« Connaître sert beaucoup pour inventer. » (Mme de Staël)

Mme de Sévigné et l’amour maternel

Mme de Grignan (portrait gravé, source Gallica)   Les premières lettres de Mme de Sévigné à sa fille, Mme de Grignan, datent de 1671, année de la séparation[1]. Elles sont dramatiques, pathétiques et passionnées. La marquise, mère éplorée, découvre en l’écriture une nécessité vitale, le moyen de se consoler et de maintenir la présence de sa fille.

   Pour cette chrétienne, c’est un véritable péché – péché d’idolâtrie dont l’accuse un ami janséniste – que d’aimer à ce point une créature au lieu du Créateur. Elle lutte en vain contre cet amour qui n’est que « faiblesse », reconnaît-elle.

Lettre du vendredi 6 février 1671

[Écrite le lendemain du départ de Mme de Grignan, partie rejoindre son époux en Provence].

   « Ma douleur serait bien médiocre si je pouvais vous la dépeindre : je ne l’entreprendrai pas aussi. J’ai beau chercher ma chère fille, je ne la trouve plus, et tous les pas qu’elle fait l’éloignent de moi. Je m’en allai donc à Sainte-Marie[2], toujours pleurant et toujours mourant : il me semblait qu’on m’arrachait le cœur et l’âme ; et en effet, quelle rude séparation ! Je demandai la liberté d’être seule ; on me mena dans la chambre de Mme du Housset, on me fit du feu ; Agnès[3] me regardait sans me parler, c’était notre marché ; j’y passai jusqu’à cinq heures sans cesser de sangloter : toutes mes pensées me faisaient mourir. J’écrivis à M. de Grignan, vous pouvez penser sur quel ton. J’allai ensuite chez Mme de La Fayette, qui redoubla mes douleurs par la part qu’elle y prit. Elle était seule, et malade, et triste de la mort d’une sœur religieuse : elle était comme je la pouvais désirer. M. de La Rochefoucauld y vint ; on ne parla que de vous, de la raison que j’avais d’être touchée, et du dessein de parler comme il faut à Merlusine[4]. Je vous réponds qu’elle sera bien relancée. D’Hacqueville vous rendra un bon compte de cette affaire. Je revins enfin à huit heures de chez Mme de La Fayette ; mais en entrant ici, bon Dieu ! comprenez-vous bien ce que je sentis en montant ce degré ? Cette chambre où j’entrais toujours, hélas ! j’en trouvai les portes ouvertes ; mais je vis tout démeublé, tout dérangé, et votre pauvre petite fille[5] qui me représentait la mienne. Comprenez-vous bien tout ce que souffris ? Les réveils de la nuit ont été noirs, et le matin je n’étais point avancée d’un pas pour le repos de mon esprit. L’après-dînée se passa avec Mme de la Troche à l’Arsenal. Le soir, je reçus votre lettre, qui me remit dans les premiers transports, et ce soir j’achèverai celle-ci chez M. de Coulanges, où j’apprendrai des nouvelles ; car pour moi, voilà e que je sais, avec les douleurs de tous ceux que vous avez laissés ici. Toute ma lettre sera pleine de compliments[6] si je voulais... »

   [Les lettres se succèdent : les 18, 20 et 27 février, les 3, 4 et 11 mars. Voici celle datée du 24 et 26 mars, mardi et jeudi saints, écrite à Livry, chez M. de Coulanges]. 

À Livry, mardi saint 24e mars

   « Voici une terrible causerie, ma chère bonne. Il y a trois heures que je suis ici. Je suis partie de Paris avec l’abbé[7], Hélène, Hébert et Marphise[8] dans le dessein de me retirer du monde et du bruit jusqu’à jeudi soir. Je prétends être en solitude ; je fais de ceci une petite Trappe[9], je veux y prier Dieu, y faire mille réflexions. J’ai dessein d’y jeûner[10] beaucoup par toutes sortes de raison ; marcher pour[11] tout le temps que j’ai été dans ma chambre, et sur le tout m’ennuyer[12] pour l’amour de Dieu. Mais, ma pauvre bonne, ce que je ferai beaucoup mieux que tout cela, c’est de penser à vous. Je n’ai pas encore cessé depuis que je suis arrivée, et ne pouvant tenir[13] tous mes sentiments, je me suis mise à vous écrire au bout de cette petite allée sombre que vous aimez, assise sur ce siège de mousse où je vous ai vue quelquefois couchée. Mais, mon Dieu, où ne vous ai-je point vue ici ? et de quelle façon toutes ces pensées me traversent[14]-elles le cœur ? Il n’y a point d’endroit, point de lieu, ni dans la maison, ni dans l’église, ni dans le pays, ni dans le jardin, où je ne vous aie vue ; il n’y en a point qui ne me fasse souvenir de quelque chose de quelque manière que ce soit ; et de quelque façon que ce soit aussi, cela me perce le cœur. Je vous vois, vous m’êtes présente ; je pense et repense à tout ; ma tête et mon esprit se creusent : mais j’ai beau tourner, j’ai beau chercher ; cette chère enfant que j’aime avec tant de passion est à deux cents lieues de moi ; je ne l’ai plus. Sur cela je pleure sans pouvoir m’en empêcher ; je n’en puis plus, ma chère bonne : voilà qui est bien faible, mais pour moi, je ne sais point être forte contre une tendresse si juste et si naturelle. Je ne sais en quelle disposition vous serez en lisant cette lettre. Le hasard peut faire qu’elle viendra mal à propos, et qu’elle ne sera peut-être pas lue à la manière qu’elle est écrite. À cela je ne sais point de remède ; elle sert toujours à me soulager présentement : c’est tout ce que je lui demande. L’état où ce lieu m’a mise est une chose incroyable. Je vous prie de ne me point parler de mes faiblesses ; mais vous devez les aimer et respecter mes larmes, qui viennent d’un cœur tout à vous. »

