« Connaître sert beaucoup pour inventer. » (Mme de Staël)

Fénelon

Éducation des filles selon Fénelon

De L'Education de filles (Fénelon)   C’est à la demande de la duchesse de Beauvilliers (seconde fille de Colbert) qui avait huit filles que Fénelon écrivit en 1683 son traité de l’Éducation des filles, publié en 1687, au lendemain de la création de Saint-Cyr où allait régner, grâce à Mme de Maintenon, un esprit semblable à celui qu'il préconisait.  « Rien n'est plus négligé que l'éducation des filles », affirme-t-il. Mais il concluait à peu près comme Molière à la nécessité d'une éducation modérée. Toutefois, Molière avait, à son ordinaire, envisagé l'éducation des femmes dans ses conséquences sociales ; Fénelon, soucieux de vie intérieure, y vit en outre le principe d'une dignité nouvelle.

   Homme d’église, il avait naturellement le souci de former des femmes pieuses. Mais il avait aussi la constante préoccupation de la réalité pratique et voulait qu’on élève les filles en vue du rôle qu’elles auraient à jouer dans la famille, les cantonnant ainsi à certaines fonctions : pour lui, les femmes sont inaptes à la politique, à l'art militaire, à la jurisprudence, à la philosophie, à la théologie et à ce qu'on appelait alors les « arts mécaniques ».     

   Pour ce qui était de l’instruction proprement dite, il se montrait relativement méfiant. Certes, il déclarait que « l’ignorance chez une fille est cause qu’elle s’ennuie et qu’elle ne sait à quoi s’occuper innocemment. » Mais il ne demandait en somme pour la femme que des connaissances très superficielles. Il écrivait : « Retenez les jeunes filles dans les bornes communes et apprenez bien qu’il doit y avoir pour leurs sexe une pudeur sur la science presque aussi délicate que celle qui inspire l’horreur du vice. »  

   1/ Les chapitres I et II font partie du préambule : les filles peuvent ignorer bien des choses sans inconvénient ; mais elles auront « une maison à régler, un mari à rendre heureux, des enfants à bien élever. » Il importe donc de meubler leur esprit afin d'éviter qu'elles ne deviennent romanesques. Il est par ailleurs conscient que, contrairement aux garçons, "rien n'est plus négligé que l'éducation des filles. La coutume et le caprice des mères y décident souvent de tout : on suppose qu'on doit donner à ce sexe peu d'instruction."

Extraits :

   « Il est vrai qu’il faut craindre de faire des savantes ridicules. Les femmes ont d’ordinaire l’esprit encore plus faible et plus curieux que les hommes ; aussi n’est-il point à propos de les engager dans les études dont elles pourraient s’entêter. Elles ne doivent ni gouverner l’État, ni faire la guerre, ni entrer dans le ministère des choses sacrées ; ainsi, elles peuvent se passer de certaines connaissances étendues qui appartiennent à la politique, à l’art militaire, à la jurisprudence, à la philosophie et à la théologie. La plupart même des arts mécaniques ne leur conviennent pas : elles sont faites pour des exercices modérés. Leurs corps, aussi bien que leur esprit, est moins fort et moins robuste que celui des hommes ; en revanche la nature leur a donné en partage l’industrie [adresse, habileté manuelle], la propreté [élégance, soin] et l’économie, pour les occuper tranquillement dans leur maisons. » (Éducation des filles, chapitre I).

   « Celles qui ont de l’esprit s’érigent souvent en précieuses et lisent tous les livres qui peuvent nourrit leur vanité ; elles se passionnent pour des romans, pour des comédies, pour des récits d’aventures chimériques, où l’amour profane est mêlé. Elles se rendent l’esprit visionnaire [plein d’idées extravagantes], en s’accoutumant au langage magnifique des héros de romans… » (ibidem, chapitre II).

