« Connaître sert beaucoup pour inventer. » (Mme de Staël)

Molière

I. Amour et éducation dans le théâtre de Molière : généralités

   L’éducation des filles préoccupe le XVIIe siècle : faut-il en rester à l’enseignement des couvents ? La petite élite des précieuses et des savantes revendique au contraire le droit d’être mathématiciennes, physiciennes et philosophes, comme les hommes.

   Molière conseille l’éducation par la douceur : « C’est l’honneur qui les doit tenir dans le devoir. Non la sévérité que nous leur faisons voir » (L’École des maris). Il ne croit pas que l’ignorance soit le plus sûr garant de sa vertu et se prononce pour une « honnête liberté » :

« Une femme d’esprit peut trahir son devoir

Mais il faut pour le moins qu’elle ose le vouloir,

Et la stupide au sien peut manquer d’ordinaire

Sans en avoir l’envie et sans penser le faire. »

(L’École des femmes, I, 1)

   Mais, s’il nous montre l’échec de Sganarelle et d’Arnolphe, partisans de la contrainte et de l’ignorance, Molière n’est pas davantage partisan des « femmes docteurs ». Grammairiennes, philosophes et astronomes, desséchées par l’abus de la science, perdent leur charme féminin et leurs qualités de maîtresses de maison. Sans penser comme Chrysale que le savoir de la femme doit se réduire « à connaître un pourpoint d’avec un haut-de-chausses », ses préférences vont à la jeune Henriette : ni philosophe, ni helléniste, elle est vertueuse, sensée et spirituelle ; elle sait regarder, comprendre, placer au besoin le mot juste, et c’est cette réserve intelligente qui fait tout son charme. Cet idéal qui correspond à celui de l’honnête homme s’exprime par la bouche de Clitandre :

« Je consens qu’une femme ait des clartés de tout,

Mais je ne lui veux point la passion choquante

De se rendre savante afin d’être savante…

Qu’elle sache ignorer les choses qu’elle sait. »

(Les Femmes savantes)

   Une jeune fille ainsi élevée doit devenir une épouse comme Elmire, pleine de distinction et de charme, élégante, spirituelle, maîtresse d’elle-même et vertueuse, d’une vertu discrète et "qui ne soit point diablesse". (Tartuffe).

   C’est avant tout dans L’École des Femmes qu’il expose ses idées sur la question. On peut également s’appuyer sur cet extrait des Femmes savantes (II, 7) :

[Philaminte, l’épouse de Chrysale, Bélise, sa sœur, et Armande, sa fille, ne se préoccupent que de science et de beau langage. Philaminte vient de renvoyer une servante qui a commis une faute de grammaire et de tancer son mari pour la même raison. Voici Chrysale qui s’emporte…]

« C’est à vous que je parle, ma sœur.

Le moindre solécisme en parlant vous irrite ;

Mais vous en faites, vous, d’étranges en conduite.

Vos livres éternels ne me contentent pas ;

Et, hors un gros Plutarque à mettre mes rabats,

Vous devriez brûler tout ce meuble inutile

Et laisser la science aux docteurs de la ville ;

M’ôter, pour faire bien du grenier de céans

Cette longue lunette à faire peur aux gens,

Et cent brimborions dont l’aspect importune ;

Ne point aller chercher ce qu’on fait dans la lune,

Et vous mêler un peu de ce qu’on fait chez vous,

Où nous voyons aller tout sens dessus dessous.

Il n’est pas bien honnête, et pour beaucoup de causes,

Qu’une femme étudie et sache tant de choses.

Former aux bonnes mœurs l’esprit de ses enfants,

Faire aller son ménage, avoir l’œil sur ses gens.

Et régler la dépense avec économie

Doit être son étude et sa philosophie.

Nos pères sur ce point étaient gens bien sensés,

Qui disaient qu’une femme en sait toujours assez

Quand la capacité de son esprit se hausse

A connaître un pourpoint d’avec un haut-de-chausse.

Les leurs ne lisaient point, mais elles vivaient bien ;

Leur ménage était tout leur docte entretien.

Et leurs livres, un dé, du fil et des aiguilles,

Dont elles travaillaient au trousseau de leurs filles.

Les femmes d’à présent sont bien loin de ces mœurs ;

Elles veulent écrire et devenir auteurs ;

Nulle science n’est pour elle trop profonde.

Et céans beaucoup plus qu’en aucun lieu du monde :

Les secrets les plus hauts s’y laissent concevoir,

Et l’on sait tout chez moi, hors ce qu’il faut savoir ;

On y sait comme vont lune, étoile polaire,

Vénus, Saturne et Mars, dont je n’ai point affaire ;

Et dans ce vain savoir qu’on va chercher si loin,

On ne sait comme va mon pot, dont j’ai besoin.

Mes gens à la science aspirent pour vous plaire ;

Et tous ne font rien moins que e qu’ils ont à faire ;

Raisonner est l’emploi de toute ma maison,

Et le raisonnement en bannit la raison :

L’un me brûle mon rôt en lisant quelque histoire,

L’autre rêve à des vers quand je demande à boire ;

Enfin je vois par eux votre exemple suivi.

Et j’ai des serviteurs, et ne suis point servi.

Une pauvre servante au moins m’était restée,

Qui de ce mauvais air n’était point infectée.