Jeudi saint 26e mars

   « Si j’avais autant pleuré mes péchés que j’ai pleuré pour vous depuis que je suis ici, je serais fort bien disposée pour faire mes pâques, et mon jubilé[15]. J’ai passé ici le temps que j’avais résolu, de la manière dont je l’avais imaginé, à la réserve de votre souvenir, qui m’a plus tourmentée que je ne l’avais prévu. C’est une chose étrange qu’une imagination vive, qui représente toutes choses comme si elles étaient encore : sur cela on songe au présent, et quand on a le cœur comme je l’ai, on se meurt. Je ne sais où me sauver de vous : notre maison de Paris m’assomme encore tous les jours, et Livry m’achève. Pour vous, c’est par un effort de mémoire que vous pensez à moi : la Provence n’est point obligée de me rendre[16] à vous, comme ces lieux-ci doivent vous rendre à moi. J’ai trouvé de la douceur dans la tristesse que j’ai eue ici : une grande solitude, un grand silence, un office triste, des ténèbres[17] chantées avec dévotion (je n’avais jamais été à Livry la semaine sainte), un jeûne canonique[18], et une beauté dans ces jardins, dont vous seriez charmée : tout cela m’a plu. Hélas ! que je vous y ai souhaitée ! Quelque difficile que vous soyez sur les solitudes, vous auriez été contente de celle-ci ; mais je m‘en retourne à Paris par nécessité ; j’y trouverai de vos lettres, et je veux demain aller à la Passion du P. Bourdaloue ou du P. Mascaron[19], j’ai toujours honoré les belles passions. Adieu, ma chère Comtesse : voilà ce que vous aurez de Livry : j’achèverai cette lettre à Paris. Si j’avais eu la force de ne vous point écrire d’ici, et de faire un sacrifice à Dieu de tout ce que j’y ai senti, cela vaudrait mieux que toutes les pénitences du monde ; mais, au lieu d’en faire un bon usage, j’ai cherché de la consolation à vous en parler : ah ! ma bonne, que cela est faible et misérable ! »

Axes de lecture

1/ La passion maternelle : amour maternel ou véritable passion ? Voir sentiments, obsessions, expressions.

2/ La chrétienne :

- Que nous apprennent ces lettres sur les dévotions d’une grande dame à cette époque ?

- Étudier le conflit qui s’instaure dans le cœur de la marquise entre l’amour de Dieu et l’amour profane.

- De quel christianisme du temps la piété de Mme de Sévigné est-elle empreinte ? 

3/ Quelles sont les différentes fonctions et les ambiguïtés de ces lettres ?

4/ Le lyrisme : étudier la rhétorique du cœur (spontanée ou concertée ?), chercher des procédés de style et des effets de rythme propres à exprimer la passion maternelle.

Remarque :

De la correspondance entre la mère et la fille, aucune des lettres de cette dernière ne nous est parvenue mais on peut se faire d’elle une certaine image...

 

[1] Françoise de Sévigné s’est mariée le 29 janvier 1669.

[2] Couvent de la Visitation du faubourg Saint-Jacques où Mme de Grignan fut élevée un certain temps.

[3] Une religieuse bien connue de sa fille.

[4] Nom d’une méchante fée, sobriquet donné à une amie qui avait médit de Mme de Grignan.

[5] Marie-Blanche de Grignan, restée à Paris avec sa grand-mère, née le 15 novembre 1670. Elle mourut religieuse au couvent de la Visitation d’Aix. 

[6] Regrets exprimé par les amis à l’occasion du départ de la comtesse de Grignan.

[7] L’oncle et tuteur de Mme de Sévigné, Christophe de Coulanges, abbé de Livry, petit village près de la forêt de Bondy.   

[8] Hélène était sa femme de chambre. Hébert faisait partie de sa maison, on ne sait pas au juste à quel titre. Marphise était le nom de sa chienne.

[9] La solitude et le silence étaient de règle dans les couvents des Trappistes.

[10] Semaine sainte.

[11] Pour compenser...

[12] M’imposer chagrins et tourments.

[13] Contenir.

[14] Dans le sens de transpercer.

[15] Pratique de dévotion lors des fêtes où l’Église accorde grâces et indulgences aux fidèles. Cette année-là, le jubilé avait été ouvert à Notre-Dame le 23 mars, trois jours avant la date de cette partie de lettre. 

[16] Reproduire, représenter.

[17] Office pascal du soir.

[18] Conforme aux règles religieuses.

[19] Prédicateurs célèbres (cf. Bossuet).

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