   2/ Dans les chapitres III à VIII, Fénelon propose une méthode pédagogique générale : assurer aux enfants une bonne santé, les instruire en les amusant et en tâchant d'obtenir leur affection. Mais l'idéologie implicite de la modestie, de la réserve et de l'humilité reste prégnante. Il écrit par exemple dans le chapitre III : "Pendant cet âge [l'enfance] où l'on est applaudi et où l'on n'a point encore éprouvé la contradiction, on conçoit des espérances chimériques, qui préparent des mécomptes infinis pour toute la vie. J'ai vu des enfants qui croyaient qu'on parlait d'eux toutes les fois qu'on parlait en secret, parce qu'ils avaient remarqué qu'on l'avait fait souvent. Ils s'imaginaient n'avoir en eux rien que d'extraordinaire et d'admirable. Il faut donc prendre soin des enfants sans leur laisser croire qu'on pense beaucoup à eux. »  

   3/ Les chapitres IX à XII concernent l'application de cette méthode à l'éducation des filles : savoir lire, écrire et compter, posséder quelques notions de droit afin de pouvoir administrer ses biens, connaître l'histoire gréco-romaine et un peu d'histoire de France, avoir quelques notions de latin, s'y entendre (un peu) en poésie, dessin et musique bien que ce soient des arts dangereux, la sensualité y régnant trop souvent... 

Extraits :

« Il faut tâcher de faire en sorte qu’elles s’étudient à parler d’une manière courte et précise. Le bon esprit consiste à retrancher tout discours inutile et à dire beaucoup en peu de mots ; au lieu que la plupart des femmes disent peu en beaucoup de paroles. Elles prennent la facilité de parler et la vivacité d’imagination pour l’esprit ; elles ne choisissent point entre leurs pensées ; elles n’y mettent aucun ordre par rapport aux choses qu’elles ont à expliquer ; elles sont passionnées sur presque tout ce qu’elles disent, et la passion fait parler beaucoup » (ibidem, chapitre IX).

Dans le chapitre X, il reproche aux femmes leur coquetterie qui va de pair avec leur vanité : « Elles naissent avec un désir violent de plaire ; les chemins qui conduisent les hommes à l’autorité et à la gloire leur étant fermés, elles tâchent de se dédommager par les agréments de l’esprit et du corps ; de là vient leur conversation douce et insinuante ; de là vient qu’elles aspirent tant à la beauté et à toutes les grâces extérieures et qu’elles sont si passionnées pour les ajustements [parures] : une coiffe, un bout de ruban, une boucle de cheveux plus haut ou plus bas, le choix d’une couleur, ce sont pour elles autant d’affaires importantes. Ces excès vont encore plus loin dans notre nation qu’en toute autre ; l’humeur changeante qui règne parmi nous cause une variété continuelle de modes ; ainsi on ajoute à l’amour des ajustements celui de la nouveauté, qui a d’étranges charmes sur de tels esprits. Ces deux folies mises ensemble renversent les bornes des conditions et dérèglent toutes les mœurs… ». Fénelon propose ensuite aux femmes de son temps de s’habiller comme dans l’Antiquité, dont il admire la « noble simplicité […], des cheveux noués négligemment par derrière et des draperies pleines et flottantes à long plis. »

   4/ Le chapitre XIII recense les devoirs des parents : choisir avec soin la gouvernante de l'enfant et ne pas troubler par l'exemple d'une vie dissipée l'éducation qu'elle donne.  

   On se demande comment il put travailler de concert avec Mme Guyon en vue du quiétisme et s’entendre avec Mme de Maintenon, championne toutes catégories dans le domaine de l’intelligence !  

   Cette même timidité sur le chapitre de l’éducation intellectuelle des femmes se trouvait déjà dans l’ouvrage de son ami et collaborateur l’abbé Claude Fleury (Traité du choix et de la méthode des études). Celui-ci écrivait : « Il est vrai qu’elles n’ont pas besoin de la plupart des connaissances que l’on comprend aujourd’hui sous le nom d’études : ni le latin, ni le grec ni la rhétorique ou la philosophie du collège ne sont point à leur usage et, si quelques- unes plus curieuses que les autres ont voulu apprendre, la plupart n’en ont tiré que de la vanité, qui les a rendues odieuses aux autres femmes et méprisables aux hommes. Elles se peuvent passer de tout le reste des études, du latin et des autres langues, de l’histoire, des mathématiques, de la poésie et de toutes les autres curiosités.