Et voilà qu’on la chasse avec un grand fracas,

A cause qu’elle manque à parler Vaugelas. »

   Le théâtre de Molière est le reflet de la société de son époque. On y retrouve les préoccupations de nos femmes de lettres. L’amour et l'éducation des filles sont les deux notions essentielles de L’École des femmes et de La Critique de L’École des femmes et, avant cela, de L’École des maris. Notons que dans L'École des femmes, Molière s'inspire de La Précaution inutile, de Scarron (qui fait partie des Nouvelles tragi-comiques publiées de 1655 à 1657).

Remarques spécifiques à propos de l'amour

   On ne saurait évoquer ces femmes de lettres du XVIIe siècle sans parler de la manière dont Molière mit en scène l'amour dans son théâtre. Non seulement parce qu'il y évoque les précieuses, ridicules ou non et les femmes, savantes ou non, mais aussi parce qu'il avait des idées bien précises, comme nous venons de le dire, sur la féminité, l'éducation, l'amour et le mariage, sujets d'actualité en ce XVIIe siècle où la femme prend conscience de son individualité. Bien souvent, Molière fait preuve de modernité.   

Pistes de réflexion

   Pour Molière, l’amour est un élan du cœur, jailli des profondeurs de l’instinct, qui ne dépend ni du mérite, ni du bon sens, ni de la sagesse :

« Le caprice y prend part et, quand quelqu’un nous plaît,

Souvent nous avons peine à dire pourquoi c’est. »

(Les Femmes savantes)

   On ne saurait l’imposer ni par la force ni par la raison :

« Je sais que sur les vœux on n’a point de puissance,

Que l’amour veut partout naître sans dépendance,

Que jamais par la force on n’entra dans un cœur,

Et que toute âme est libre à nommer son vainqueur. »

(Le Misanthrope)

   Alceste voudrait se persuader que la raison lui interdit d’aimer l’indigne Célimène, « Mais la raison n’est pas ce qui règle l’amour ». Quant au malheureux Arnolphe, que peuvent ses arguments contre la jeunesse et le charme naturel d’Horace dans L’École des Femmes ?

   Molière combat la conception autoritaire qui avait cours au XVIIe siècle et rend odieux les parents qui veulent marier les enfants contre leur inclination. Il nous montre la révolte de l’instinct chez les jeunes filles : Élise et Mariane parlent de se tuer plutôt que d’épouser Anselme ou Tartuffe. Il évoque le malheur et les infidélités qui découlent des mariages consentis sans amour (dans Tartuffe, II, 2 ; L’Avare, I, 4 ; Les Femmes savantes, V, 1). Dorine plaide la cause de toutes les mal mariées quand elle invite Mariane à supplier son père :

« … Lui dire qu’un cœur n’aime point par autrui

Que vous vous mariez pour vous, non pas pour lui,

Qu’étant celle pour qui se fait toute l’affaire,

C’est à vous, non à lui, que le mari doit plaire. »

   Pour Molière, le mariage est « une chose sainte et sacrée » (Les Précieuses ridicules, scène 4), qui doit apporter à la femme la joie et non le renoncement. « Il y va d’être heureux ou malheureux toute sa vie » ; aussi faut-il que les époux soient assortis « d’âge, d’humeur et de sentiments » (L’Avare, I, 5). Il y faut aussi l’harmonie des conditions ; les mésalliances aboutissent à des heurts familiaux (Le Bourgeois gentilhomme, III, 2) et à des infortunes conjugales (Georges Dandin). Loin de reposer sur l’obéissance où la femme doit être « pour son mari, son chef, son seigneur et son maître » (L’École des femmes, III, 2), le mariage heureux sera l’accord de deux êtres qui s’aiment ; Alceste dit noblement à Célimène :

« Je vous refuse

Puisque vous n’êtes pas, en des liens si doux,

Pour trouver tout en moi comme moi tout en vous. »

   Il est donc intéressant de croiser les notions d’amour et d’éducation des femmes dans le théâtre de Molière.

II. De L'École des maris à L'École des femmes (Molière)

   L’École des maris est jouée le 24 juin 1661. La farce traditionnelle incline à rire des caprices des femmes et de l’infortune des maris. Molière se demande ici comment il convient d’élever les jeunes filles pour qu’elles soient des épouses sérieuses et les femmes mariées pour qu’elles restent sages. Il prend parti contre la tradition pour la nouveauté – relative -. Suspicion chez ceux qui regrette la transformation de la famille et des mœurs. La Réforme catholique (avec la Compagnie du Saint-Sacrement) a entrepris en effet une lutte sévère contre l’esprit nouveau en condamnant les divertissements à la mode, les bals, les cadeaux et les visites galantes, comme on dit. Et Molière énumère tranquillement ces divertissements qu’Ariste permet à sa pupille, les considérant comme l’école de la vie, tandis que Sganarelle les interdit à la sienne, comme sources de perversion.

   Là encore, certains y voient des allusions à sa vie privée : il songe à épouser Armande Béjart mais des obstacles de toutes sortes l’arrêtent. Il aurait parlé par la voix d’Ariste, le vieux tuteur qui cherche à gagner par la douceur le cœur de le jeune Léonor.

   Toujours est-il que le succès de la pièce est incontestable. Les dévots et dévotes s’inquiètent. Avec L’École des femmes, c'est pire.

