Schéma psychanalytique d’un scénario œdipien ici...
  • Remarque : lire aussi Morphologie du conte (Vladimir Propp, 1928) d’où provient le fameux « schéma quinaire ».

 

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Date de dernière mise à jour : 23/02/2020