   Que restait-il à ces pauvres femmes ? Le catéchisme et la couture, le chant et la danse, se tenir au courant de la mode, apprendre la révérence et s’exprimer poliment…

   Dieu merci, nous eûmes des femmes d’exception, exceptionnelles en raison de leur intelligence, sans doute. Mais pas seulement. Car il fallait une bonne dose de courage, en ces temps obscurs, pour se démarquer de la foule piétinante, veule, moutonnière et... ignorante.

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En résumé

   Fénelon remonte jusqu’à l’enfance, témoigne d’amour et de compréhension pour les enfants. Il ne veut pas qu’on brusque leur nature, qu’on les mène par la crainte mais au contraire qu’on rende l’étude toujours agréable, qu’on leur apprenne par des « leçons de choses », qu’on intéresse leur sentiment et leur imagination.

   Il veut combatte les défauts naturels des jeunes filles (???) : coquetterie, vanité, excès de finesse, fausse honte. Ce sera l’affaire d’une gouvernante bien choisie, et les mères devront prêcher l’exemple. La raison, non l’autorité, devra toujours être invoquée.   

   Il faut orienter les jeunes filles dans le sens de leurs devoirs naturels (???) : Fénelon est aussi ennemi que Molière des femmes savantes, vaines, dangereusement romanesques et pédantes. Il est partisan de la femme réservée qui se consacre à son rôle de femme d’intérieur, faisant l’éloge des vertus domestiques et morales, dont le bel esprit peut détourner et exposant les devoirs d’une maîtresse de maison. Si l’idéal de Molière semble être Henriette, celui de Fénelon est Antiope (cf. Télémaque), la fille d’Idoménée : elle mène à la perfection la maison de son père, elle est douce, juste avec les serviteurs, discrète, réservée, presque effacée et le plus souvent silencieuse. Elle sait tirer de l’arc et chanter mais ne chante que si son père le lui ordonne et comme à regret.

   Cependant, qu’enseigner aux jeunes filles ? Fénelon proclame la nécessité d’une instruction assez étendue. On croirait à première vue que l’instruction très générale et assez vague admise par Molière et Clitandre ne lui a pas paru suffisante ni proportionnée à la condition d’Henriette. Mais à y bien regarder, on peut penser qu’Eliante lui semble en savoir trop ! Il réduit en effet le programme à ceci : éléments strictement indispensables de grammaire et de calcul, notions de droit, histoire grecque et romaine, un peu d’histoire de France (surtout pour éviter la lecture de romans), musique (pour l’appliquer à des œuvres pieuses), dessin (pour les ouvrages de tapisserie). Ni espagnol ni italien, par peur d’une littérature trop passionnée, un peu de latin. On voit que tout est ramené aux besoins de la vie pratique : aucune culture désintéressée, aucune égalité avec la culture masculine. Ce programme aurait certainement eu l’aval de Chrysale.

   La pédagogie de Fénelon est malgré tout assez nouvelle : confiance dans la nature humaine, la part faite au sentiment et à la raison, à la compréhension patiente : voilà ce que le 17e siècle ne connaît pas avant Fénelon, qui se rapproche ici beaucoup de Montaigne.

   Pédagogie insuffisante par ailleurs à nos yeux, et qui appelle les mêmes critiques que l’idéal de Molière : pourquoi les femmes auraient-elles toujours le rôle le plus modeste ? Pourquoi les maintenir si inférieures à leur mari ? Pourquoi leur refuser l’univers de la connaissance ?

Lettre à l'Académie

   - Hors-sujet ici mais les idées de Fénelon sur la littérature ne manquent pas d'intérêt.-

   La Lettre à l’Académie est une œuvre de circonstance. En 1713, l’Académie avait prié ses membres de lui suggérer une occupation pour le jour où le dictionnaire serait achevé. On demanda à Fénelon de publier sa réponse. Il la reprit et la développa. Elle ne fut publiée qu’un an après sa mort, en 1716.