   Dans L’École des femmes, Molière attaque avec vigueur la manière dont les femmes sont éduquées et le mariage tel qu’on le conçoit. La jeune fille est élevée au couvent et dans la piété, loin de tout contact avec la société et tenue soigneusement à l’écart des réalités de la vie. Son instruction reste limitée. A dix-huit ou vingt ans, elle sort du couvent pour être mariée à celui que ses parents ont choisi pour elle. Elle devient alors une épouse obéissante, une mère dévouée, la gardienne du foyer, quasiment cloîtrée. Telle est la coutume, tournée en dérision par Molière : Agnès donne rendez-vous à un jeune homme dans sa chambre la nuit et lui tient l’échelle. Finalement, il l’enlèvera et l’épousera. Choc pour les convenances bourgeoises, choc pour l’Église. Molière raille les couvents, les sermons de mariage (avec Arnolphe), caricature les dogmes et livre à la risée publique cet opuscule de saint Grégoire de Nysse, Instruction à Olympia, que l’on fait lire aux jeunes mariées. Quant à cette remarque d’Agnès, « Le moyen de chasser ce qui nous fait plaisir ? », elle semble contraire à l’esprit chrétien.

Allons plus loin.

III. Bref rappel de L’École des Femmes (Molière)

L'Ecole des femmes (Molière)   * L’ouvrage est paru en 1662, l’année de son mariage. Molière, alors époux comblé, sera très vite déçu par Armande Béjart, de vingt ans sa cadette.

   * Il s’agit de la première « grande comédie » de Molière : cinq actes, trois unités respectées, alexandrins. Il y ajoute un caractère issu de la farce, le barbon amoureux, d’où la densité tragi-comique de l’œuvre.  

   * Les thèmes majeurs de cette critique des mœurs sont l’éducation, l’amour et le mariage. Il critique la misogynie, les principes d’éducation des femmes (endoctrinement, obscurantisme et tyrannie : III, 2), les dangers de l’ignorance (I, 1). En se révoltant (V, 4, voir infra), Agnès confirme l’échec de l’éducation donnée par Arnolphe (III, 4). Molière défend les élans du cœur.  

Résumé

   Arnolphe se délecte au récit de toutes les infortunes conjugales et pense y échapper en épousant à 42 ans une jeune fille de 17 ans, la jeune Agnès, qu’il a jadis achetée à sa mère, une campagnarde, et qu’il a fait élever dans la solitude, de façon à « la rendre idiote autant qu’il se pourrait. » Cette candeur se tourne contre lui car Agnès accueille sans défiance les assiduités du jeune Horace. Arnolphe est certes averti du succès d’Horace auprès des femmes par Horace lui-même (qui ignore ses vue sur Agnès et l’a choisi comme confident) mais il ne peut empêcher « la jeune innocente et le jeune éventé » de déjouer ses précautions. Il en éprouve un désespoir à la fois grotesque et touchant. L’action se dénoue d’une façon conventionnelle par la réapparition inattendue du père d’Agnès revenu d’Amérique pour reprendre possession de sa fille et la donner au jeune Horace.

L’École des Femmes, acte V, scène 4

   Agnès, la pupille d’Arnolphe sortie du couvent, le défie en affirmant son amour pour Horace.

ARNOLPHE

Ah, c’est que vous l’aimez, traîtresse.

AGNÈS

Oui, je l’aime.

ARNOLPHE

Et vous avez le front de le dire à moi-même ?

AGNÈS

Et pourquoi s’il est vrai, ne le dirais-je pas ?

ARNOLPHE

Le deviez-vous aimer ? Impertinente !

AGNÈS

Hélas !

Est-ce que j’en puis mais ? Lui seul en est la cause,

Et je n’y songeais pas lorsque se fit la chose.

ARNOLPHE

Mais il fallait chasser cet amoureux désir.

AGNÈS

Le moyen de chasser ce qui fait du plaisir ?

ARNOLPHE

Et ne saviez-vous pas que c’était me déplaire ?

AGNÈS

Moi ? Point du tout ! Quel mal cela vous peut-il faire ?

ARNOLPHE

Il est vrai, j’ai sujet d’en être réjoui,

Vous ne m’aimez donc pas à ce compte ?

AGNÈS

Vous ?

ARNOLPHE

Oui.

AGNÈS

Hélas, non.

_ _ _

Pistes de lecture

* En quoi peut-on parler d’un duel verbal ?

* Par quels moyens s’exprime la force de caractère d’Agnès ?

* Sur quoi repose le comique de cette scène ?

* On peut réfléchir à la mise en scène de l’affrontement : personnages assis, debout, en mouvement, etc.  

IV. Femmes ignorantes de Molière (L'École des femmes)

   Voici un extrait de L’École des femmes (Acte I, scène 1) où Arnolphe s’était déjà montré, avant Chrysale (Les Femmes savantes), partisan de l’ignorance des femmes : 

ARNOLPHE

 « Non, non, je ne veux point d’un esprit qui soit haut ;

 Et femme qui compose en sait plus qu’il ne faut.

 Je prétends que la mienne, en clartés peu sublime,

 Même ne sache pas ce que c’est qu’une rime.

