« Connaître sert beaucoup pour inventer. » (Mme de Staël)

Cloris et Mainard : La belle Vieille

   Depuis quarante ans, Mainard (1582-1646), disciple de Malherbe, est épris de « Cloris »[1] qui lui préféra autrefois un riche mari. Il ne désespère pas, à 62 ans (1644) de réaliser le rêve de sa jeunesse : veuve et âgée, Cloris est toujours aussi belle. Dans ce poème baigné à la fois de mélancolie, de sérénité et d’espoir, il lui rappelle la constance et la discrétion de son amour et tente de la convaincre qu’il est encore temps. Mais Cloris restera insensible.

La belle Vieille

Cloris, que dans mon cœur j’ai si longtemps servie[2]

Et que ma passion montre à tout l’univers,

Ne veux-tu pas changer le destin de ma vie,

Et donner de beaux jours à mes derniers hivers ?

*

N’oppose plus ton deuil au bonheur où j’aspire.

Ton visage est-il fait pour demeurer voilé ?

Sors de ta nuit funèbre et permets que j’admire

Les divines clartés des yeux qui m’ont brûlé.

...

*

Ce n’est pas d’aujourd’hui que je suis ta conquête :

Huit lustres ont suivi le jour que tu me pris,

Et j’ai fidèlement aimé ta belle tête

Sous des cheveux châtains et sous des cheveux gris.

*

C’est de tes jeunes yeux que mon ardeur est née,

C’est de leurs premiers traits que je fus abattu[3] ;

Mais tant que tu brûlas du flambeau d’hyménée,

Mon amour se cacha pour plaire à ta vertu.

*

Je sais de quel respect il faut que je t’honore,

Et mes ressentiments[4] ne l’ont point violé ;

Si quelquefois j’ai dit le soin qui me dévore,

C’est à des confidents qui n’ont jamais parlé.

*

Pour adoucir l’aigreur des peines que j’endure,

Je me plains aux rochers, et demande conseil

A ces vieilles forêts, dont l’épaisse verdure

Fait de si belles nuits en dépit du soleil[5].

*

L’âme peine d’amour et de mélancolie,

Et couché sur des fleurs ou sous des orangers,

J’ai montré ma blessure aux deux mers d’Italie

Et fait dire ton nom aux échos étrangers[6].

*

Ce fleuve impérieux à qui tout fit hommage[7],

Et dont Neptune même endura le mépris,

A su qu’en mon esprit j’adorais ton image

Au lieu de chercher Rome en ses vastes débris.

*

Cloris, la passion que mon cœur t’a jurée

Ne trouve point d‘exemple aux siècles les plus vieux ;

Amour et la nature admirent la durée

Du feu de mes désirs et du feu de tes yeux.

*

La beauté qui te suit depuis ton premier âge

Au déclin de tes jours ne te veux pas laisser,

Et le temps, orgueilleux d’avoir fait ton visage,

En conserve l’éclat et craint de l’effacer.

*

Regarde sans frayeur la fin de toutes choses,

Consulte le miroir avec des yeux contents :

On ne voit point tomber ni tes lis, ni tes roses,

Et l’hiver de ta vie est ton second printemps[8]

...

(Strophes 1- 2 et 6-14)


[1] Le 17e siècle aime les prénoms (surnoms) grecs.

[2] Dans le langage galant, l’amoureux est l’esclave de sa dame.

[3] Métaphores miliaires de la langue amoureuse : conquête, pris, traits, abattu.

[4] Dans le sens de sentiments vifs.

[5] Mainard, en unissant l’amour et la nature, fait preuve d’un certain romantisme.  

[6] Allusion au voyage de Mainard à Rome en 1639.

[7] Le Tibre.

[8] Cf. vers 4 : poésie des saisons.

A propos de Maynard

   Selon Charles Dantzig (Dictionnaire égoïste de la littérature mondiale), derrière un fatras d’épigrammes, Maynard a écrit des odes magnifiques. « La belle vieille » donne une idée fausse du ton. Il oscillait entre le très bon comique et une mélancolie très dramatique. La postérité l’a écarté car il a osé se moquer de Richelieu qui s’était fait trop d’obligés se surveillant les uns les autres.

* * * 

Date de dernière mise à jour : 10/07/2021