   Il tombe singulièrement juste sur un certain nombre de points : l’éloquence de son temps lui paraît trop scolastique, la poésie trop froide, la tragédie trop pompeuse, l’histoire trop puérile et fausse. Le tableau qu’il trace de l’histoire est si complet qu’il faudra attendre Thierry et Michelet pour en voir l’exécution.  

   L’ouvrage comprend dix chapitres

- Chapitre I (Projet de Dictionnaire) et II (Projet de grammaire) : ils sont brefs

- Chapitre III : Projet d’enrichir la langue. Fénelon regrette qu’on l’ait appauvrie en vouant la purifier et propose de l’enrichir en adoptant des mots étrangers, en forgeant des mots nouveaux.

- Chapitre IV : Projet de rhétorique. Il prône une éloquence fondée sur le raisonnement et la passion, sans recherche d’élégance ou d’esprit.

- Chapitre V : Projet de poétique. Il préconise un beau naturel, familier et simple.

- Chapitre VI : Projet d’un traité sur la tragédie. Il faudrait éviter la fade galanterie, la fausse élégance, l’enflure, revenir à la simplicité de Sophocle dans son Œdipe.

- Chapitre VII : Projet d‘un traité sur la comédie. Fénelon préfère à tout Terence[1] et la comédie sentimentale. Il blâme Molière de s’être parfois exprimé en galimatias, d’avoir outré les caractères et surtout « d’avoir donné un tour gracieux au vice, avec une austérité ridicule et odieuse à la vertu. » Néanmoins, il admire Molière et le trouve même plus grand que Terence.   

- Chapitre VIII : Projet d’un traité sur l’histoire. Elle doit être impartiale (« Le vrai historien n’est d’aucun temps ni d’aucun pays »), philosophique (« Le vrai historien laisse tomber les menus faits...  [Il s’efforce] de « découvrir les liaisons »), dramatique (Le vrai historien doit découvrir la couleur historique : « Notre nation ne doit point être peinte d’une façon uniforme ; elle a des changements continuels. » .L’histoire doit être écrite sobrement, en veillant à la composition, aux proportions et à l‘unité.  

- Chapitres IX et 10 : Réfutation de quelques objections possibles et réflexions sur les Anciens et les Modernes, entre lesquels Fénelon ne choisit pas, mais sa préférence pour les Anciens est évidente.

   Notons que cette Lettre à l’Académie est le plus important ouvrage de critique du siècle, après l’Art poétique de Boileau.

Extrait

(langue française)

   « J’entends dire que les Anglais ne se refusent aucun des mots qui leur sont commodes. Ils mes prennent partout où ils les trouvent chez leurs voisins. De telles usurpations sont permises. En ce genre tout devient commun par le seul usage. Les paroles ne sont que des sons, dont on fait arbitrairement les signes de nos pensées. Ces sons n’ont eux-mêmes aucun prix. Ils sont autant au peuple qui les emprunte, qu’à celui qui les a prêtés. Qu’importe qu’un mot soit né dans notre pays, ou qu’il nous vienne d’un pays étranger ? La jalousie serait puérile, quand il ne s’agit que de la manière de mouvoir les lèvres et de frapper l’air.

   D’ailleurs nous n’avons rien à ménager sur ce faux point d’honneur. Notre langue n’est qu’un mélange de grec et de latin et de tudesque, avec quelques confus restes de gaulois. Puisque nous ne vivons que sur ces emprunts, qui sont devenue notre fonds propre, pourquoi aurions-nous une mauvaise honte sur la liberté d’emprunter, par laquelle nous pouvons achever de nous enrichir ? Prenons de tous côtés tout ce qu’il nous faut pour rendre notre langue plus claire, plus précise, plus courte et plus harmonieuse. »


[1] Terence (IIe siècle avant J.-C.) est, après Plaute, le plus grand poète comique de l’Antiquité latine. Psychologie, finesse et romanesque sont au centre de son œuvre. Pièce principale : les Adelphes.  

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Date de dernière mise à jour : 27/08/2021