 Et s’il faut qu’avec elle on joue au corbillon,

 Et qu’on vienne à lui dire à son tour : « Qu’y met-on ? »

 Je veux qu’elle réponde : « Une tarte à la crème » ;

 En un mot, qu’elle soit d’une ignorance extrême,

 Et c’est assez pour elle, à vous en bien parler,

 Des avoir prier Dieu, m’aimer, coudre et filer.

 CHRYSALDE

 Une femme stupide est donc votre marotte.

 ARNOLPHE

 Tant, que j’aimerais mieux une laide bien sotte,

 Qu’une femme fort belle avec beaucoup d’esprit. »

Note : le corbillon était un jeu d’enfants les initiant aux sons. Les joueurs devaient répondre par un mot rimant. Chacun des protagonistes répondait à la question « Que met-on dans mon corbillon ? » une phrase du type « Dans mon corbillon je mets des bonbons » ou « Dans mon corbillu je mets un tutu », etc. Un corbillon était une petite corbeille

V. L’amour dans L’École des femmes

Acte III, scène 2 (extrait)

ARNOLPHE 

« ... Le mariage, Agnès, n’est pas un badinage.

À d’austères devoirs le rang de femme engage :

Et vous n’y montez pas, à ce que je prétends,

Pour être libertine et prendre du bon temps.

Votre sexe n’est là que pour la dépendance.

Du côté de la barbe est la toute-puissance.

Bien qu’on soit deux moitiés de la société,

Ces deux moitiés pourtant n’ont point d’égalité :

L’une est moitié suprême, et l’autre subalterne :

L’une en tout est soumise à l’autre qui gouverne.

Et ce que le soldat dans son devoir instruit

Montre d’obéissance au chef qui le conduit,

Le valet à son maître, un enfant à son père,

À son supérieur le moindre petit frère,

N’approche point encor de la docilité,

Et de l’obéissance, et de l’humilité,

Et du profond respect, où la femme doit être

Pour son mari, son chef, son seigneur, et son maître.

 Lorsqu’il jette sur elle un regard sérieux,

Son devoir aussitôt est de baisser les yeux ;

Et de n’oser jamais le regarder en face

Que quand d’un doux regard il lui veut faire grâce... »

  Éléments d’analyse

   * Arnolphe misogyne : soumission de la femme à l’égard de l’homme (de son mari), pouvoir de l’homme sur la femme (sa femme).

    * La femme ne doit être que « docilité », « obéissance » et « humilité » alors que l’homme est « toute puissance », « moitié suprême ». Analyser les antithèses qui soulignent l’opposition des rôles.

    * Arnolphe ridicule => satire de Molière qui caricature en les grossissant (amplifications et exagérations) les prétentions d'un barbon qui craint avant tout d'être trompé. Registre (tonalité) comique et ironique.  

    * => débat de société : Molière invite les spectateurs à la réflexion (liberté ou dépendance de la femme ?) 

_ _ _  

 Acte V, scène 4 (extrait)

AGNÈS

Chez vous le mariage est fâcheux et pénible,

Et vos discours en font une image terrible ;

Mais, las ! il le fait, lui (1), si rempli de plaisirs,

Que de se marier il donne des désirs.

ARNOLPHE

Ah ! c’est que vous l’aimez, traîtresse !

AGNÈS

Oui, je l’aime.

ARNOLPHE

Et vous avez le front de le dire à moi-même !

AGNÈS

Et pourquoi, s’il est (2) vrai, ne le dirais-je pas ?

ARNOLPHE

Le deviez-vous aimer, impertinente ?

AGNÈS

Hélas !

Est-ce que j’en puis mais ? Lui seul en est la cause ;

Et je n’y songeais pas lorsque se fit la chose.

ARNOLPHE

Mais il fallait chasser cet amoureux désir.

AGNÈS

Le moyen de chasser ce qui fait du plaisir (3) ?

ARNOLPHE

Et ne saviez-vous pas que c’était me déplaire ?

AGNÈS

Moi ? point du tout. Quel mal cela vous peut-il faire ?

ARNOLPHE

Il est vrai, j’ai sujet d’en être réjoui.

Vous n’aimez donc pas, à ce compte ?

AGNÈS

Vous ?

ARNOLPHE

Oui.

AGNÈS

Hélas ! non.

ARNOLPHE

Comment, non !

AGNÈS

Voulez-vous que je mente ?

ARNOLPHE

Pourquoi ne m’aimer pas, Madame l’impudente (4) ?

AGNÈS

Mon Dieu, ce n’est pas moi que vous devez blâmer :

Que ne vous êtes-vous, comme lui, fait aimer ?

Je ne vous en ai pas empêché, que je pense.

ARNOLPHE

Je me suis efforcé de toute ma puissance ;

Mais les soins que j’ai pris, je les ai perdus tous.

AGNÈS

Vraiment, il en sait donc là-dessus plus que vous ;

Car à se faire aimer il n’a point eu de peine.

ARNOLPHE

Voyez comme raisonne et répond la vilaine (5) !

Peste ! une précieuse (6) en dirait-elle plus ?

Ah ! je l’ai mal connue ; ou, ma foi ! là-dessus

Une sotte en sait plus que le plus habile homme.

Puisque en raisonnement votre esprit se consomme (7),

La belle raisonneuse, est-ce qu’un si long temps

Je vous aurai pour lui nourrie (8) à mes dépens ?

AGNÈS

Non. Il vous rendra tout jusques au dernier double (9).

