« Connaître sert beaucoup pour inventer. » (Mme de Staël)

Élisabeth de France et Dom Carlos (Saint-Réal)

Amours tragiques

Elisabeth de France (Clouet)   Classé aujourd’hui parmi les écrivains mineurs, Saint-Réal eut pourtant de nombreux lecteurs et admirateur en son temps : Mme de La Fayette le feuilletait et le méditait lorsqu’elle écrivait La Princesse de Clèves. Il s’illustra notamment par une nouvelle historique, Dom Carlos (publié en 1672). Notons que Stendhal le prit pour maître et qu’il lui emprunta, pour la faire sienne, l’idée du roman-miroir, « que l’on promène au long des chemins. »

   La nouvelle évoque le destin tragique du fils unique du roi d’Espagne Philippe II et de jeune belle-mère, Elisabeth de France. Fiancés l’un à l’autre par la politique, l’Infant et la princesse ont commencé à s’aimer sans même se connaître mais leurs rêves sont détruits par le roi d’Espagne qui, devenu veuf, décide brusquement de se remarier avec celle qu’il destinait à son fils. Épiés par la cour, par leurs ennemis personnels et politiques, la nouvelle reine et Dom Carlos, qui continuent à s’aimer, attirent sur eux la colère de Philippe II.

   Il suffit que l’infant commette la maladresse de prêter son appui aux révoltés du Pays-Bas pour que le roi juge bon de le faire périr. Emprisonné dans ses appartements, il est contraint par son père à se suicider. Quant à la reine, elle doit boire, sur l’invitation de son époux, une médecine mortelle.

   Dans le passage suivant, l’infant, au désespoir, va accueillir la jeune Elisabeth, qu’un mariage par procuration a faite reine d’Espagne. Quelques détails suffisent à l’auteur pout donner tout son sens à la rencontre du couple.

Extrait 1

   « ... Aux premières nouvelles de l’approche du Prince, des sentiments si opposés s’élevèrent dans l’âme de la Reine et l’agitèrent avec tant de violence qu’elle tomba évanouie entre les bras de ses femmes, et ne revint que lorsque Dom Carlos était prêt à l’aborder. Après les premières civilités, ces deux illustres personnes occupées à se considérer l’une l’autre, cessèrent de parler ; et le reste de la compagnie se taisant par respect, il se fit, durant quelque temps, un silence assez extraordinaire dans cette occasion. Dom Carlos n’était pas régulièrement bien fait : mais, outre qu’il avait le teint admirable, et la plus belle tête du monde, il avait les yeux si pleins de feu et d’esprit, et l’air si animé, qu’on ne pouvait pas dire qu’il fût désagréable. D’abord il fut ébloui par la beauté de a Reine ; mais quand il considérait ce qu’il avait perdu en la perdant, son admiration se changeant en douleur, et prévoyant ce qu’elle lui ferait souffrir, il vint insensiblement à la regarder avec quelque sorte de frayeur. Cependant le duc de l’Infantade crut qu’elle attendait par civilité que Dom Carlos voulût partir, et que le Prince attendait par respect qu’elle fît la même chose. Dans cette pensée il les avertit qu’il en était temps ; et il les tira tous deux d’un embarras plus grand qu’il ne pensait. Le Prince, ayant pris place dans le carrosse de la Reine, il ne leva point les yeux de dessus elle, pendant le chemin, et il eut toute la commodité qu’il pouvait souhaiter de la considérer, et de se perdre. La reine le remarqua aussitôt. Un sentiment secret, dont elle ne fut point la maîtresse, lui fit trouver de la douceur à voir le ravissement de Dom Carlos. Cependant elle n’osait l’observer, et il ne la regardait d’abord qu’en tremblant ; mais enfin leurs yeux, après s’être évités quelque temps, lassés de se faire violence, s’étant rencontrés par hasard, ils n’eurent jamais la force de se détourner. Ce fut par ces fidèles interprètes que Dom Carlos dit à la Reine tout ce qu’il avait à lui dire. Il la prépara, par mille regards tristes et passionnés, à toute l’obstination et la grandeur de sa passion. Le cœur de ce Prince, chargé de son secret, et serré de la douleur de son infortune, ne put différer plus longtemps à se soulager ; et comme il crut voir dans l’air interdit et embarrassé de la Reine qu’elle l’entendait, il en eut une joie si sensible qu’il en oublia, pour quelques moments, le bonheur de son père, et ses propres malheurs. Cette satisfaction lui donna une liberté d’esprit qu’il n’espérait pas d’avoir au premier abord du Roi et de la Reine ; mais cette Princesse était entrée dans une rêverie si profonde, durant le chemin, que la présence de son mari ne l’en put retirer. Comme on fut arrivé à la Cour, et que le Roi l’eut reçue à la descente du carrosse, après les premières cérémonies, ordinaires dans ces rencontres, elle se mit à le regarder fixement, sans songer à ce qu’elle faisait, comme si elle eût observé s’il remarquait le trouble où elle était. Ce Prince, bien éloigné de se défier du véritable sujet de son inquiétude, lui demanda avec assez de chagrin si elle regardait qu’il avait déjà des cheveux blancs. Ces paroles furent prises à mauvais augure par ceux qui étaient présents, et l’on jugea dès lors que l’union de deux personnes si différentes ne serait pas heureuse...»       

