« Connaître sert beaucoup pour inventer. » (Mme de Staël)

Ste-Beuve:classique vs romantique

Sainte-Beuve et le classicisme

   Le cours inaugural de Sainte-Beuve à l’École Normale traite de la Tradition en Littérature. Il contient en particulier un parallèle entre classicisme et romantisme, que l’on pourra opposer à celui de Mme de Staël. On peut dire que Sainte-Beuve est un romantique repenti qui invoque l’autorité de Goethe dont l’évolution fut égale à la sienne. Comme ce dernier, il envisage le classicisme et le romantisme come des tempéraments humains qui sont de tous les temps mais qui alternent selon les circonstances historiques. On peut retrouver cet extrait dans les Causeries du Lundi (tome XV, 12 avril 1858).

   « Le classique, dans son caractère le plus général et dans sa plus large définition, comprend les littératures à l’état de santé et de fleur heureuse, les littératures en plein accord et en harmonie avec leur époque, avec leur cadre social, avec les principes et les pouvoirs dirigeants de la société ; contentes d’elles-mêmes, - entendons-nous bien, contentes d’être de leur nation, de leur temps, du régime où elles naissent et fleurissent (la joie de l’esprit, a-t-on dit, en marque la force[1] ; cela est vrai pour les littératures comme pour les individus) ; les littératures qui sont et qui se sentent chez elles, dans leur voie, non déclassées, non troublantes, n’ayant pas pour principe le malaise, qui n’a jamais été un principe de beauté. Ce n’est pas moi, messieurs, qui médirai des littératures romantiques ; je me tiens dans les termes de Goethe[2], et de l’explication historique. On ne naît pas quand on veut, on ne choisit pas son moment pour éclore ; on n’évite pas, surtout, dans l’enfance, les courants généraux qui passent dans l’air, et qui soufflent le sec ou l’humide, la fièvre ou la santé ; et il est de tels courants pour les âmes. Ce sentiment de premier contentement, où il y a, avant tout, de l’espérance et où le découragement n’entre pas, où l’on se dit qu’on a devant soi une époque plus longue que soi, plus forte que soi, une époque protectrice et juge, qu’on a un beau champ à une carrière, à un développement honnête et glorieux, en plein soleil, voilà ce qui donne le premier fonds sur lequel s’élèvent ensuite palais et temples réguliers, les œuvres harmonieuses.

    Quand on vit dans une perpétuelle instabilité politique et qu’on voit la société changer plusieurs fois à vue, on est tenté de ne pas croire à l’immortalité littéraire et se de tout s’accorder en conséquence. Or, ce sentiment de sécurité et d’une saison fixe et durable il n’appartient à personne de se le donner ; on le respire avec l’air aux heures de la jeunesse. Les littératures romantiques, qui sont surtout de coup de main et d’aventure, ont leurs mérites, leurs exploits, leur rôle brillant, mais en dehors des cadres ; elles sont à cheval sur deux ou trois époques, jamais établies en plein dans une seule inquiètes, chercheuses, excentriques de leur nature, ou très en avant ou très en arrière, volontiers ailleurs, - errantes.       

   La littérature classique ne se plaint pas, ne gémit pas, ne s’ennuie pas[3]. Quelquefois, on va plus loin avec la douleur et par la douleur, mais la beauté est plus tranquille.

   Le classique, je le répète, a cela, au nombre de ses caractères, d’aimer sa patrie, son temps, de ne voir rien de plus désirable ni de plus beau ; il en a le légitime orgueil. L’activité dans l’apaisement serait sa devise. Cela est vrai du siècle de Périclès, du siècle d’Auguste comme du règne de Louis XIV. Écoutons-les parler, sous leur beau ciel et comme sous leur coupole d’azur, les grands poètes et les orateurs de ce temps-là : leurs hymnes de louanges sonnent encore à nos oreilles ; ils ont été bien loin dans l’applaudissement.

   Le romantique a la nostalgie, comme Hamlet ; il cherche ce qu’il n’a pas et jusque par-delà les nuages ; il rêve, il vit dans les songes. Au dix-neuvième siècle, il adore le moyen âge ; au dix-huitième, il est déjà révolutionnaire avec Rousseau. Au sens de Goethe, il y a des romantiques de divers temps : le jeune homme de Chrysostome[4], Stagyre, Augustin[5] dans sa jeunesse, étaient des romantiques, des Renés anticipés, des malades ; mais c’étaient des malades pour guérir, et le Christianisme les a guéris : il a exorcisé le démon. Hamlet, Werther, Childeharold, les Renés purs, sont des malades pour chanter et souffrir, pour jouir de leur mal, des romantiques plus ou moins par dilettantisme : - la maladie pour la maladie. »   


[1] Mot attribué à Ninon de Lenclos.

[2] « J’appelle le classique le sain, et le romantique le malade. »

[3] Cf. Chateaubriand disant qu’il avait bâillé sa vie.

[4] Saint Jean Chrysostome, Père de l’Église, célèbre par ses éloquentes homélies (4e siècle).

[5] Sait Augustin (354-430) a raconté dans ses Confessions sa jeunesse inquiète et désordonnée.  

Argument contre le classicisme

   Selon Charles Dantzig, les classiques, par le prestige de l’ennui, ont réussi à faire croire qu’ils étaient la raison et la sagesse. Le mot classique, en latin une catégorie fiscale pour désigner des gens imposables d’une certaine classe sociale, est passé au domaine esthétique sous la Renaissance, où on l’a appliqué, dans un sens mélioratif, aux écrivains. Il n’est passé dans les arts qu’au 19e.  Une grande œuvre n’est jamais un classique. Le classicisme n’est qu’un talent récupéré par l’ennui, une idéologie, celle de l’imitation, de la reproduction d’un canon qui fixerait les éléments du beau. Une grande œuvre ne suit pas un canon, c’est une bombe. Elle ne suit aucune forme préexistante.

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Date de dernière mise à jour : 02/08/2023