ARNOLPHE

Elle a de certains mots où mon dépit redouble.

Me rendra-t-il, coquine, avec tout son pouvoir,

Les obligations que vous pouvez m’avoir ?

AGNÈS

Je ne vous en ai pas d’aussi grandes qu’on pense.

ARNOLPHE

N’est-ce rien que les soins d’élever votre enfance ?

AGNÈS

Vous avez là-dedans bien opéré vraiment,

Et m’avez fait en tout instruire joliment !

Croit-on que je me flatte (10), et qu’enfin, dans ma tête,

Je ne juge pas bien que je suis une bête ?

Moi-même, j’en ai honte ; et, dans l’âge où je suis,

Je ne veux plus passer pour sotte, si je puis.

ARNOLPHE

Vous fuyez l’ignorance, et voulez, quoi qu’il coûte,

Apprendre du blondin quelque chose ?

AGNÈS

Sans doute.

C’est de lui que je sais ce que je puis savoir :

Et beaucoup plus qu’à vous je pense lui devoir.

ARNOLPHE

Je ne sais qui me tient (11) qu’avec une gourmade (12)

Ma main de ce discours ne venge la bravade (13).

J’enrage quand je vois sa piquante (14) froideur,

Et quelques coups de poing satisferaient mon cœur.

AGNÈS

Hélas ! vous le pouvez, si cela peut vous plaire.

ARNOLPHE

Ce mot et ce regard désarme (15) ma colère,

Et produit un retour de tendresse de cœur,

Qui de son action m’efface la noirceur.

Chose étrange d’aimer, et que pour ces traîtresses

Les hommes soient sujets à de telles faiblesses (16) !

Tout le monde connaît leur imperfection :

Ce n’est qu’extravagance et qu’indiscrétion (17) ;

Leur esprit est méchant, et leur âme fragile (18) ;

Il n’est rien de plus faible et de plus imbécile (19),

Rien de plus infidèle : et malgré tout cela,

Dans le monde on fait tout pour ces animaux-là (20).

Hé bien ! faisons la paix. Va, petite traîtresse (21),

Je te pardonne tout et te rends ma tendresse.

Considère par là l’amour que j’ai pour toi,

Et me voyant si bon, en revanche aime-moi.

AGNÈS

Du meilleur de mon cœur je voudrais vous complaire :

Que me coûterait-il, si je le pouvais faire ?

ARNOLPHE

Mon pauvre petit bec (22), tu le peux, si tu veux (23).

(Il fait un soupir.)

Écoute seulement ce soupir amoureux,

Vois ce regard mourant, contemple ma personne,

Et quitte ce morveux et l’amour qu’il te donne.

C’est quelque sort qu’il faut qu’il ait jeté sur toi,

Et tu seras cent fois plus heureuse avec moi.

Ta forte passion est d’être brave (24) et leste (25) :

Tu le seras toujours, va, je te le proteste (26),

Sans cesse, nuit et jour, je te caresserai,

Je te bouchonnerai, baiserai, mangerai ;

Tout comme tu voudras, tu pourras te conduire :

Je ne m’explique point, et cela, c’est tout dire.

(A part.)

Jusqu’où la passion peut-elle faire aller (27) !

(Haut)

Enfin à mon amour rien ne peut s’égaler :

Que je t’en donne, ingrate ?

Me veux-tu voir pleurer ? Veux-tu que je me batte ?

Veux-tu que je m’arrache un côté de cheveux ?

Veux-tu que je me tue ? Oui, dis si tu le veux :

Je suis tout prêt, cruelle, à te prouver ma flamme.

AGNÈS

Tenez, tous vos discours ne me touchent point l’âme :

Horace avec deux mots en ferait plus que vous.

ARNOLPHE

Ah ! c’est trop me braver, trop pousser mon courroux.

Je suivrai mon dessein, bête trop indocile.

Et vous dénicherez à l’instant de la ville.

Vous rebutez mes vœux et me mettez à bout ;

Mais un cul de couvent me vengera de tout.

 Notes et compréhension

  1. Horace
  2. Si cela
  3. Agnès n’écoute que son instinct ; elle n’a pas appris à contrôler ses passions. Que penser de cette morale ?
  4. Montrer le ridicule de ces questions et l’importance de la réplique d’Agnès
  5. Paysanne (péjoratif, dépréciatif). D’où vient son étonnement ?
  6. Expliquer l’allusion
  7. Atteint la perfection
  8. Élevée
  9. Petite monnaie. Préciser le ton et le sentiment
  10. Que je me fasse des illusions
  11. Ce qui me retient de
  12. Coup de poing
  13. Audace insolente (cf. braver)
  14. Blessante
  15. Remarque sur l’accord : au 17e siècle, le verbe et l’attribut peuvent ne s’accorder qu’avec le sujet le plus rapproché. C’est un souvenir du latin.
  16. Cf. Le Misanthrope : « Ah ! traîtresse, mon faible est étrange pour vous ! »
  17. Manque de discernement
  18. Faible
  19. Sans force
  20. Commenter l’idée et l’expression
  21. Expliquer le changement de ton
  22. Terme d’affection
  23. Étudier l’art du raccourci dans ces deux répliques
  24. Élégante
  25. En bel équipage
  26. Déclaré solennellement. A quels sentiments fait-il appel ?
  27. C’est la négation de toutes ses théories
  28. Ces preuves peuvent-elles toucher Agnès ?