Pistes de lecture

1. En quoi cette page rappelle-t-elle une scène d’exposition telle que la conçoit la dramaturgie   classique ?

2. On peut comparer cette page avec celles de Mme de La Fayette consacrées, dans La Princesse de Clèves, aux rencontres de Mlle de Chartres et de M. de Clèves, puis de Mme de Clèves avec M. de Nemours.

Extrait 2

   La véritable fatalité qui conduit Dom Carlos à la mort après son arrestation, est bien celle de son caractère et de ses passions. Dans le récit de ses derniers instants, on voit combien le romanesque baroque est maîtrisé par le classicisme de l’auteur.  

   « ... Il est certain qu’il ne lui sortit qu’une seule chose de la bouche, qui pût passer pour plainte. Ce fut que la Reine ayant, à force d’argent, trouvé le moyen de lui faire commander de sa part qu’il demandât à voir le Roi, comme un garde lui vint dire que son père venait, « dites mon Roi, répondit-il, et non pas mon père. » La soumission qu’il avait pour les ordres de la Reine, le fit résoudre à se mettre à genoux devant le Roi... [Mais] Le Prince, qui eût voulu racheter ce qu’il venait de faire au prix de mille autres vies, voyant bien qu’il n’y avait plus rien à ménager, ni pour lui ni pour la reine, ne put s’empêcher de répondre pour la dernière fois avec toute sa fierté naturelle. « Si des personnes, lui dit-il, pour qui ma complaisance ne doit finir qu’avec mes jours, ne m’avaient pas obligé à vous voir, je n’aurais pas fait la lâcheté de vous demander grâce [...] Dom Carlos se mit au bain, et s’étant fait ouvrir les veines des bras et des jambes, il commanda que tout le monde sortit. Puis, prenant en sa main un portrait de la Reine en miniature, qu’il portait toujours pendu au col, et qui avait été la première occasion de son amour, il demeura les yeux attachés sur cette fatale peinture, jusqu’à ce que les frissons glacés du trépas le surprissent dans cette contemplation... »

Extrait 3

   Reste à régler le sort de l’autre coupable, la Reine. L’auteur laisse planer, sur la dernière entrevue des deux époux, sur leurs gestes et leurs paroles, une ambiguïté tragique qui parvient à rendre tout le mystère des êtres.

   « ... Pendant le temps que le Roi tint la mort de Dom Carlos secrète, il résolut d’en faire donner la nouvelle à la reine dans le temps qu’elle accoucherait. Il espérait qu’une douleur d’esprit si sensible, jointe à celle du corps dans cet état, achèverait de le venger. Mais il connut bientôt qu’elle était mieux informée qu’il ne voulait. Comme elle ne pouvait pas ignorer que Dom Carlos n’eût été sacrifié à la jalousie de son père, elle ne se contraignit point pour cacher le ressentiment qu’elle en avait. Sa juste colère jeta son mari dans de nouvelles inquiétudes. Il crut qu’il avait tout à craindre de son esprit et de son courage, mais plus encore de la considération extraordinaire que la Cour de France avait pour elle et de l’étroite correspondance qu’elle entretenait avec la Reine sa mère. Peu de mois après la mort du Prince, la duchesse d’Albe, qui avait une des premières charges de la Maison de la Reine, entra un matin dans sa chambre avec une médecine à la main. La Reine lui dit qu’elle se portait bien et qu’elle ne la prendrait pas. Mais la duchesse voulant l’y obliger, le Roi qui n’était pas éloigné, entra au bruit de la contestation. D’abord il blâma la duchesse de son opiniâtreté ; mais cette femme lui ayant représenté que les médecins jugeaient ce remède nécessaire pour faire accoucher la Reine heureusement, il se rendit à cette autorité. Il dit fort doucement à la Reine que, puisque ce médicament était de si grande importance, il fallait nécessairement qu’elle le prît. « Puisque vous le voulez, lu répondit-elle, je le veux bien. » Il sortit aussitôt de la chambre, et revint quelque temps après, habillé en grand deuil, pour savoir comment elle se trouvait, mais, soit qu’il y eût quelque méprise dans la composition du remède, soit que l’émotion extraordinaire où la reine était et la violence qu’elle se fit pour le prendre donnassent à ce breuvage une malignité qu’il n’avait pas, elle expira le même jour parmi de violentes douleurs et après de grands vomissements. Son enfant fut trouvé mort, et le crâne presque tout brûlé. Elle était au commencement de sa vingt-quatrième année, de même que Dom Carlos, et dans la plus grande perfection de sa beauté... »  

Allons plus loin

   * Le poète et dramaturge allemand tira de la nouvelle de Saint-Réal un drame célèbre, Don Carlos (1787). On peut comparer l’intrigue et son développement, les caractères, le ton et la conception de l’histoire.

* On peut écouter l’opéra de Verdi qui porte le même titre (1867).

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