Pistes de réflexion

* Étudier les sentiments qui se succèdent chez Arnolphe et expliquer leur enchaînement 

* Quel est l’intérêt dramatique et psychologique du calme d’Agnès ? Est-elle volontairement cruelle ? 

* Quels sont les arguments d’Arnolphe ? Pouvons-nous le plaindre ? En quoi ce personnage qui souffre est-il néanmoins ridicule ? 

* Dégager les deux conceptions de l’amour et du mariage. 

* Quelles sont, d’après cette scène, les idées de Molière sur l’éducation des filles ?

_ _ _  

Acte 2, scène 5 ARNOLPHE, AGNÈS

Ceci n'est pas un chat qui lit

 ARNOLPHE 

La promenade est belle. 

AGNÈS 

Fort belle. 

ARNOLPHE 

Le beau jour ! 

AGNÈS 

Fort beau. 

ARNOLPHE 

Quelle nouvelle ? 

AGNÈS 

Le petit chat est mort. 

ARNOLPHE 

C’est dommage ; mais quoi !

Nous sommes tous mortels, et chacun est pour soi. 

Lorsque j’étais aux champs, n’a-t-il point fait de pluie ? 

AGNÈS 

Non. 

ARNOLPHE 

Vous ennuyait-il ? 

AGNÈS 

Jamais je ne m’ennuie. 

ARNOLPHE 

Qu’avez-vous fait encor ces neuf ou dix jours-ci ? 

AGNÈS 

Six chemises, je pense, et six coiffes aussi. 

ARNOLPHE (ayant un peu rêvé) 

Le monde, chère Agnès, est une étrange chose ! 

Voyez la médisance, et comme chacun cause ! 

Quelques voisins m’ont dit qu’un jeune homme inconnu…

 * Quelques pistes de réflexion sur Agnès 

   Qui est Agnès ? Une sotte en apparence. La Laure de La Précaution inutile de Scarron croit que « la vie des femmes mariées est de veiller leurs maris pendant leur sommeil. » Agnès croit que l’on fait des enfants pas l’oreille (I, 1). Son école a été celle de la sottise : le couvent, puis la compagnie d’Alain et Georgette. Son éducation, au dire d’Arnolphe, est réussie : elle est « en clartés peu sublime » :

« Et c’est assez pour elle, à vous en bien parler,

 De savoir prier Dieu, m’aimer, coudre et filer. » 

(I, 1)

    Dans la scène 3 de l’acte I, Arnolphe se réjouit de son innocence en s’adressant directement aux « femmes savantes » : 

« Héroïnes du temps, Mesdames les savantes, 

Pousseuses de tendresse et de beaux sentiments, 

Je défie à la fois tous vos vers, vos romans, 

Vos lettres, billets doux, toute votre science 

De valoir cette honnête et pudique ignorance. » 

   Certes… Mais Agnès est-elle aussi sotte ? Dans la scène 3 de l’acte I déjà, elle semble innocente, parle puces, cornettes, coiffes, chemises de nuit… Mais elle omet de parler du plus important, l’apparition d’Horace. Omission ou première feinte ? 

   Au début de la scène 5, Arnolphe cherche à la sonder : « Quelle nouvelle ? ». Réponse : « Le petit chat est mort. » Elle ne dit rien, du moins spontanément. Elle ne parlera que lorsqu’Arnolphe risquera de perdre son pari. L’aveu marque-t-il son ingénuité ? 

   Agnès est la réincarnation de l’Isabelle de L’École des maris : enfermée comme elle dès le plus jeune âge par un barbon excentrique qui se la réserve. Que fait Isabelle ? Elle se soustrait à son destin en déclarant son amour à Valère. Par quel stratagème ? En utilisant le barbon auquel elle demande d’aller trouver le jeune homme. Agnès hérite de cette hardiesse : s’en excusant, elle fait parvenir des lettres à son amant. 

   L’éducation par la contrainte pousse à l’hypocrisie. Nous ne savons pas ce qu’elle pense d’Arnolphe. Pourtant, quelques paroles d’Horace pourraient être significatives : le jeune homme demande à Arnolphe s’il connaît monsieur de La Souche (I, 4) :

 « C’est un fou, n’est-ce pas ?

 - Eh… 

- Qu’en dites-vous ? Quoi ? 

Hé ? c’est-à-dire oui ? Jaloux à faire rire ? 

Sot ? Je vois qu’il en est ce que l’on a pu me dire. » 

   Qui donc est ce « on » ? Agnès ? Agnès serait-elle une bavarde ? Bavarde comme toutes les femmes sur lesquelles Molière aime à colporter les lieux communs ? Et d’un sexe par essence trompeur, « engendré pour damner tout le monde », dit Sganarelle en conclusion de L’École des maris, « petit serpent réchauffé dans mon sein », dira Arnolphe (V, 4). Les ergoteuses de La Critique de l’École des femmes reconnaîtront bien là « les satires qu’on y voit contre les femmes ». (scène 6). 

   Le 20 février 1662, à quarante ans, Molière épouse Armande Béjart, la sœur ou la fille (?) de sa première femme, Armande. Les méchantes langues disent qu’il s’agit de sa propre fille… Toujours est-il qu’il s’est attaché à l’enfant et a participé à son éducation. En épousant la jeune fille, il est conscient d’être un sujet de risée (le barbon, c’est lui), lui a fait rire le public des déboires de bien des cocus… Arnolphe est cocu avant d’être marié, honte suprême qui n’est pas sans rappeler, dans Les Liaisons dangereuses, la punition que réserve Mme de Merteuil au chevalier de Gercourt qui croit pouvoir lui aussi se préserver de la perfidie des femmes en épousant une… sotte. 

VI. La querelle de L’École des femmes

   L’École des femmes, jouée pour la première fois le 26 décembre 1662, fut l’occasion d’une longue querelle, qu’on a appelée « la guerre comique ». 

   Averti qu’on se préparait à écrire une pièce contre lui, Molière prend les devants et compose sa Critique de l’École des femmes (jouée le 1er juin 1663). Donneau de Visé, le directeur du Mercure galant, qui se réconciliera avec lui en 1665 et écrira une lettre élogieuse sur Le Misanthrope (1666), publie en août 1663 une pièce qui ne fut pas jouée, Zélinde ou La véritable critique de L’École des femmes et la critique de la critique. 

   Edme Boursault fait représenter à l’Hôtel de Bourgogne en octobre 1663 Le Portrait du peintre ou La contre-critique de l’École des femmes. Molière réplique par L’Impromptu de Versailles (18 octobre 1663), qui à son tour attire des réponses : L’Impromptu de l’Hôtel de Condé par Antoine Montfleury (joué en novembre 1663), Réponse à l’Impromptu de Versailles ou La vengeance des marquis par Donneau de Visé (joué à l’Hôtel de Bourgogne en novembre 1663), Panégyrique de l’École des femmes ou Conversation comique sur l’oeuvre de Molière par Robinet (imprimé en novembre 1663). 

   Molière ne croit plus devoir riposter. Mais, pour le défendre, Philippe de la Croix écrit La Guerre comique ou La défense de l’École des femmes (mars 1664), qui semble terminer la querelle.

Critique de L’École des Femmes

Tragédie, comédie et règles

   La Querelle de l’École des Femmes conduit Molière à préciser la nature du réalisme psychologique qui fait la complexité et la vérité humaine de ses personnages : « Il n’est pas incompatible qu’une personne soit ridicule en de certaines choses et honnête homme en d’autres [...]Et quant au transport amoureux du cinquième acte (scène 4 de L’École des Femmes) qu’on accuse d’être trop outré ou trop comique, je voudrais bien savoir si ce n’est pas faire la satire des amants, et si les honnêtes gens même et les plus sérieux en de pareilles occasions, ne font pas des choses [...] Mais enfin si nous nous regardions nous-mêmes quand nous sommes bien amoureux [...]Est-ce que dans la violence de la passion... ? » Critique de L’École des Femmes (scène 6). En somme, le ridicule est une manière de voir l’homme en entier, un mode d’expression qui, comme la tragédie, permet la représentation totale de l’être humain.    

   Voici un extrait de la scène 6.

   Après Climène, la prude, que les « ordures et saletés » de L’École des Femmes rendent malade, après le marquis qui blâme la pièce parce qu’elle plaît au parterre, le pédant Lysidas vient de s’indigner de l’insuccès des « pièces sérieuses » alors que les « bagatelles » et les sottises de Molière font courir tout Paris.

DORANTE : Vous croyez donc, Monsieur Lysidas, que tout l’esprit et toute la beauté sont dans les poèmes sérieux[1], et que les pièces comiques sont des niaiseries qui ne méritent aucune louange ?

URANIE : Ce n’est pas sentiment, pour moi. La tragédie sans doute, est quelque chose de beau quand elle est bien touchée ; mais la comédie a ses charmes, et je tiens que l’une n’est pas moins difficile que j’autre.

DORANTE : Assurément, Madame ; et quand, pour la difficulté, vous mettriez un plus du côté de la comédie, peut-être que vous ne vous abuseriez pas. Car enfin, je trouve qu’il est bien plus aisé de se guinder[2] sur de grands sentiments , de braver en vers la Fortune, accuser les Destins, et dire des injures aux Dieux, que d’entrer comme il faut dans le ridicule des hommes, et de rendre agréablement sur le théâtre les défauts de tout le monde. Lorsque vous peignez des héros, vous faites ce que vous voulez. Ce sont des portraits à plaisir, où l’on ne cherche point de ressemblance ; et vous n’avez qu’à suivre les traits d’une imagination qui se donne l’essor, et qui souvent laisse le vrai pour attraper le merveilleux[3]. Mais lorsque vous peignez les hommes, il faut peindre d’après nature. On veut que ces portraits ressemblent ; et vous n’avez rien fait, si vous n’y faites reconnaître les gens de votre siècle. En un mot, dans les pièces sérieuses, il suffit, pour n’être point blâmé, de dire des choses qui soient de bon sens et bien écrites ; mais ce n’est pas assez dans les autres, il y faut plaisanter ; et c’est une étrange entreprise que celle de faire rire les honnêtes gens[4]...

   [Lysidas, s’attaquant alors directement à l’École des Femmes, se fait fort « d’y montrer partout cent défauts visibles. »]

URANIE : Mais, de grâce, Monsieur Lysidas, faites-nous voir ces défauts, dont je ne me suis point aperçue.   

LYSIDAS : Ceux qui possèdent Aristote et Horace[5] voient d’abord, Madame, que cette comédie pèche contre toutes les règles de l’art.

URANIE : Je vous avoue que je n’ai aucune habitude avec ces Messieurs-là, et que je ne sais point les règles de l’art.

DORANTE : Vous êtes de plaisantes gens avec vos règles, dont vous embarrassez les ignorants et nous étourdissez tous les jours. Il semble à vous ouïr parler, que ces règles de l’art soient les plus grands mystères du monde ; et cependant ce ne sont que quelques observations aisées, que le bon sens a faites sur ce qui ôter le plaisir que l’on prend à ces sortes de poèmes ; et le même bon sens qui a fait autrefois ces observations les fait aisément tous les jours, sans e secours d’Horace et d’Aristote. Je voudrais bien savoir si la grande règle de toutes les règles n’est pas de plaire[6], et si une pièce de théâtre qui a attrapé son but n’a pas suivi un bon chemin. Veut-on que tout un public s’abuse sur ces sortes de choses, et que chacun n’y soit pas juge du plaisir qu’il y prend ?

URANIE : J’ai remarqué une chose de ces Messieurs-là : c’est que ceux qui parlent le plus des règles, et qui les savent mieux que les autres, font des comédies que personne ne trouve belles.

DORANTE : Et c’est ce qui marque, Madame, comme on doit s’arrêter peu à leurs disputes embarrassées. Car enfin si les pièces qui sont selon les règles ne plaisent pas et que celles qui plaisent ne soient pas selon les règles, il faudrait de nécessité que les règles eussent été mal faites. Moquons-nous donc de cette chicane où ils veulent assujettir le goût du public, et ne consultons dans une comédie que l’effet qu’elle fait sur nous. Laissons-nous aller de bonne foi aux choses qui nous prennent par les entrailles[7], et ne cherchons point de raisonnements pour nous empêcher d’avoir du plaisir.     

URANIE : Pour moi, quand je vois une comédie, je regarde seulement si les choses me touchent ; et, lorsque je m’y suis bien divertie, je ne vais point demander si j’ai eu tort, et si les règles d’Aristote me défendaient de rire.

 


[1] Tragédies.

[2] S’élever avec affectation.

[3] L’extraordinaire.

[4] Les gens du monde.

[5] Les règles étaient tirées de la Poétique d’Aristote et de l’Art poétique d’Horace.

[6] Définition de l’art dramatique pour Molière.

[7] « Je me fierais assez à l’approbation du parterre, par la raison qu’entre ceux qui le composent il y en a plusieurs qui sont capables de juger d’une pièce selon les règles, et que les autres en jugent par la bonne façon d’en juger, qui est de se laisser prendre aux choses, et de n’avoir ni prévention aveugle, ni complaisance affectée, ni délicatesse ridicule. » (Critique, scène 5).

* * *

VII. Principes de la comédie pour Molière

   On trouve les principes de la comédie dans nombre des préfaces de Molière, notamment dans celle de L’École des Femmes et de La Critique de l'Ecole des femmes (petite pièce en un acte, à la fois comédie et pamphlet, conversation et discussion dans le salon d'Uranie : la prude Célimène en visite, le marquis survenant, puis le savant Lysidas critiquent l'Ecole des femmes, défendue par Uranie elle-même, par son amie Elise et par le gentilhomme Dorante chargé d'exprimer la pensée de Molière, invoquant le bon sens contre le marquis et répondant à Lysidas sur les règles.) 

   Ces principes se résument en cinq points essentiels.  

- personnages de la vie quotidienne => « ... l’affaire de la comédie est de représenter en général tous les défauts des hommes, et principalement des hommes de ce siècle... » (L’Impromptu de Versailles)

- être fidèle à la nature humaine => « Lorsque vos peignez des héros vous faites ce que vous voulez. Mais lorsque vous peignez les hommes, il faut les peindre d’après nature. » (Critique de l’École des femmes).

- plaire au public : « Je m’en remets assez aux décisions de la multitude » (préface des Fâcheux) ou encore : « Je voudrais bien savoir si la grande règle de toutes les règles n’est pas de plaire. » (Critique de l’École des femmes).

- amuser le public : « Il faut plaisanter ; et c’est une étrange entreprise que celle de faire rire les honnêtes gens. » (Critique de l’École des femmes).

- dénoncer les vices : « C’est une grande atteinte aux vices que de les exposer à la risée de tout le monde. » (Préface de Tartuffe).

De L'Ecoles des Femmes aux Femmes savantes

Le mariage pour Molière

   Dans le mariage, Molière exige quatre convenances.

- Il faut un rapport des conditions, nécessité sociale. George Dandin, un « vilain », sera malheureux pour avoir épousé une « demoiselle ».

- Il faut un rapport de caractère : c’est une folie que de vouloir marier le pédant Trissotin à la simple Henriette.

- Il faut un rapport d’âge : les jeunes filles épousent des jeunes hommes. Harpagon est ridicule de se poser en rival de son fils[1].   

- Il y a enfin une dernière convenance : l’amour mutuel. Convenance suprême qui peut suppléer à toutes les autres.

 

[1] Pourtant, Molière n’a-t-il pas épousé Armande Béjart, de vingt ans sa cadette ?...

* * *

Date de dernière mise à jour : 25/02/2020